Armenie : loi contre genocide

Le Monde, France
2 février 2007 vendredi

Arménie : loi contre génocide

Le négationnisme est le stade suprême du génocide. C’est vrai de
l’Arménie comme de la Shoah. Il est essentiel que le législateur
empêche l’effacement de cette mémoire

On dit : " Ce n’est pas à la loi d’écrire l’Histoire "… Absurde.
Car l’Histoire est déjà écrite. Que les Arméniens aient été victimes,
au sens précis du terme, d’une tentative de génocide, c’est-à-dire
d’une entreprise planifiée d’annihilation, Churchill l’a dit. Jaurès
l’a crié. Péguy, au moment même où il s’engage pour Dreyfus, parle de
ce commencement de génocide comme du " plus grand massacre du siècle
". Les Turcs eux-mêmes l’admettent. Oui, c’est une chose que l’on ne
sait pas assez : dès 1918, Mustapha Kemal reconnaît les tueries
perpétrées par le gouvernement jeune-turc ; des cours martiales sont
instituées ; elles prononcent des centaines de sentences de mort. Et
je ne parle pas des historiens ni des théoriciens du génocide, je ne
parle pas des chercheurs de Yad Vachem, ni de Yehuda Bauer, ni de
Raoul Hilberg, je ne parle pas de tous ces savants pour qui, à
l’exception de Bernard Lewis, la question de savoir s’il y a eu, ou
non, génocide ne s’est jamais posée et ne se pose pas.

Il ne s’agit pas de " dire l’Histoire ", donc. L’Histoire a été dite.
Elle a été redite et archi-dite. Ce dont il est question, c’est
d’empêcher sa négation. Ce dont le Sénat va discuter, c’est de
compliquer, un peu, la vie aux insulteurs. Il y a des lois, en
France, contre l’insulte et la diffamation. N’est-ce pas la moindre
des choses d’avoir une loi qui pénalise cette insulte absolue, cet
outrage qui passe tous les outrages et qui consiste à outrager la
mémoire des morts ?

On dit : " Oui, d’accord ; mais la loi n’a pas à se mêler, si peu que
ce soit, de l’établissement de la vérité car elle empêche,
lorsqu’elle le fait, les historiens de travailler. " Faux. C’est le
contraire. Ce sont les négationnistes qui empêchent les historiens de
travailler. Ce sont les négationnistes qui, avec leurs truquages,
brouillent les pistes. Prenez la loi Gayssot. Citez-moi un cas
d’historien, un seul, que la loi Gayssot, sanctionnant la négation de
la destruction des juifs, ait empêché de travailler.

C’est une loi qui empêche Le Pen ou Gollnisch de trop déraper. C’est
une loi qui met des limites à l’expression d’un Faurisson. C’est une
loi qui gêne les incendiaires des mes type Dieudonné. C’est une loi
qui, par parenthèse, nous évite des mascarades du type de ce procès
du super-négationniste David Irving qui eut lieu à Londres il y a
sept ans et où, précisément faute de loi, l’on vit juges, procureurs,
avocats, journalistes à scandale, affairés à se substituer aux
historiens et à semer, pour de bon, le trouble dans les esprits. Mais
c’est une loi qui ne s’est jamais mise en travers de la route d’un
seul historien digne de ce nom. C’est une loi qui, contrairement à ce
que nous disent, je n’arrive pas à comprendre pourquoi, les "
historiens pétitionnaires ", les protège, oui, les protège de la
pollution négationniste. Et il en ira de même avec l’extension de
cette loi Gayssot à la négation du génocide arménien.

On dit : " Où s’arrêtera-t-on ? Pourquoi pas, tant qu’on y est, des
lois sur le colonialisme, la Vendée, les caricatures de Mahomet ?
Est-ce qu’on ne s’oriente pas vers des dizaines de lois mémorielles
dont le seul résultat sera d’interdire l’expression des opinions non
conformes ? " Autre erreur. Autre piège. D’abord, il n’est pas
question de " lois mémorielles ", mais de génocide ; il n’est pas
question de légiférer sur tout et n’importe quoi, mais sur les
génocides et les génocides seulement ; et des génocides, il n’y en a
pas cent, ni dix – il y en a quatre, peut-être cinq, avec le Rwanda,
le Cambodge et le Darfour, et c’est une escroquerie intellectuelle de
brandir l’épouvantail de cette multiplication de nouvelles lois
attentatoires à la liberté de pensée.

Et puis, ensuite, soyons sérieux : il n’est pas question, dans cette
affaire, d’opinions non conformes, incorrectes, etc. ; il est
question de négationnisme, seulement de négationnisme, c’est-à-dire
de ce tour d’esprit très particulier qui consiste non pas à avoir une
certaine opinion quant aux raisons de la victoire d’Hitler ou des
Jeunes-Turcs, mais qui consiste à dire que le réel n’a pas eu lieu.
Pas de chantage, donc, à la tyrannie de la pénitence ! Arrêtons avec
le faux argument de la boîte de Pandore ouvrant la voie à une
inquisition généralisée ! Le fait que l’on punisse le négationnisme
antiarménien n’impliquera en aucune façon cette fameuse
prolifération, en métastases, de lois politiquement correctes.

On dit encore : " Attention à ne pas tout mélanger ; il ne faut pas
prendre le risque de banaliser la Shoah. " Ma réponse, là-dessus, est
très claire. Il est vrai que ce n’est pas pareil. Il est vrai que, et
le nombre de ses morts, et le degré d’irrationalité atteint par les
assassins, et le type très particulier de rapport à la technique
qu’implique l’invention de la chambre à gaz, il est vrai, oui, que
tout cela confère à la Shoah une irréductible singularité. Mais, à
cette évidence, j’ajoute deux remarques.

Primo, ce n’est peut-être pas " pareil ", mais le moins que l’on
puisse dire est que cela se ressemble. Et le premier à le savoir, le
premier à en prendre acte, fut un certain Adolf Hitler, dont on ne
dira jamais assez combien le génocide antiarménien l’a frappé, fait
réfléchir et, si j’ose dire, inspiré. Ce génocide arménien, ce
premier génocide, le fut – " premier " – à tous les sens du terme :
un génocide exemplaire et presque séminal ; un génocide banc d’essai
; un laboratoire du génocide considéré comme tel par les nazis.

Et puis j’ajoute, secundo, cette autre observation. Lorsque je me
suis plongé dans la littérature négationniste touchant les Arméniens,
quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que c’est la même
littérature, littéralement la même, que celle que je connaissais et
qui vise la destruction des juifs. Même rhétorique. Mêmes arguments.
Même façon, tantôt de minimiser (des morts, d’accord, mais pas tant
qu’on nous le dit), tantôt de rationaliser (des massacres qui
s’inscrivent dans une logique de guerre), tantôt de renverser les
rôles (de même que Céline faisait des juifs les vrais responsables de
la guerre, de même les négationnistes turcs expliquent que ce sont
les Arméniens qui, par leur double jeu, leur alliance avec les
Russes, ont fait leur propre martyre), tantôt, enfin, de relativiser
(quelle différence entre Auschwitz et Dresde ? quelle différence
entre les génocidés et les victimes turques des " bandes armées "
arméniennes ?)

Bref. A ceux qui seraient tentés de jouer au jeu de la guerre des
mémoires, je veux répondre en plaidant pour la fraternité des
génocidés. C’est la position de Jan Patocka, le philosophe de la "
solidarité des ébranlés ". C’était la position des pionniers
d’Israël, qui, tous, se sentaient un destin commun avec les Arméniens
naufragés. La lutte contre le négationnisme ne se divise pas. Laisser
une chance à l’un équivaudrait à ouvrir une brèche à l’autre…

On dit enfin – et cela se veut l’argument définitif : " Pourquoi ne
pas laisser la vérité se défendre seule ? N’est-elle pas assez forte
pour s’imposer et faire mentir les négationnistes ? " Eh bien non,
justement ! Parce que ce négationnisme anti-arménien a une
particularité que l’on ne trouve pas, pour le coup, dans le
négationnisme judéocide : c’est un négationnisme d’Etat ; c’est un
négationnisme qui s’appuie sur les ressources, la diplomatie, la
capacité de chantage, d’un grand Etat.

Imaginez un instant ce qu’eût été la situation des survivants de la
Shoah si l’Etat allemand avait été, après la guerre, un Etat
négationniste ! Imaginez leur surcroît de détresse s’ils avaient eu,
face à eux, une Allemagne non repentante menaçant ses partenaires de
rétorsions s’ils qualifiaient de génocide la tragédie des hommes,
femmes et enfants triés sur la rampe d’Auschwitz ! C’est votre
situation, amis arméniens ; et il y a là une adversité qui n’a, cette
fois, pas d’équivalent et à laquelle je ne suis pas sûr que la
vérité, dans sa belle nudité, ait assez de force pour s’opposer.

Un tout dernier mot. Vous vous souvenez d’Himmler créant, en juin
1942, un commando spécial, le commando 1005, chargé de déterrer les
corps et de les brûler. Vous connaissez les euphémismes utilisés pour
ne pas avoir à dire " meurtre de masse " et pour effacer donc, jusque
dans le discours, la marque de ce qui était en train de s’opérer.

Eh bien, cette loi qui est celle de la Shoah, ce théorème que
j’appelle le théorème de Claude Lanzmann et qui veut que le crime
parfait soit un crime sans trace et que l’effacement de la trace soit
partie intégrante du crime lui-même, cette évidence d’un
négationnisme qui n’est pas la suite mais un moment du génocide et
qui lui est consubstantiel, tout cela vaut pour tous les génocides et
donc aussi, naturellement, pour le génocide du peuple arménien. On
croit que ces gens expriment une opinion : ils perpétuent le crime.
Ils se veulent libres-penseurs, apôtres du doute et du soupçon : ils
parachèvent l’oeuvre de mort.

Il faut une loi contre le négationnisme parce que le négationnisme
est, au sens strict, le stade suprême du génocide.

Bernard-Henri Lévy

Ecrivain