Le Temps, Suisse
9 mars 2007
Peine pécuniaire requise contre le politicien turc Dogu Perinçek;
VAUD. «La loi doit protéger toutes les victimes.» Au nom de ce
principe, le procureur Eric Cottier défend la pénalisation du
génocide des Arméniens. Et réclame 90 jours-amende avec sursis.
Devant la justice«Etre Turc n’est pas un concept ethnique. C’est une
définition juridique et politique. Tous les citoyens de la République
turque sont turcs quelle que soit leur religion. Les Arméniens sont
nos compatriotes, ils font partie de notre peuple.»
Interrogé à la fin de son procès pour négationnisme devant le
Tribunal de police de Lausanne, l’homme politique turc Dogu Perinçek
a rejeté toute accusation de racisme. La Turquie, dont les Jeunes
Turcs ont jeté les bases à partir de 1913, est antiraciste. Elle
abrite une des populations les plus mélangées du globe. Elle a
accueilli, contrairement à d’autres, les réfugiés juifs de la Shoah.
Seul donc le souci de la vérité le pousse à affirmer que son pays n’a
pas commis de génocide en 1915. La déportation et la mort en masse
des Arméniens de l’est du pays sont intervenues dans le cadre de
luttes fratricides qui ont fait leur lot de morts de part et d’autre.
Négationnisme = génocide
Ces protestations de bonnes intentions impressionnent peu Me Philippe
Nordmann, partie civile pour l’Association Suisse-Arménie. Le
négationnisme, fait-il valoir, n’est pas un point de vue historique.
C’est la continuation du génocide: la mémoire des victimes souillée,
les traces du crime effacées. Et c’est aussi, la Cour européenne des
droits de l’homme l’a précisé, une remise en cause des valeurs
fondamentales de justice et de paix.
La question de savoir si l’accusé a répondu à un mobile raciste ne se
pose donc pas. Le négationnisme est en soi une discrimination des
victimes qui se voient accusées d’être des faussaires de l’histoire.
Les tribunaux l’ont toujours reconnu dans le cas de la Shoah.
Le mobile raciste est inhérent au négationnisme, tel est également
l’avis du procureur général Eric Cottier. L’accusé en donne la preuve
en présentant les Arméniens comme les agresseurs dont les actes ont
justifié la violence qui s’est abattue sur eux. Et il n’a pas
l’excuse de l’ignorance: il est docteur en droit, historien,
écrivain.
Une question juridique
Mais le génocide des Arméniens est-il vraiment si unanimement reconnu
que sa négation ne puisse procéder que d’une volonté de le justifier?
Les témoignages entendus mardi n’ont porté que sur cette question et
c’est elle qui a occupé l’essentiel des plaidoiries.
Le Tribunal, assure Eric Cottier, n’a pas à porter un jugement
historique sur les événements de 1915. Il doit se demander s’il peut
être tenu pour juridiquement admis en Suisse qu’il s’agit d’un
génocide avéré.
Le Conseil national en a jugé ainsi en décembre 2003. Et même le
Conseil fédéral, s’il se garde de reconnaître officiellement le
génocide pour des raisons d’opportunité politique, le mentionne dans
le message qu’il a publié pour défendre la ratification du statut de
la Cour pénale internationale. Cela suffit, estime le magistrat, pour
juger que le génocide est reconnu par la Suisse.
Et la Suisse n’est pas seule: les parlements belge, français,
allemand et canadien ont également reconnu le génocide, de même que
le parlement européen. On peut partir du principe qu’ils l’ont fait à
partir d’une étude sérieuse et non sur un coup de tête.
Dangereux pour la liberté
Au moment de contester au nom de la défense que ces reconnaissances
permettent de poser le génocide arménien comme un fait historique et
juridique avéré, Me Laurent Moreillon tient à préciser qu’il n’est ni
négationniste ni UDC. Des journalistes lui ont posé la question. S’il
défend Dogu Perinçek, c’est que ce dernier ne conteste pas la
matérialité des exactions subies par les Arméniens en 1915. Il n’en
discute que la qualification juridique. Et, estime l’avocat, il y a
de quoi.
Le quatrième paragraphe de l’article 261 bis du Code pénal, qui punit
le négationnisme, visait avant tout, au moment de son adoption, les
négationnistes de la Shoah. C’est-à-dire des faits dont le caractère
génocidaire ne fait l’objet d’aucun débat historique. L’étendre à
d’autres crimes contre l’humanité n’est pas sans danger pour la
liberté d’expression et la recherche historique. Tant la Cour
européenne des droits de l’homme que le président de la Commission
fédérale contre le racisme, Georg Kreis, ont souligné ce danger.
Jugement aujourd’hui
Des tribunaux internationaux ont reconnu le génocide perpétré en
avril 1994 au Rwanda contre la population tutsie et l’assassinat des
hommes de Srebrenica en juillet 1995. Tel n’est en revanche pas le
cas pour les massacres subis par les Arméniens en 1915. Et la Cour
internationale de justice, qui a confirmé récemment l’existence d’un
génocide à Srebrenica, l’a écarté pour les exactions commises contre
les populations musulmanes de Bosnie dans la vallée de la Drina et
dans les camps d’Omarska et de Keraterm. Dans ces cas, si la volonté
de persécuter était claire, celle d’exterminer ne l’était pas.
S’agissant des événements de 1915, l’existence d’une volonté
d’exterminer fait l’objet de discussions entre les historiens. Et un
tribunal suisse ne peut pas trancher ce débat -du moins sans
s’entourer de l’avis d’experts, les témoignages d’historiens entendus
mardi n’en tenant pas lieu.
Le tribunal rendra son verdict aujourd’hui. Le procureur réclame
contre Dogu Perinçek une peine avec sursis de 90 jours-amende (soit
9000 francs) et une amende de 3000 francs.