Le Monde, France
Juin 2 2007
Le sursaut des petits-enfants d’Atatürk
par Sophie Shihab
LE MONDE | 02.06.07 | 14h30
icolas Sarkozy a beau les confiner en Asie Mineure, quelque 2
millions de Turcs manifestent depuis avril dans le pays – y compris
sur sa rive européenne – pour montrer combien ils sont, et veulent
rester, laïques et modernes, c’est-à-dire européens. Y compris
lorsqu’ils entonnent leur slogan "Ni USA ni Union européenne", qui
les rapproche plus des altermondialistes du Vieux Continent que des
rigides nationalistes turcs, sollicités par l’armée, qui encadrent
leur mouvement. Drainant jeunes gens et jeunes filles en baskets et
cheveux au vent, ces manifestations, sans précédent par leur nature
et leur ampleur, ont fait apparaître une réalité occultée jusque-là,
du moins à l’étranger : la vive méfiance nourrie par ces Turcs du
"camp laïque" envers le parti "ex-islamiste" qui les gouverne depuis
quatre ans. L’AKP du premier ministre Tayyip Erdogan s’est converti
aux "valeurs universelles", à celles de l’UE, à l’économie globalisée
et même à l’alliance avec Israël, mais il reste soupçonné de vouloir
une islamisation rampante du pays.
Ces soupçons sont bien sûr attisés par ses rivaux politiques. Selon
beaucoup d’analystes, l’enjeu de la crise actuelle autour de la
présidence serait moins la religion que le partage du pouvoir, y
compris économique, entre les vieilles élites kémalistes et les
nouvelles, celles de l’AKP, qui domine au Parlement, tient le
gouvernement et le plus grand nombre de municipalités. Ce serait pour
préserver leur pré carré que les kémalistes, dont les militaires,
lancent des cris d’alarme sur le "danger sans précédent" qui
menacerait la République si un membre de l’AKP doté d’une épouse
voilée était élu à la présidence. Ce qui est sûr est que, dans ce
cas, l’armée perdrait le pouvoir "en dernière instance" qu’elle
détient toujours, plus en sous-main que légalement. Car c’est le
président – jusqu’ici un laïque pur et dur qui a bloqué moult
initiatives du gouvernement Erdogan – qui a le droit de nomination
aux postes-clefs de l’administration, de la magistrature, mais aussi
de l’armée. D’où l’opposition farouche de ses généraux, investis de
la charge de "garantir" le maintien de la "République laïque" depuis
qu’ils ont eux-mêmes inscrit ce devoir dans les lois qui découlent
des Constitutions rédigées dans la foulée de leurs coups d’Etat
successifs.
Mais ces cris d’alarme toucheraient peu la majorité de la population,
celle des banlieues et des provinces profondes, où les femmes sortent
la tête couverte, celle qui ne manifeste pas et attend de prendre sa
revanche dans les urnes, en pensant que l’AKP, plus à son image,
saura mieux lutter contre le chômage et la corruption. Selon le
centre d’études financé notamment par Soros Tesev, moins d’un quart
des Turcs estimaient en 2006 que la laïcité est réellement en danger
en Turquie. Les plus pauvres n’étant que 12 % à le craindre, contre
près de 40 % chez les plus riches et les plus instruits.
Nul ne sait comment va se traduire dans l’opinion la dramatisation
survenue en avril, avec l’annonce de la candidature d’Abdullah Gül,
le bras droit de Tayyip Erdogan, à la présidence, suivie du coup
d’arrêt peu démocratique porté à cette candidature par l’armée,
intervention camouflée sous celle de la justice. Les élections
législatives du 22 juillet, avancées de quatre mois pour calmer la
crise, pourraient faire perdre des voix à l’AKP, qui aurait à
composer avec un autre parti pour former le gouvernement. Le nouveau
Parlement pourrait élire un président de compromis, et la crise
serait, sinon résolue, du moins reportée. Mais si le parti d’Erdogan,
perçu comme résistant à l’arbitraire des kémalistes, devait regagner
le soutien perdu par effet d’usure, la crise pourrait repartir de
plus belle. Comment réagirait l’état-major si l’AKP réinsistait pour
porter à la présidence un des siens, doté d’une épouse à foulard, par
un vote au Parlement ou au suffrage universel ?
Selon un sondage publié par l’hebdomadaire Tempo, 39 % des Turcs
auraient approuvé l’intervention de l’armée du 27 avril, qui avait
pris la forme bénigne d’un texte publié sur son site Internet. Ce
pourcentage monterait à 52 % chez les sondés d’un niveau
universitaire. Mais, au total, 43 % s’en seraient indignés. Et les
militaires savent qu’une intervention ouverte serait non seulement
condamnée chez eux et à l’étranger, mais provoquerait une fuite de
l’"argent chaud" qui reste crucial pour l’économie turque.
TENDANCES RIVALES
Le climat s’est encore tendu, fin mai, avec l’irruption de la
récurrente crise kurde dans la campagne électorale, notamment à la
suite de l’attentat d’Ankara. Et des intellectuels honnis des
ultranationalistes sont toujours flanqués de gardes du corps depuis
l’assassinat, en janvier, du journaliste arménien Hrant Dink. Comme
prévu, l’enquête sur cette affaire est bloquée, comme sur les autres
crimes non élucidés liés à la montée du nationalisme. Et l’armée a
relancé son offensive du printemps contre la guérilla kurde à la
frontière de l’Irak, menaçant plus que jamais de la poursuivre dans
ce pays.
Parmi les analystes turcs, les pessimistes prêtent de sombres plans
aux généraux pour peu que ceux-ci estiment le pays en danger de
tomber entièrement dans l’escarcelle de l’AKP. Les optimistes se
réfèrent à la façon d’agir des militaires depuis leur premier coup
d’Etat "virtuel", sans chars dans les rues, celui de 1997 qui a
entraîné le mouvement d’aggiornamento de l’islamisme turc et la
naissance de l’AKP : n’agir que si la société ne se défend pas seule.
Or la société, moins polarisée que ses représentants et avide de
compromis, se défend de mieux en mieux.
Il est vrai que les "laïques" qui ont manifesté, et se voient comme
"une majorité silencieuse qui se réveille", sont en réalité
minoritaires. De plus, leur mouvement a été conçu et organisé par les
militaires sous couvert d’associations civiles comme celle de la
Pensée d’Atatürk, dirigée par un général putschiste à la retraite.
Mais ces manifestations ont fini par déborder d’enthousiasme
spontané, et l’AKP l’a bien senti, plaçant ses premiers meetings
préélectoraux sous la bannière du drapeau turc, signe de ralliement
des laïques.
L’AKP est formé de tendances rivales, dont l’une jouerait toujours le
jeu islamiste. Mais ses principaux dirigeants ne se laissent pas
provoquer. Ils modèrent ceux de leurs cadres locaux à la pratique
moins dégrossie, qui effraie les laïques. Nul ne le ferait mieux à
leur place, surtout pas l’armée, et sa haute hiérarchie le sait
aussi. Même si l’hypothèque militaire pèse toujours sur la démocratie
turque, c’est un compromis, unique au sein du monde musulman, qui
continuerait à mûrir dans ce pays entre "autoritarisme laïque" et
"démocratie islamique".
Sophie Shihab