BASKIN ORAN: MISSIONNAIRE DE LA DEMOCRATIE TURQUE
par Guillaume Perrier
Le Monde, France
19 juillet 2007 jeudi
Photo Kerem Urel/Nar Photos Rea pour " Le Monde "
Cet intellectuel se presente, sans etiquette, aux elections
legislatives du 22 juillet. Pourfendeur du nationalisme, il entend
ressusciter la gauche democratique en Turquie
Le portrait de Hrant Dink est accroche au mur, dans un coin du salon
du pied-a-terre stambouliote de Baskin Oran. Le visage doux et franc
de son ami journaliste d’origine armenienne, assassine de trois balles
dans la tete, en janvier, sur un trottoir d’Istanbul, le suit comme
une ombre douloureuse, forcement omnipresente.
" S’il etait encore en vie, c’est peut-etre lui qui se trouverait
aujourd’hui candidat a ma place ", soupire le professeur. Derrière
ses fines lunettes, son regard bleu percant se trouble. D’un geste
du doigt, il reprime une larme. " J’aurais aime qu’il puisse voir ca.
Mais peut-etre aussi que, si Hrant etait encore la, ce moment ne
pourrait pas exister. " Les obsèques du redacteur en chef du journal
Agos, auquel Baskin Oran collabore depuis 2000, cette " Marche des
100 000 " où des Turcs de toutes origines scandaient " nous sommes
tous Armeniens ", ont ouvert une brèche. " Je me suis dit qu’il etait
possible de reunir tous les gens de conscience. "
C’est dans ce but que ce petit homme calme et poli a la barbe et
aux cheveux blancs, s’est lance, un peu malgre lui, dans la campagne
des elections legislatives qui se tiendront en Turquie dimanche 22
juillet. Comme candidat sans etiquette dans la 2e circonscription
d’Istanbul, " voix de la gauche " et porte-parole autoproclame "
des exclus et des opprimes ", il propose d’entrer au Parlement " pour
que – leurs – fils et petits-fils ne soient pas tues dans le Sud-Est
", où s’affrontent l’armee turque et les separatistes du Parti des
travailleurs kurdes (PKK).
Jeune retraite de l’universite d’Ankara où il enseignait la science
politique et les relations internationales depuis 1969, il envisageait
de couler des jours paisibles loin de toute agitation, dans sa maison
de Bodrum, au bord de la mer Egee. " Je n’avais jamais pense me lancer
dans la politique, dit-il. Je n’ai jamais ete membre d’un parti ou
d’une association etudiante, ni meme delegue de classe.
Et je n’aime pas tellement aller demarcher les gens, ce n’est pas
dans ma nature. "
La decision, ce sont ses amis, une poignee d’intellectuels liberaux des
beaux quartiers d’Istanbul, qui l’ont prise pour lui. Tout est parti
d’un manifeste publie en mars dans le quotidien Radikal, où Ahmet Insel
et Seyfettin Gursel, professeurs a l’universite Galatasaray, appelaient
a soutenir des candidats independants, representants de la societe
civile et d’une troisième voie a la turque, laïque et democratique.
" Ce projet est ne d’un constat, explique Ahmet Insel. On se demandait
tous pour qui on allait bien pouvoir voter. Le barrage de 10 % des voix
necessaire pour etre represente au Parlement exclut de facto la gauche
et l’efface de la memoire des citoyens. " Le mouvement s’organise,
sonde la population, dresse un portrait-robot du porte-voix ideal.
" Il y a eu une convergence sur son nom, poursuit Ahmet Insel. C’est
une figure connue du droit des minorites et il a le punch pour contrer
l’ideologie nationaliste. " D’abord effraye, le candidat se laisse
convaincre : " C’est comme un deuxième service national. "
Franc-tireur, peu a l’aise dans les seances de serrage de mains,
Baskin Oran s’est plie sans broncher a cette mission. Il porte tous
les espoirs des Turcs liberaux, decus par le gouvernement de Recep
Tayyip Erdogan et veut promouvoir la societe arc-en-ciel a la turque.
" Baskin, c’est la baguette magique, s’enthousiasme Cengiz Aktar,
professeur a l’universite Bahcesehir. Il sera la veritable opposition,
celui qui va remuer la merde. " Un trublion qui, grâce a l’immunite
parlementaire, pourrait demultiplier sa liberte de parole.
Le candidat evoque deja " les quatre cadavres enfermes dans le placard
: le Kurde, l’Armenien, Chypre et l’islam, qui commencent a puer. "
Baskin Oran veut faire voler en eclats " tout ce qui a ete appris
par coeur ", les reflexes identitaires, les tabous historiques, " le
kemalisme fige depuis les annees 1930 " et " la paranoïa de Sèvres
", cette peur vivace nee du traite signe en 1920 qui prevoyait le
depecage de l’Empire ottoman entre les puissances occidentales,
mais qui ne fut jamais mis en application.
Des paroles et des chroniques qui claquent et piquent au vif les
nationalistes. Comme en 2004, lorsque Baskin Oran et Ibrahim Kaboglu
presentent, a la demande du gouvernement, un rapport sans concession
sur les droits des minorites en Turquie. Ce document officiel leur
vaut d’etre poursuivis par un procureur, au titre de l’article 301
du code penal qui punit " l’insulte a l’identite nationale turque
". Les invectives ont suivi, comme celle du depute de centre droit,
Suleyman Saribas, qui lance depuis la tribune du Parlement : " Demandez
donc a leurs mères qui sont leurs pères ! Ils en ressortiront plus
instruits. "
Puis les menaces de mort. Depuis l’assassinat de Hrant Dink,
Baskin Oran est protege par un garde du corps. Mais, pour ses
ennemis, l’universitaire, reconnu comme l’un des plus brillants de sa
generation, n’est qu’un " aristokrat " deconnecte, un " fils de George
Soros " a la solde des puissances etrangères et soutenu par les Kurdes
du PKK. Il a pourtant denonce sans ambiguïte le terrorisme kurde et
l’ethnonationalisme, cette " maladie infantile " dont souffrent les
Kurdes autant que les Turcs. Une condamnation qui lui a meme valu
les foudres d’une frange du DTP, parti legal proche du PKK.
Pur produit de la gauche kemaliste, fils d’un juge republicain
elu depute d’Izmir sous les couleurs du CHP (Parti republicain du
peuple), Baskin Oran n’etait pas predispose a remettre en cause sa
propre education. Ce sont ses premières recherches de jeunesse, sur le
nationalisme africain et sur les droits de la minorite turque de Grèce,
qui l’eclairent sur son propre pays. " Je veux rassembler les alevis,
les feministes, les ecologistes, les homosexuels… Les minorites au
sens large. La gauche traditionnelle n’a pas ete capable d’embrasser
ces forces sociales et ne connaît que les Kurdes et les ouvriers. "
Et puis, il y a sa rencontre fondamentale avec Hrant Dink. Un jour
de 1993, quelqu’un l’avait appele a l’universite. " Mon nom est Dink.
Dans votre chronique de cette semaine, vous avez aborde la question
des injustices subies par les Armeniens. Cela nous a beaucoup touches",
avait dit l’homme au bout du fil. Avant de se mettre a pleurer.
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