INTERVIEW CHARLES AZNAVOUR S’ENGAGE COMME JAMAIS DANS SON DERNIER ALBUM "COLORE MA VIE"
Karine Vouillamoz
Le Matin, France
04 mars 2007 dimanche
Edition Demanche
"J’ai honte de la misère des autres";
La banlieue, l’etat de la planète, l’Armenie: Charles Aznavour ne
laisse rien passer dans "Colore ma vie", son dernier album, le plus
engage de sa carrière. Il nous recoit dans les bureaux de sa maison
d’edition musicale, a Paris. A notre arrivee, on nous avertit que
Monsieur Aznavour aura quelques minutes de retard: "Il doit donner
une interview telephonique sur les routiers". Soit. Un quart d’heure
plus tard, le chanteur lance: "Je dois verifier encore toutes ces
lettres. Quand on recoit du courrier, on y repond! Vous voyez,
je n’ai pas une minute a moi", poursuit-il avant de se reveler en
entretien. Pendant plus de quarante minutes.
"Les oceans sont des poubelles" chantez-vous sur "La terre se meurt",
c’est un coup de gueule que vous poussez?
Non, c’est un besoin de dire aux gens qu’il est temps de prendre
conscience que ca ne va pas et ca ne s’ameliorera pas si on ne fait
rien. Il faut le faire pour soi, pour ses enfants, ses petits-enfants,
pour la planète, pour les gens des pays pauvres parce que c’est pire
la-bas. Je suis arrive a un âge où l’on m’ecoute. Si je peux arriver
a faire bouger les consciences de 1,001%, alors j’aurais fait quelque
chose d’interessant.
Dans "J’abdiquerais", on vous decouvre un sens de l’autoderision. On
vous imaginait plutôt serieux
Je suis serieux dans ce que je fais dans la vie! Mais je ne suis pas
un homme serieux dans mon comportement. Je deviendrais ennuyeux si,
en plus d’etre serieux dans mon metier, j’etais serieux 100% dans
ma vie. Et si je devenais ennuyeux, le premier qui serait ennuye,
c’est moi!
Vous avez des côtes clownesques?
Humoriste dirons-nous.
Vous traitez la mort de pute immonde, vous la craignez?
Je ne peux pas dire que je la crains, mais je prefererais qu’elle
n’existe pas. Je l’appelle pute immonde parce qu’elle va de l’un a
l’autre, elle salit puis elle tue. Maintenant, ne sachant pas ce qu’il
y a après, peut-etre que je me trompe. Je m’en tiens aux apparences.
"On juge sur la gueule, pas sur les capacites" chantez-vous dans
"Moi, je vis en banlieue", c’est ce que vous avez vecu?
Je connais le mode de vie des enfants de l’immigration, mes parents ont
emigre eux aussi et que ce soit 80ans avant ou après, c’est pareil. Que
ce quartier soit aux portes de Paris ce qui etait le cas puisque les
banlieues n’existaient pas et que ce soit devenu la banlieue, ca ne
change rien. La seule chose qui change, c’est qu’a l’epoque on pouvait
avoir un contrat de travail plus facilement, dans n’importe quoi.
Aujourd’hui, meme avec un bac + 5, il y a des difficultes a trouver
du travail. Le gouvernement devrait faire un effort et se pencher sur
ces cas. Sinon, quand il y a des mouvements de jeunes, il ne faut pas
qu’ils s’en etonnent. Pourquoi y a-t-il des mouvements? Parce qu’ils
ont faim. Ils voient des gens qui ont tout, comme moi. Si je veux
un poste de radio, je me l’achète. Eux, il faut qu’ils le volent,
mais croyez-moi, ils prefereraient le payer.
Le gouvernement doit se pencher sur les pauvres et pas sur les
riches. Je n’ai pas besoin qu’on se penche sur moi, je me penche
moi-meme sur mon cas. Je me sens responsable de l’humanite qui
m’entoure. J’ai honte de la misère des autres et pourtant je n’ai
aucune raison d’avoir honte. J’ai honte parce que j’ai plus qu’eux.
Remarquez, je n’ai pas vole, je n’ai exploite personne puisque je
l’ai gagne. Mais ca donne une certaine honte. C’est une raison pour
laquelle je m’active pour des cas particuliers.
On dit que vous faites une tournee d’adieux, c’est vrai?
Je n’ai jamais dit tournee d’adieux, l’affiche etait marquee "dernière
tournee". Les journalistes ont prefere le terme de tournee d’adieux
parce que c’est plus porteur. On m’a presque oblige a faire mes adieux
parce que je ne voulais pas faire mentir ce qui etait ecrit. La, je
me suis repris, pourquoi je vais ecouter les autres? Je fais ce que
je veux finalement. Quand on me demande combien de temps ma tournee va
durer, je reponds entre quatre et dix ans. Comme ca, on est tranquille.
Quelles sont les limites de la scène?
Il va arriver un moment où j’aurai un visage un peu ruine, une voix
qui ne tient pas le coup, je serai fatigue en scène, et mes textes
n’auront pas la force qu’ils ont maintenant. Alors je saurai exactement
quand il faudra dire adieu. Je le dirai en 24heures, comme quand j’ai
arrete de fumer, en un jour. Je suis un garcon definitif dans ce que
je dis et fais.
Vous dites que lorsque vous etes sur scène, vous avez l’impression
de vous dedoubler
Je me vois chanter, je me contourne, je vais vers la salle en chantant
et je vois ce
que je fais. Ce qui me permet d’etre sobre en scène. Je suis le
chanteur de la
verite, je dis des choses qui ont existe ou qui existent. Je n’invente
pas d’histoire, je n’ai jamais invente un sujet. Il y a des sujets
qui me frappent dans la vie et je les traduis en chanson.
Sur scène, vous etes toujours en noir, pourquoi?
Pour passer inapercu. Je n’ai pas de bijou, j’enlève ma montre, je
n’ai rien de clinquant, rien ne doit se voir. Je dois entrer pauvre en
scène et en sortir avec du succès. Si je mets des choses clinquantes,
on ne va plus ecouter mon texte. Plus je serai anodin sur scène,
plus le texte sera aide.
Vous avez rachete les editions Raoul Breton comprenant Piaf, Trenet,
Lama, Lemay, Grand Corps Malade, pourquoi?
De nombreux catalogues, comme celui de Gilbert Becaud, ont ete
achetes par des societes etrangères qui ne pensent qu’a faire
de l’argent. Nous, on connaît parfaitement notre catalogue, on
"travaille" les artistes: les chansons sont reprises partout. Je
n’ai pas rachete ces editions pour ce que ca me rapporte. En un an,
ici, je gagne moins que dans un seul gala. Cet argent, d’ailleurs,
je le mets dans le pot pour acheter d’autres catalogues.
Quelle est votre position sur le piratage sur internet?
Tant que des ministres ou des deputes acceptent qu’on puisse
telecharger des chansons gratuitement, on apprend a une jeunesse a
voler. Je suis categorique. Si je vais chez le boulanger prendre un
petit pain en disant "On m’a dit sur Internet que je peux prendre",
on me met en prison. Pourquoi volerait-on l’oeuvre d’un auteur,
d’un ecrivain, d’un chanteur?
– Votre dernière biographie s’intitule "Destin apprivoise", le terme
est bien choisi, vous avez mene votre vie, vous ne vous etes jamais
laisse guider par la vie, non?
J’ai ete guide par mon instinct, parce que j’ai appris par mes
parents, ma manière de vivre et surtout par mon besoin de m’instruire
et mon bonheur de la perfection. Et j’ai ete très fidèle au public,
on ne m’a jamais vu en mauvaise condition. Je ne suis jamais entre
debraille en scène, ayant bu un verre de trop. J’entre en scène pour
etre parfait sur mon travail.
Mais vous avez bien des defauts?
Bien sûr que j’ai des defauts, j’en ai plein. Un homme qui n’a pas de
defaut n’est pas un homme. J’espère que j’ai suffisamment de defauts
pour m’en faire une personnalite.
– Qu’est-ce qu’il vous reste encore a faire?
Rien. C’est bien ca qui est triste. Aussi, je cherche a ecrire
mieux, des sujets plus engages, plus risques. Parce que c’est risque
d’ecrire sur les banlieues aujourd’hui. Ce qu’il me reste a faire,
c’est prendre des risques, jusqu’au bout.
Vous n’en avez pas suffisamment pris?
Oui, j’ai reussi avec ces risques mais je dis souvent une chose.
Quand l’eau reste dans une mare, elle devient stagnante. Je pense que
celui qui se repose sur ses succès, comme l’eau, il devient stagnant.
–Boundary_(ID_Bzg8fSgjPZFj8Wf2RnNhiQ)- –