Le Monde, France
21 janvier 2007 dimanche
La Turquie choquée par l’assassinat du journaliste Hrant Dink
par Sophie Shihab (avec Celian Mace à Paris)
Militant de la mémoire arménienne, l’éditorialiste, qui se savait
menacé depuis plusieurs semaines, a été tué par balles à Istanbul
Moins de deux semaines avant d’être abattu par balles, vendredi 19
janvier à Istanbul, le journaliste turc arménien Hrant Dink s’était
déclaré menacé. " Ma messagerie est pleine de phrases de haine et de
menaces. Je suis comme un pigeon. Je marche en regardant devant et
derrière moi… ", confiait-il dans le dernier de ses éditoriaux paru
dans Agos, l’hebdomadaire bilingue – turc et arménien – qu’il avait
créé en 1996.
Devenu la voix la plus connue de sa communauté – les 60 000 Arméniens
vivant encore en Turquie, presque tous à Istanbul -, il parlait sans
détour du " génocide " de 1915, que les autorités turques récusent.
Il fut pour cela plusieurs fois poursuivi par la justice de son pays,
devenant une cible de choix des cercles nationalistes. Il fut aussi
le seul intellectuel turc de renom à être condamné " pour insulte à
l’identité turque ", se voyant infliger six mois de prison avec
sursis. Les autres victimes de telles poursuites ont échappé aux
condamnations.
Son assassinat a provoqué un choc en Turquie, où nul ne semble douter
qu’il s’agisse d’un crime politique, dernier d’une longue série dans
le pays. Il fut unanimement condamné vendredi, y compris par des
politiciens nationalistes, inquiets de l’image donnée à l’étranger.
Dès la nouvelle connue, les deux grandes chaînes télévisées privées,
CNN-Türk et NTV, ont lancé des éditions spéciales. Elles ont duré
jusqu’à la nuit, alors que des manifestants protestaient toujours,
sous la pluie, devant le siège du journal Agos.
C’est à la porte de l’immeuble, dans le centre d’Istanbul, que Hrant
Dink, 53 ans, fut atteint par les balles et tué sur le coup.
L’assaillant, un jeune homme dont la silhouette fut captée par une
caméra de surveillance, s’est enfui. Le corps est resté plus d’une
heure couvert d’une bche, isolé par la police des centaines de
personnes qui s’amassaient, dont des membres visiblement choqués de
la communauté arménienne. Une marche a regroupé 2 000 personnes, sous
une banderole proclamant : " Nous sommes tous Hrant Dink ".
Des centaines de personnes ont aussi manifesté à Ankara. Et des
militants ont scandé des slogans contre " l’Etat assassin ", alors
qu’un avocat de la victime, Erdal Dogan, affirmait que Dink avait
reçu des menaces de mort et écrit à ce sujet une lettre aux
autorités, sans recevoir de réponse. Un de ses collègues, Aydin
Engin, a précisé que Dink attribuait ces menaces à " l’Etat profond "
– terme usité pour désigner ce qui serait d’obscurs et puissants
réseaux ultranationalistes au sein des structures sécuritaires.
Trois suspects ont été détenus, a annoncé dans la soirée le
gouverneur d’Istanbul. " Nous sommes très proches de résoudre
l’affaire. Nous avons des preuves – documents, images, témoignages ",
a déclaré Muammer Güler. Auparavant, le premier ministre turc, Recep
Tayyip Erdogan, avait promis de tout faire pour trouver les coupables
de ce qu’il a appelé une attaque contre " l’unité, la stabilité, la
liberté de parole et la vie démocratique " en Turquie.
Le thème de la " provocation " pour nuire à la Turquie est souvent
revenu sur CNN-Türk et NTV, où l’on a dénoncé un crime " honteux ",
mais aussi " embarrassant ". Le ministre des affaires étrangères,
Abdullah Gül, a présenté des condoléances " tout particulièrement à
la communauté arménienne et à la famille de Hrant Dink ", mais le
premier ministre n’a pas omis de préciser que " ce crime a été commis
au moment où les accusations arméniennes de génocide sont reprises
dans certains pays ".
Le vote du Parlement français, en novembre 2006, pour pénaliser la
négation du génocide arménien – après la reconnaissance du génocide
en 2001 – avait provoqué une nouvelle crise entre Paris et Ankara, où
l’on craint à présent une reconnaissance du génocide par le nouveau
Congrès américain, dominé par les démocrates.
Hrant Dink, militant de la démocratisation en Turquie autant que du
devoir de mémoire, critiquait ceux qui exploitent le passé arménien à
des fins électorales et ceux qui veulent pénaliser le déni du
génocide – démarche à laquelle il s’opposait.
A Paris, l’un de ses avocats, Feytiye Cetin, a appelé " ceux qui
veulent trouver ses assassins à bien lire son dernier éditorial ",
écrit alors qu’il n’avait pas reçu de protection de l’Etat malgré ses
plaintes, ajoutant : " Le rôle de l’Etat est de protéger ses
citoyens, pas d’en faire des cibles, comme cela fut le cas pour Hrant
Dink. "