CHARLES AZNAVOUR LE PLUS GRAND DES CROONERS
par Veronique Mortaigne
Le Monde, France
21 fevrier 2007 mercredi
Le plus grand descrooners;
En haut de l’affiche depuis plus de quarante ans, il vient de rentrer
de Cuba, où il a enregistre son dernier album. Sa tournee d’adieu
doit encore le conduire en Amerique latine
Une limousine a plaques vertes, celles des corps diplomatiques, vient
de deposer a la porte d’une brasserie parisienne un petit homme très
respecte, cheveux blancs, allure droite. Charles Aznavour a 82 ans.
Il arrive du Japon, va repeter a l’Opera de Paris-Bastille. Il est
en pleine tournee d’adieu, commencee triomphalement au Radio City
Hall de New York (6 000 places) a l’automne 2006. Pour un abonne aux
" 200, 250 galas par an ", le fait merite d’etre precise.
" Faites-vous vraiment vos adieux a la scène ?
– Disons que je fais des adieux… "
Geste vague, yeux malins et un " des " bien appuye, la marque de
fabrique de Charles Aznavour, un surdoue de la ponctuation sur le
mot qui compte : le celèbre " On ne m’a "jamais" accorde ma chance
", dans Je m’ voyais deja. Chemise a carreaux, pull rouge, Charles
Aznavour est ambassadeur itinerant de la Republique d’Armenie, d’où
le chauffeur et les plaques vertes. Et ce soir-la, 17 fevrier, il y
a un gala pour l’Armenie a Garnier.
Les plaques de voitures, Charles aime. " Partout dans le monde,
je joue avec les lettres, j’invente des mots. " Le menu aussi prete
aux calembours. De la langue francaise, Charles Aznavour apprecie
la concision, " une virgule deplacee, et vous inversez le sens d’une
phrase " ; les exemples drôles suivent en salve. Le francais, c’est
Victor Hugo, son mentor, et puis des mots simples aussi, dont il a
fait 800 chansons, certaines, magnifiques, a partir du banal : Hier
encore, Desormais, Et pourtant, Tu t’laisses aller, Si… Ce petit
brun incompris, que la critique anglaise avait surnomme " Asnovoice "
et la critique francaise " L’enroue vers l’or ", a mis presque vingt
ans a avoir du succès. Puis s’y est installe, se faisant aimer pour
ses defauts precedents : la taille, la voix, le francais swingue…
Il dit sereinement que, de toute sa vie, il n’a jamais croise de
psychanalyste. " J’ai trop vu le malheur pour me complaire dans la
tristesse : la guerre, les privations, la pauvrete, pas la misère.
Vous savez, les enfants d’immigres sont des survivants. " Ainsi
Charles Aznavour version deuxième millenaire est-il devenu l’ami des
jeunes chanteurs francais issus de l’immigration, et le patriarche
d’une famille " où il y a des enfants et des petits-enfants juifs,
musulmans, catholiques et gregoriens. D’ailleurs, j’ai epouse une
femme de couleur, elle est très blanche. " Il s’agit de la Suedoise
Ulla Thorsell, quarante ans de mariage.
En 1924, Mischa et Knar Aznavourian, de jeunes artistes fuyant
les persecutions antiarmeniennes, arrivent a Paris en provenance
de Turquie, via la Grèce. Ils ont une fille, Aïda, nee l’annee
precedente a Salonique. Apatrides, ils attendent un visa pour les
Etats-Unis. Mais le 22 mai 1924, la naissance de Vaneragh, dit Charles,
les fixe a Paris.
Il dit que tout ce qu’il a ecrit ensuite a ete conditionne par cela :
il etait etranger, ignore par des gens qui passaient devant lui sans
le voir. " Nous vivions dans une pièce de 25 m2. Si l’on oublie ses
racines, on n’est rien. Mais je n’ai pas connu l’Armenie. Ma mère
etait une Armenienne de Turquie, mon père etait un Georgien d’origine
armenienne. Et je suis un Francais, avec des origines armeniennes. "
Longtemps, Aznavour va rester loin de l’histoire et du genocide
armeniens. " Je suis francais avant tout, mais, a la maison,
mes parents nous ont transmis l’Orient, l’Asie mineure, la poesie
persane. "
En 1963, Charles Aznavour, en pleine gloire, va pour la première fois
en Armenie, alors partie de l’URSS. Il est antisovietique primaire :
" Je ne suis pas de gauche, je suis gauche ", precise l’interesse. A
ceux qui pensent alors que le fils prodigue est rentre au pays,
il oppose : " Je suis francais. "
Son rapprochement avec l’Armenie s’affirme après le tremblement de
terre de 1988 et se concretise lors des massacres du Haut-Karabakh
en 1992.
Charles Aznavour a elu domicile en Suisse, a Genève. " J’y suis parti
il y a trente ans. J’etais ruine, parce que nous, les stars, sommes
depensiers, j’ai mis dix ans a me refaire – bien, je le precise. Mais
jamais je n’aurais change de nationalite. C’eût ete une offense au
pays qui m’a accueilli. "
Pour lui, Johnny Hallyday a peut-etre raison de fuir l’ISF, mais
pour le reste… " Je sais calculer, mais je ne sais pas compter
", ajoute Aznavour, qui precise encore une fois payer ses impôts en
France pour ses activites. " Et je n’ai investi qu’en France ", en
rachetant par exemple, en 1995, les prestigieuses editions musicales
Raoul Breton (Edith Piaf, Charles Trenet, Serge Lama, etc., a qui se
sont ajoutes Linda Lemay, Grand Corps Malade, etc.), et son propre
catalogue de chansons, dont la moitie des parts appartenait au geant
americain WarnerChapell.
Au restaurant, des tables voisines, on lui lance des petits signes,
des clins d’oeil, des bouquets de complicite. Dans les coulisses de
l’Opera Bastille, idem. L’invite fetiche de Michel Drucker, le vieux
sage qui savoure la Star Ac, l’amateur de La Bohème, de Puccini, a ete,
est et sera le plus grand des crooners francais. " On se l’arrache en
Amerique latine ", dit Romero Diaz, producteur executif de son nouvel
album, Colore ma vie, et qui organise une prochaine tournee d’adieu
dans les pays du Cône sud. " J’ai ete etonne, voila longtemps qu’il
n’y etait pas alle, son aura est entière. "
Aznavour latino ? Toujours accompagne de son agent, Levon Sayan –
quarante ans de fidelite -, il s’est installe vingt jours a La Havane,
fin 2006, pour y enregistrer Colore ma vie. " Il a eu une vision très
tolerante de Cuba, très gauche ", constate Romero Diaz, encore une
fois etonne. Aznavour a la reputation d’etre a droite.
Un jour, raconte le chanteur, en Ouzbekistan, un type lui montre
un de ses albums qu’il possède chez lui. Les chansons sont bien la,
mais le pirate s’est trompe de photo : sur la pochette, c’est Georges
Guetary. " Pas grave, je ne suis dupe de rien. Autrefois, des douaniers
etrangers me demandaient d’epeler mon nom, aujourd’hui, j’ai vieilli,
ils me demandent si je suis parent avec le chanteur. "
Pour la carrière internationale, il a regarde du côte de Maurice
Chevalier. Pour la scène, il a emprunte a Edith Piaf, qui aimait rire
et qu’Aznavour a aimee " pour ce qu’elle etait " : " J’ai quitte
femme et enfant pour la suivre, elle fascinait. Elle m’a appris le
respect du public, le serieux du metier. "
Charles Trenet, son ami, a fait le reste, et l’essentiel : la maîtrise
de l’ecriture. " Je suis un auteur classique avec des idees pas
classiques. Mais comme tous les autodidactes – je les appelle les
ignares -, on doit toujours en savoir plus. "
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