Libération , France
25 janvier 2007
Reconnaître tous les génocides;
Hrant Dink est mort pour ses idées, pour nous rappeler la longue
chaîne des massacres du XXe siècle.
par BENBASSA Esther; Esther Benbassa directrice d’études à l’Ecole
pratique des hautes études.
C’est au cri de "Nous sommes tous des Arméniens" que des milliers de
personnes manifestaient vendredi dans les rues d’Istanbul. Hrant
Dink, rédacteur en chef de l’hebdomadaire arménien Agos, a été
sauvagement abattu le 19 janvier. Il se battait pour le rapprochement
entre les Turcs et les Arméniens, tout en dénonçant ce qu’avait subi
son peuple sous le régime jeune turc. Il avait été traîné plusieurs
fois en justice par les nationalistes turcs pour avoir qualifié de
génocide les massacres commis sous l’Empire ottoman.
Plus d’un intellectuel turc, comme lui, sont tombés sous le coup de
l’article 301 du code pénal turc, en transgressant la doctrine
officielle. Quel Turc n’a pas d’abord appris en effet qu’en cette
période de Première Guerre mondiale, en s’alliant à la Russie,
l’ennemi héréditaire de l’Empire ottoman alors aux côtés de
l’Entente, les Arméniens avaient simplement payé leur trahison par
une "déportation" et que de surcroît le nombre de victimes
qu’eux-mêmes avaient faites en massacrant des Turcs n’était pas
inférieur à celui des victimes arméniennes ?
L’identité nationale turque s’est formée autour de ce déni. Mustapha
Kemal, fondateur de la République en 1923, avait lui aussi été un
Jeune Turc, même s’il n’était pas aux commandes en 1915. A son
arrivée au pouvoir, il souhaitait à tout prix créer l’unité
nationale, quitte à faire silence sur cette page tragique de
l’histoire. Quant à l’économie turque qui germe en Anatolie, elle
profite largement des biens arméniens récupérés après le génocide.
Reconnaître celui-ci impliquerait non seulement de briser les mythes
nationaux, de réécrire l’histoire du pays avec toutes ses minorités,
mais aussi d’indemniser un jour les descendants des victimes.
Le nationalisme turc n’est pas encore en mesure d’accepter cette
réalité, mais cela ne signifie pas que la Turquie ne puisse le faire
prochainement. Si du moins l’Europe ne s’ingéniait pas, en repoussant
régulièrement son entrée dans l’Union, à renforcer l’aile
nationaliste qui y est opposée. L’assassin de Hrant Dink était
probablement nourri à son discours ou issu de ses rangs. Sans compter
la relative convergence d’intérêts de ce camp avec les islamistes,
qui gagnent l’estime des démunis en distribuant le lait et le pain.
La France n’a-t-elle pas attendu 1995 pour admettre officiellement,
par la voix du président Chirac, la responsabilité de l’Etat français
dans la déportation de ses Juifs ?
On ne saurait non plus oublier que, de leur côté, bien des Juifs,
notamment aux Etats-Unis, au nom de l’unicité de la Shoah, furent
longtemps réticents à ce que le génocide arménien soit reconnu comme
tel. Israël, qui tient à garder des liens harmonieux avec la Turquie,
lesquels remontent aux années d’avant la fondation de l’Etat, a de
même longtemps eu tendance à nier le caractère génocidaire des
massacres arméniens. Le 10 avril 2001, dans une déclaration au
journal Turkish Daily News, Shimon Pérès, alors ministre des Affaires
étrangères d’Israël en visite officielle en Turquie, affirmait encore
que "les Arméniens ont subi une tragédie, mais pas un génocide".
Autour des années 90, période du 500e anniversaire de l’expulsion des
Juifs d’Espagne et de leur arrivée dans l’Empire ottoman, des groupes
de pression avaient travaillé, en collaboration avec des notables
juifs de Turquie contraints de jouer ce jeu par les autorités
turques, à occulter indirectement le caractère génocidaire des
massacres arméniens, en mettant en vedette l’accueil généreux dont
les Juifs expulsés, autre minorité, avaient bénéficié. Comme pour
absoudre la Turquie de ses "péchés" ultérieurs et rendre acceptable
son entrée dans l’Union européenne. Aux Etats-Unis, des lobbies
proturcs, menés de main de maître, réussirent à percer et
contribuèrent à redresser l’image du pays, tout en empêchant la
reconnaissance du génocide par le Congrès.
Depuis, il y a eu la guerre d’Irak, le refus de la Turquie de laisser
passer les armées américaines par son territoire en raison de la
question kurde, qui reste aussi brûlante que la question arménienne.
Les connivences américaines aujourd’hui avec le Kurdistan ont changé
la donne. Et la Turquie sera prochainement "punie" par la
reconnaissance américaine officielle du génocide arménien de 1915.
Le 29 janvier 2001, notre Assemblée votait déjà une loi dans ce sens.
Ce qui pouvait légitimement panser les blessures des descendants. Le
12 octobre dernier, en présence de 129 députés, une petite minorité
de la représentation nationale, et par 106 voix contre 19, une loi
sur la pénalisation de la négation du génocide arménien était votée.
Qui peut ignorer que ce vote visait à flatter un demi-million
d’électeurs français d’origine arménienne, tout en dressant encore un
obstacle, judiciaire cette fois, sur la voie de l’entrée de la
Turquie, pays musulman, dans l’Union européenne ? Un amendement à la
loi Gayssot du 13 juillet 1990, qui tend à réprimer tout propos
raciste, antisémite et xénophobe et qui sanctionne la contestation de
crimes contre l’humanité, aurait été suffisant, surtout qu’on ne
saurait prétendre qu’en France les négateurs de ce génocide-là sont
légion.
Faire pression sur la Turquie par des voies diplomatiques pour la
reconnaissance du génocide arménien est une chose, légiférer sur sa
négation dans un pays comme la France (et bientôt les Etats-Unis),
qui n’a été ni l’instigateur ni le lieu de cette extermination, en
est une autre. Hrant Dink, comme d’autres intellectuels turcs qui
militaient pour cette reconnaissance, ne souhaitait pas la
ratification par le Sénat de cette dernière loi.
Une fois de plus, la France s’est montrée insensible aux réalités du
Moyen-Orient. Elle a oublié qu’elle mettait en danger les Arméniens
de Turquie en agissant ainsi. La classe politique turque elle-même a
heureusement condamné cet assassinat. Et si l’Europe n’avait pas
sacrifié à l’anti-islamisme ambiant et avait intensifié ses
pourparlers avec la Turquie pour son entrée prochaine dans l’Union,
elle aurait probablement hté la démocratisation en marche dans le
pays, laquelle aurait aussi permis dans le moyen terme la résolution
de la question arménienne.
Hrant Dink est mort pour ses idées, pour que tous ces génocides nous
rappellent ce dont nous humains sommes capables. Les derniers
développements politiques semblent avoir incité les institutions
juives à s’ouvrir davantage au génocide arménien. Il est à espérer
que ce changement d’attitude ne soit pas seulement le prix payé au
"choc des civilisations", mais qu’il augure vraiment l’étape de la
maturité, qui substituera au dogme de l’unicité de la Shoah la
reconnaissance de la spécificité de chaque génocide, et admettra que
la transmission de la mémoire du génocide juif ne se fera qu’en
l’insérant dans la longue chaîne de massacres de notre XXe siècle
barbare.
A paraître début mars : la Souffrance comme identité (Fayard).