LA VIOLENCE NATIONALISTE AU COEUR DU POUVOIR TURC
Par Thierry Oberle

Le Figaro, France
02 juillet 2007

L’AVOCAT stanbouliote Kemal Kerincsiz est un adepte de la theorie
du complot : il voit les services secrets occidentaux ou le Mossad
derrière la serie d’assassinats politiques et de meurtres de religieux
chretiens. Dans son bureau decore de cartes de la grande Turquie, ses
explications fumeuses lui servent de parade lorsqu’il est interroge
sur les responsabilites des nationalistes turcs dans l’elimination du
journaliste d’origine armenienne Hrant Dink, en janvier a Istanbul,
du père Santoro, l’an dernier a Trabzon, ou des trois missionnaires
sauvagement mis a mort en avril a Malatya.

Animateur de l’Union des juristes turcs, Kemal Kerincsiz est a
l’origine de la plupart des procès intentes ces dernières annees
a des intellectuels turcs pour insulte a la nation. Ses ennemis :
les elites liberales, les minorites non musulmanes et les Kurdes.

Les missionnaires chretiens ? " Des gens très dangereux dont il
faut interdire les activites. " Orhan Pamuk et Elif Safak, ces
romanciers qui osent briser les tabous de l’histoire officielle
? " Ils cherchent a faire passer les Turcs pour des barbares au
profit de mouvements etrangers ", commente-t-il d’un air inspire,
en levant le menton. L’avocat ultranationaliste mène son combat par
la voie legale dans les pretoires des tribunaux. Il porte plainte
en se referant a l’article 301 du Code penal adopte en juin 2005,
qui punit de peines de prison les auteurs d’atteinte a l’honneur de la
Turquie. D’autres ont des methodes plus expeditives. Comme Ogun Samast,
17 ans, ce jeune desoeuvre d’un village de la banlieue de Trabzon,
un bastion des ultranationalistes, juge a partir d’aujourd’hui pour
l’assassinat du journaliste Hrant Dink d’une balle de pistolet. Le
jeune a ete arrete sur le chemin du retour vers la ville des bords
de la mer Noire où fut assassine en 2006 le pretre italien. Lors de
son interpellation, les policiers l’ont photographie a leurs côtes
a l’instar d’une vedette de football. " Un plan de destabilisation "
" Qui a manipule Ogun Samast ? ", s’interroge Fethiye Cetin, amie et
avocate de Hrant Dink. Dans chaque crime, des gangs nationalistes
prônant le sectarisme religieux sont mis en cause. Mais jamais
les enquetes ne remontent aux commanditaires. Les complicites a
l’interieur de l’appareil d’Etat sont pourtant averees. Samast avait
ainsi pour complice Ehran Tuncel, un indic qui avait prevenu les
policiers locaux. Ceux-ci avaient redige pas moins de 17 rapports
sur les risques d’elimination du patron du journal Agos, mais ne
l’avaient pas protege. Après l’attentat, l’un d’eux avait demande a
son informateur au cours d’une conversation telephonique " si les
siens etaient meles a l’affaire ". Rapidement occultee, la tuerie
de Malatya rappelle les methodes du Hezbollah, un groupuscule des
annees 1980 manipule par les services de renseignement dans la lutte
contre les Kurdes. " On a l’impression qu’un plan de destabilisation
a commence d’etre execute. Ces initiateurs agissent en l’absence
de tout contrôle pour creer de la tension dans le pays ", assure
l’avocat kurde Hesip Kaplan. Il evoque l’ombre d’Evit Devlet, l’Etat
profond, une conjonction d’interet où se retrouvent des malfrats, la
mafia politico-financière et des membres de l’appareil d’Etat. " Les
nationalistes et les fondamentalistes veulent empecher l’application
des mesures liberales ", assure un dignitaire religieux chretien.

Les groupuscules d’extreme droite prospèrent sur fond de racisme, de
xenophobie et d’intolerance. " Les discours effrayants de haine que
l’on entend de plus en plus souvent relient chaque affaire. Après
Hrant, puis Malatya, maintenant on se demande a qui le tour ? ",
s’inquiète Fethiye Cetin.

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