Comment devenir le salaud parfait

Chronique
Comment devenir le salaud parfait, par Laurent Greilsamer
LE MONDE | 02.07.07 | 14h39 . Mis à jour le 02.07.07 | 14h39

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l y a au moins deux manières de voir ce dossier. La première est simple : il
s’agit ni plus ni moins d’une affaire d’Etat. Le signe le plus évident de sa
gravité, dont nul ne peut encore dire si elle est terminée en dépit du voeu
exprimé par le premier ministre, c’est l’émotion provoquée dans la classe
politique, chacun voulant se prononcer et condamner l’outrage. Le président
de la République lui-même a été contraint de réagir. La réprobation, à
gauche comme à droite, est unanime. Un tel consensus est bien la marque d’un
dossier touchant autant à l’identité nationale qu’au respect de nos règles
les plus civiles.

De quoi s’agit-il ? L’un des plus hauts responsables de l’UMP, Patrick
Devedjian, discutant dans la rue avec deux collègues, a qualifié Anne-Marie
Comparini, élue du MoDem, de "salope". Une caméra et un micro passaient par
là. L’interjection a été happée, isolée parmi un flot de décibels, puis
aussitôt diffusée sur Internet. Et ce "salope" a fait vibrer tout ce que la
France a su préserver en matière d’indignation nationale.
Vous avez dit salope ? Vous l’avez dit en privé ? Vous serez pendu
publiquement ! "Ce n’est pas une façon de parler aux femmes, ni à qui que ce
soit d’autre", a rappelé Nicolas Sarkozy, ami de la concorde et du beau
langage. "Il ne faut jamais insulter les gens et encore moins les élus", a
observé François Fillon, adepte du rappel aux bonnes règles. "Il n’est pas
tolérable qu’on puisse qualifier ainsi une femme, politique ou pas", a
relevé la garde des sceaux Rachida Dati. La gauche, pour une fois tout
entière unie, a condamné fermement ce dérapage jugé indigne. Il en va
visiblement de la cause des femmes et du respect des grands équilibres
moraux du pays.
L’autre manière de considérer l’écart de langage de Patrick Devedjian relève
du relativisme. Après tout, se dira-t-on, le crime n’est pas pendable.
L’injure mérite moins d’anathèmes qu’un détournement de fonds publics ou
qu’une mauvaise politique appliquée en toute rigueur à une ville ou à un
pays. Il ne s’agit que d’un juron parmi les millions proférés chaque jour en
France. Du coup, des excuses répétées, un coup de fil à la victime et un
communiqué plein de regrets auraient dû suffire à calmer un emballement très
emballé.
Mais le mal était fait. Le secrétaire général délégué de l’UMP était devenu,
en quarante-huit heures, le salaud parfait. Pauvre de lui ! Ce "salope !" le
poursuivra davantage qu’une condamnation avec privation des droits civiques.
L’injure figure pourtant dans tous les bons dictionnaires. Faut-il
l’interdire ? L’abolir par décret ? En appeler définitivement à la
bienséance ? Faut-il aseptiser la langue ? Se boucher les oreilles au nom de
la langue de bois ?
Le Dictionnaire des gros mots de Patricia Vigerie (tiens, une femme), paru
chez Favre, nous apprend que salope (pages 193-194) s’est installé dans
notre langue vers 1600 en combinant les mots sale et hoppe (venant de huppe,
oiseau réputé pour sa saleté) pour désigner une femme sale, une souillon. Le
terme s’est ensuite sexualisé comme il arrive souvent dans la langue
française, et salope a désigné une femme dévergondée. Bref, salope marque le
mépris et charrie un jugement moral. Et comme rien n’est simple, salope peut
aussi qualifier un homme. Dans ce cas, l’injure cherche à disqualifier la
virilité de la personne visée.
On sait, par les livres d’histoire, que les hommes politiques sont souvent
grossiers et qu’ils ont toujours eu recours à l’injure, en privé comme en
public. Et les femmes ? Ne leur arrive-t-il jamais de laisser échapper un
gros mot ? De traiter un collègue de "gros con" ? D’en qualifier un autre de
"connard" ? Non, bien sûr ! Continuons donc d’accabler M. Devedjian et de
parler comme il nous plaît…

Article paru dans l’édition du 03.07.07

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