Le Figaro, France
17 février 2007
Les merveilleux trésors de l’Arménie
par ANNE-MARIE ROMERO
SI LA FRANCE est « la fille aînée de l’Église », l’Arménie est la «
fille aînée de la chrétienté ». Christianisée officiellement en 301,
dotée, le siècle suivant, d’une écriture que le moine Mesrop Machtots
prétend lui avoir été dictée par Dieu, c’est autour de cette foi
puissante, indissociable de son identité, que le pays s’est
construit. D’où le choix très judicieux du Musée du Louvre d’honorer
l’« Année de l’Arménie » par une exposition rassemblant les trésors
religieux de ce pays (1). Jannic Durand, directeur du département des
objets d’art et commissaire de l’exposition, la présente en deux
lieux : d’abord dans les douves du donjon de Philippe Auguste, une
trentaine de « khatchkars », ces stèles de pierre pouvant atteindre
deux mètres de haut, apparues au X e siècle. Pierres ornées d’une
simple croix sans Christ, entourées d’une profusion de rosaces et
d’entrelacs, « elles ne représentent pas Jésus, explique-t-il, parce
qu’il s’agit de la croix de résurrection, et non pas la croix de
douleur de la Passion » . La suite de l’exposition, chronologique, se
déploie dans la galerie de Melpomène. Sans relater toute l’histoire
mouvementée de l’Arménie, ballottée entre ses voisins, Byzance, les
Perses et les Arabes, englobée dans le Califat de Bagdad en 699,
envahie par les Mongols en 1250, divisée en deux, au temps des
croisades, par la création du royaume arménien de Cilicie, dévastée
par Tamerlan, puis enjeu des rivalités entre la Perse et les Ottomans
jusqu’au XVIII e siècle, période à laquelle s’arrête l’exposition.
De ce brassage est né un art original aux influences byzantines,
arabes, persanes et occidentales. Côté sculptures, l’exposition
montre encore des khatchkars, dont le plus beau date du XIV e
siècle, véritable dentelle de pierre alvéolée de motifs tous
différents, et des chapiteaux, comme celui « à l’aigle » provenant de
l’église circulaire disparue de Zvarnost. Plus extraordinaires encore
sont les manuscrits et objets liturgiques. Comme l’Évangéliaire
d’Echmiadzine, capitale religieuse du pays (VI e ou VII e siècle), à
la reliure d’ivoire sculpté et rassemblant des manuscrits enluminés,
les uns d’inspiration syrienne, les autres plus sobres, se
rapprochant du style roman occidental. Une pureté qui se remarque
aussi dans la croix de fer dans son écrin d’argent doré du roi Achot
II. De la même époque date la porte de Mouch, en cèdre, aux devantaux
géométriques entièrement islamiques. Même mélange des genres dans des
aiguières de bronze, très proches de l’art califal, fabriqués à la
même époque que des croix et des encensoirs d’une grande richesse qui
reprennent les motifs ornementaux des khatchkars, à l’instar des
frontispices des manuscrits. Riches papiers d’Arménie Les deux
siècles du royaume arménien de Cilicie (XII e au XIV e ) sont riches
en productions très cosmopolites où l’orfèvrerie s’inspire de
l’Occident et les manuscrits reprennent les fonds d’or byzantins en
même temps que des illustrations étranges, tels des diables venus…
de Chine. L’exposition de tant de trésors s’achève sur de
l’orfèvrerie liturgique d’une facture somptueuse, comme cette colombe
d’or, verseuse de saint chrême, des croix sacerdotales, des mitres et
des bras reliquaires ornés de gemmes très voisins, au XVIII e siècle,
de notre production médiévale… La Bibliothèque nationale de France,
elle, (2) a pris le parti de ne montrer que ses propres collections,
historiques puisque, explique sa commissaire, Annie Vernay-Nouri, «
elles sont constituées d’ouvrages que les rois de France, depuis
François I er , ont envoyé quérir en Arménie » . Parmi les 50
manuscrits et livres imprimés exposés sur le site Richelieu,
l’ouvrage le plus ancien et le plus précieux est donc un missel
manuscrit, relié plus tard aux armes d’Henri II, et provenant de
Venise. Les livres et les « attestations de foi » destinées à prouver
la filiation de l’Église arménienne (autocéphale) à la chrétienté,
sont tous rédigés dans l’alphabet arménien. Les Arméniens ayant
refusé d’utiliser couramment l’imprimerie avant le XVIII e siècle, on
verra donc beaucoup de manuscrits, patiemment recopiés, bien
longtemps après que cette pratique avait disparu dans le reste du
monde chrétien. Malgré la beauté des pièces exposées, aux enluminures
variées mais obéissant à un modèle immuable – un frontispice à
l’image des khatchkars, une lettrine en forme d’oiseau et une
guirlande florale dans la marge de droite -, on regrette néanmoins
que la BNF n’ait pas fait venir quelques exemplaires du Musée des
Manuscrits d’Erevan qui en conserve… 17 000, dont le plus ancien
texte sur papier date du X e siècle. (1) « Armenia Sacra », au Musée
du Louvre, du 21 février au 21 mai. (2) « Livres d’Arménie »,
jusqu’au 25 mars à la BNF 58, rue de Richelieu 75002 Paris.