L’Express
25 janvier 2007
L’Arménien que les Turcs pleurent
Demetz Jean-Michel; Ortaq Nükte V.
Avec Hrant Dink, abattu devant son journal, à Istanbul, la Turquie
perd l’un des plus ardents avocats de la démocratie et du dialogue
entre les communautés. Sa mort peut-elle servir à désarmer les
haines?
"Nous sommes tous Hrant, nous sommes tous des Arméniens": la foule
n’est qu’un seul cri sur l’avenue de Sisli, un quartier européen
d’Istanbul. Hagards, ils se sont rués sur les lieux, le 19 janvier, à
l’annonce de la funeste nouvelle. Hrant Dink a été abattu. Trois
balles en pleine tête, ici, juste devant le siège du journal Agos, un
magazine fondé en 1996, rédigé en turc et en arménien pour servir de
pont entre les communautés et qu’il dirigeait. "C’est 1915 qui se
poursuit, pleure un vieillard arménien, face à l’immense portrait
affiché sur la façade du siège de l’hebdomadaire. Combien
sommes-nous, aujourd’hui, au milieu des 70 millions de Turcs?"
Comme en écho, dans la rue, des milliers de voix de toutes origines
scandent: "Les Arméniens ne sont pas seuls." La notoriété de ce
journaliste d’origine arménienne dépassait, en effet, le cercle de la
minorité chrétienne (60 000 membres). Car, des colonnes d’Agos aux
plateaux de télévision, Dink plaidait avec une même fougue en faveur
de la démocratisation de la Turquie. Il voulait amener ses
compatriotes et les pouvoirs publics à accepter la réalité du
génocide arménien de 1915. Par la pédagogie et le dialogue. Et non
par la pression. Ce qui le mettait en porte à faux avec le discours
revanchard et culpabilisateur d’une partie de la diaspora. De la
proposition de loi adoptée, cet automne, par l’Assemblée nationale
française sous la pression du lobbying de ses coreligionnaires il
disait ainsi à L’Express: "C’est une loi imbécile."
Dink avait foi en la démocratie. Seule une Turquie démocratique
serait capable, estimait-il, de regarder en face son passé. Imposer à
son pays une reconnaissance forcée du caractère génocidaire des
événements de 1915 n’aurait aucun sens. Dès lors, lier l’adhésion de
la Turquie à l’Union européenne à un chantage sur la reconnaissance
du génocide lui paraissait une absurdité. "L’opinion turque n’est pas
négationniste, répétait-il. Elle ne sait pas ce qui s’est passé."
Alors, il racontait la réalité des massacres, jusqu’à pousser ses
auditeurs turcs aux larmes. Dans le même esprit, il comptait sur la
future contagion démocratique d’une Turquie entrée dans l’Union pour
corriger les travers de la république voisine d’Arménie, où sévissent
la corruption et l’arbitraire.
Dink était l’un des porte-enseignes de la réforme libérale. C’est
pourquoi des intellectuels arméniens, musulmans, athées se sont
retrouvés autour de sa dépouille. Et c’est pourquoi l’opinion turque
est bouleversée. "Avec Hrant est morte une part de moi, une partie de
nous tous", écrit Ismet Berkan, directeur du quotidien libéral
Radikal. "Quand j’ai appris le meurtre, j’ai pleuré et je pleure
encore – pour lui ou pour mon pays, je ne sais pas, témoigne
l’éditorialiste de Sabah Fatih Altayli. Pour son confrère de
Milliyet, Semih Idiz, "la seule façon de surmonter un peu de cette
honte serait d’organiser pour lui des adieux nationaux en présence du
président, du Premier ministre, des principaux partis d’opposition et
du chef de l’armée".
Un assassinat qui vise à isoler le pays
Qui porte la responsabilité de son assassinat? La police a vite
arrêté un adolescent instable de 17 ans, Ogün Samast, originaire de
Trabzon, l’antique Trébizonde, un bastion de l’ultranationalisme, sur
la mer Noire. Celui-ci est passé aux aveux. La police enquête sur ses
liens éventuels avec un groupuscule extrémiste. Mais cette
arrestation ne suffit pas à dissiper la colère des intellectuels.
Professeur à l’université du Moyen-Orient à Ankara, Ihsan Dagi
incrimine ainsi toute une rhétorique qui, à propos de Chypre ou de la
question arménienne, a "exacerbé le nationalisme, l’intolérance,
l’agressivité". Journaliste conservatrice, proche du gouvernement
issu du courant islamiste, Nazli Ilicak n’en réclame pas moins une
attitude exemplaire – la démission du ministre de la Justice, par
exemple. Ce dernier, Cemil Cicek, avait stigmatisé, l’an dernier, à
Istanbul, lors d’une conférence consacrée à la question arménienne –
une première! – "ceux qui poignardent le peuple dans le dos". Le
dimanche 21 janvier, Ohran Pamuk, Prix Nobel de littérature 2006, a
été encore plus direct: "Nous sommes tous responsables, a-t-il
déclaré, mais au premier chef ceux qui ont défendu l’article 301."
C’est sur la base de cet article du Code pénal, punissant de prison
ceux qui portent "atteinte à l’identité turque", que Dink et d’autres
intellectuels ont été poursuivis par des procureurs proches des
milieux nationalistes, gardiens autoproclamés de l’héritage
d’Atatürk, le père de la nation. Un article scélérat, contraire à
l’esprit des lois européen mais que le gouvernement Erdogan n’a
jamais osé abolir, par crainte, justement, d’une réaction de ces
milieux kémalistes présents dans l’Etat profond, c’est-à-dire
l’appareil des forces de sécurité.
La mort de Dink servira-t-elle de catalyseur pour la suppression de
l’article 301? Au-delà, pourrait-elle désarmer les haines? "Hrant se
battait sur un double front, rappelle le politologue Baskin Oran. Il
ne pouvait s’empêcher de dire que la diaspora arménienne fournissait,
par cet esprit de vengeance qu’il refusait pour lui-même, la moitié
des munitions dont les nationalistes turcs avaient besoin."
La Turquie des ultras peut, en tout cas, célébrer sa victoire.
L’assassinat de Dink vise à isoler le pays. Les radicaux
nationalistes veulent à tout prix saborder l’adhésion d’Ankara à
l’Union européenne. Ils ont marqué un point. Sur le fond, pourtant,
le meurtre de Dink laisse les Européens en proie à une question
ouverte: pour désarmer le nationalisme turc, faut-il faire entrer la
Turquie dans l’Union? Ou, pour s’en prémunir, la laisser en dehors?
Hrant, mon ami
Nükte V. Ortaq est la correspondante de L’Express en Turquie. Proche
de Hrant Dink, elle livre ici son émotion.
"Ecrire ces quelques lignes m’est terriblement difficile. Comme il
m’est difficile de croire que je n’aurai plus ces conversations
passionnées avec Hrant. Comment accepter de ne jamais plus recueillir
ces réflexions fulgurantes qui, toujours, m’ouvraient un nouvel
horizon? Hrant était unique parce qu’il était toujours positif,
constructif. Pendant toutes ces années, avec une énergie sans fin, il
m’a expliqué, à moi, une femme turque, le calvaire du peuple arménien
sur ces terres. Il parlait au coeur pour atteindre la raison. Le
voici, maintenant, qui gît, froid, vidé de son sang, le corps
recouvert par des feuilles de journal. Nous n’avons pas su le
protéger des nationalistes exaltés et des racistes ignorants. Pour
cela, je demande pardon à tous les Arméniens. Aurons-nous l’énergie
et le courage pour continuer sur le chemin qu’il a ouvert?" – N. V.
O.
Ses dernières lignes
Hrant Dink se savait parfaitement menacé. Depuis longtemps. Voici ce
qu’il écrivait dans son dernier éditorial, publié par le journal
Agos.
"Je dois avouer que j’ai plus que perdu confiance dans le concept de
"loi" et de "système judiciaire" en Turquie […] La justice ne
défend pas les droits du citoyen mais ceux de l’Etat […] Il est
évident que ceux qui voulaient me mettre à l’écart, m’affaiblir et me
priver de défense ont atteint leur but. La mémoire de mon ordinateur
est pleine de messages de colère et de menaces émanant de citoyens
issus d’un cercle plein de rage. Dans quelle mesure ces menaces
sont-elles réelles? Il m’est impossible de le savoir […] L’année
2007 sera probablement encore plus difficile pour moi. Les procès
continueront, de nouvelles accusations seront portées devant les
tribunaux. Qui sait quelles nouvelles injustices il me faudra
affronter?"