Le Monde, France
2 mars 2007 vendredi
Réédition d’un discours marquant du tribun socialiste Jaurès l’Arménien
On tue des Arméniens, de l’Est anatolien aux faubourgs de
Constantinople. Depuis l’été 1894, plus de 120 000 personnes sont
victimes des massacres ordonnés par Abdul Hamid II, le " sultan rouge
", et les puissances européennes ferment les yeux. Rares sont ceux
qui, comme Paul Cambon, ambassadeur de France auprès de la Sublime
Porte, prennent tout de suite conscience de ce qui se joue. Quelques
articles paraissent, mais la grande presse reste silencieuse.
Tout change le 3 novembre 1896. A la Chambre des députés, lors d’une
discussion " d’interpellations relatives aux événements d’Arménie ",
Jean Jaurès prend la parole. Le discours d’une heure et demie de ce
jeune député socialiste de 37 ans, que l’historien Vincent Duclert
publie chez Mille et une nuits avec deux interventions postérieures
sur le même sujet, aura un retentissement considérable. Pour Raymond
Kévorkian, auteur du Génocide des Arméniens (Odile Jacob, 2006), il "
marque les véritables débuts du mouvement arménophile en France ".
Images percutantes, envolées lyriques, art de la période… le jeune
parlementaire démontre ici toute sa maîtrise de l’art du discours.
Mais le plus frappant est ailleurs. Au-delà des accusations contre le
sultan, l’Europe et surtout le gouvernement français (" Pas un cri
n’est sorti de vos bouches, pas une parole n’est sortie de vos
consciences "), Jaurès a saisi la singularité de ces massacres. " Ce
qui importe, ce qui est grave, ce n’est pas que la brute humaine se
soit déchaînée là-bas ; ce n’est pas qu’elle se soit éveillée. Ce qui
est grave, c’est qu’elle ne s’est pas éveillée spontanément ",
souligne-t-il, insistant sur le fait que les Ottomans entendent
empêcher qu’on écrive la vraie histoire de ce bain de sang. " Il
s’agissait de faire dire aux Arméniens par force (…) que c’étaient
eux qui avaient commencé. " Planification, principe de négation : les
mécanismes du génocide de 1915, et, au-delà, des meurtres de masse du
XXe siècle, figurent dans ces remarques prémonitoires.
Malgré cet appel au secours, les massacres continueront, et ils
resteront impunis. Reste que Jaurès a magistralement souligné
l’universalité du drame des Arméniens. Quelques mois plus tard, il se
lancera à corps perdu dans la défense d’Alfred Dreyfus, au nom de la
même conviction. Beaucoup souligneront alors que la mobilisation en
faveur de l’officier devait beaucoup à la mauvaise conscience de ceux
qui n’ont rien pu faire pour l’Arménie.
En 1899, dans La Revue blanche, Péguy écrit : " Le monde n’était
plus, à l’heure où l’affaire Dreyfus commença, le même qu’il était
quelques années avant, quand le sultan rouge consommait l’affaire des
Arméniens. Peu à peu, une opinion publique universelle s’était
éveillée. " Porteur du même optimisme, Jaurès affirmera : " Nous en
sommes venus au temps où l’humanité ne peut plus vivre avec, dans sa
cave, le cadavre d’un peuple assassiné. " Le XXe siècle le démentira
cruellement.
Jérôme Gautheret
IL FAUT SAUVER LES ARMÉNIENS,de Jean Jaurès Edition établie par
Vincent Duclert,Mille et une nuits, 80 p., 2,50 ¤