L’Armenie Chretienne En Majeste

L’ARMENIE CHRETIENNE EN MAJESTE
par Michèle Champenois

Le Monde, France
6 mars 2007 mardi

Au Louvre et a la Conciergerie, parcours dans l’histoire mouvementee
d’une civilisation dont l’identite s’est maintenue depuis le IVe siècle

La pierre et le livre, la foi et l’ecrit, l’enluminure et la
sculpture. Pour illustrer l’histoire des Armeniens, depuis le
debut du IVe siècle, date de leur conversion au christianisme, et
souligner la permanence d’une identite culturelle dans le grand jeu
des empires rivaux et des dominations successives, le Louvre presente
" Armenia sacra ", l’art sacre de l’Armenie, jusqu’au 21 mai. Très
complementaire et instructive, l’exposition de la Conciergerie,
due a Sylvie Clavel et Narek Sargsyan, qui avaient ouvert le feu en
decembre 2006, vient d’etre prolongee jusqu’au 22 avril. Intitulee "
Les douze capitales d’Armenie ", elle offre un panorama historique
a travers le Caucase et l’est de la Turquie. Dans la belle salle
voûtee du palais, le public peut decouvrir un inventaire chaleureux
et admirablement illustre des monuments et des cites qui ont marque
l’histoire des royaumes successifs. Elle se conclut par une maquette
d’Erevan, capitale de l’actuelle Republique d’Armenie.

Le Louvre, quant a lui, a menage une surprise majeure aux visiteurs d’"
Armenia sacra ", dont le commissaire est Jannic Durand, conservateur
en chef au departement des objets d’art. Dans les douves, devant les
murailles medievales du château de Charles-V, espace jamais utilise
depuis sa revelation lors des travaux du Grand Louvre, sont disposes
des groupes de hautes stèles sculptees : ce sont des khatchkars
ou pierres-croix (khatch signifie croix ; kar, pierre), que l’on
trouve dans les eglises et les monastères armeniens ou parfois dans
les champs, prières minerales dressees face aux vastes ciels de ce
pays de hauts plateaux. Impressionne par ce patrimoine original lors
d’un voyage exploratoire en Armenie, le president du musee francais,
Henri Loyrette, avait souhaite que certaines soient presentees a Paris.

LA CREATION DE L’ALPHABET

La petite Republique d’Armenie (3 millions d’habitants) a releve le
defi, et une trentaine de ces khatchkars (les plus anciens datent du
Xe siècle) ponctuent le parcours. Il a ete inaugure par une visite,
le 19 janvier, de Jacques Chirac, president de la Republique, et
de Robert Kotcharian, le president armenien, tous deux en fin de
mandat electoral, qui celèbrent en commun l’Annee de l’Armenie en
France organisee jusqu’au 14 juillet. " Armenia sacra " est l’un des
evenements d’une programmation très riche (musique, cinema, peinture)
de plus de quatre cents evenements ().

Avec la diversite de leur decor sculpte, où la croix figure comme
symbole de la resurrection, ces pierres dressees temoignent d’une
permanence de la foi chretienne, adoptee par le roi Tiridate, en
301, sous l’influence decisive de saint Gregoire, avant la Rome de
Constantin. La creation de l’alphabet, un siècle plus tard, pour
cette langue indo-europeenne encore très vivante aujourd’hui, est
l’autre element decisif. L’unite de la civilisation armenienne n’est
pas un mystère pour les historiens comme Jean-Pierre Mahe, philologue
et orientaliste, qui, a l’Ecole pratique des hautes etudes forme des
equipes de jeunes chercheurs. Le nombre et la qualite des contributeurs
du catalogue " Armenia sacra ", aussi colore qu’un reliquaire medieval
et presque aussi lourd qu’un khatchkar, montre que la France ne fut
pas seulement une terre d’accueil pour les rescapes du genocide de
1915. Elle est devenue une pepinière d’experts et de savants dediee
a l’etude de la culture armenienne.

De l’architecture des eglises (avec quelques siècles d’avance sur
l’art roman d’occident) a l’enluminure des Evangiles et au travail
des copistes et traducteurs de textes grecs, le christianisme et
son expression artistique ont maintenu, au travers d’une histoire
plus que mouvementee, la continuite culturelle de la nation. Meme
dans les longues periodes où celle-ci ne s’appuyait pas sur un Etat
independant. Enjeu d’empires rivaux, Rome et Byzance, la Perse et les
Ottomans, l’Armenie a rejailli a l’epoque des croisades en Cilicie
(XIIe-XIVe siècles). Puis les Armeniens ont maintenu, a l’interieur
de l’empire ottoman, ou dans l’exil en Crimee, en Italie, en France,
et jusqu’en Inde, leur langue, leur religion et leur culture.

Parcours savant et spectaculaire, intimiste et parfaitement documente,
" Armenia sacra " est installee dans la galerie Melpomène, dont les
marbres rouges, les voûtes et les niches accompagnent une scenographie
qui sait montrer en majeste des fragments de sculptures monumentales
(un chapiteau de Zvartnots) et, avec delicatesse, les objets les
plus travailles et les plus fines enluminures, aux couleurs intactes,
qui ornent les livres saints, les recits legendaires ou cet evangile
d’Etchmiadzine, dont on remarque la reliure en ivoire travaille. Comme
l’indique l’apport des collections d’objets liturgiques et de
manuscrits precieux venus du siège de l’Eglise apostolique armenienne,
a Etchmiadzine, près d’Erevan, meme durant la periode sovietique
(1921-1991) les dirigeants ont su negocier pour les biens religieux
une relative protection qui leur permet de reapparaître aujourd’hui.

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