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Armenie, Culture Rescapee

ARMENIE, CULTURE RESCAPEE

Le Temps, Suisse
15 septembre 2007

Quand un peuple s’eparpille, seuls les pierres et les ecrits restent.

Plongee dans une culture grâce a une exposition de manuscrits a Genève
et diverses parutions.

L’ecrit et la pierre. C’est peut-etre ce qui subsiste, d’abord,
d’une culture lorsqu’elle subit, comme la culture armenienne, les
coups repetes de l’Histoire. C’est ce que suggère une exposition
consacree a l’Armenie a la Fondation Martin Bodmer qui presente a
la fois des manuscrits armeniens anciens et des photographies des
eglises d’Armenie.

A l’image d’un peuple disperse, les livres exposes a Cologny
proviennent du Matenadaran d’Erevan – veritable bibliothèque mère
pour les Armeniens, où sont conserves la moitie des 30000 manuscrits
armeniens recenses dans le monde -, mais aussi de France, de Suisse
ou d’Italie: la communaute mekhitariste de San Lazzaro a Venise a
meme depeche a Genève l’un de ses membres pour escorter un Roman
d’Alexandre le Grand datant du XIVe siècle.

Sur les murs de la Fondation Bodmer, autour des livres, s’alignent
des photographies d’edifices religieux d’Armenie. Souvent malmenes,
ces details de pierre temoignent de siècles douloureux, au meme titre
que l’ecrit. La culture armenienne reste menacee: les poètes et les
ecrivains travaillent avec peine a faire survivre la langue armenienne
– comme en temoigne Marc Nichanian qui vient de publier Litteratures
armeniennes au XXe siècle. Il faut aussi s’acharner a preserver les
manuscrits, et les intellectuels armeniens sont actuellement en plein
debat sur leur numerisation. Quant a la question de la restauration,
parfois au prix d’importants sacrifices, elle se pose aussi pour les
edifices religieux anciens.

Vraies ou legendaires, les anecdotes sur les operations de sauvetage de
manuscrits anciens durant les temps troubles, et en particulier durant
le genocide de 1915, sont nombreuses, souligne Valentina Calzolari,
professeur de langue et de litterature armeniennes, responsable du
Centre de recherches armenologiques de l’Universite de Genève qui
est aussi commissaire de l’exposition Illuminations d’Armenie. Et de
raconter l’histoire de ce recueil d’homelies, un manuscrit trop lourd
pour etre transporte d’une pièce, sauve par un groupe de femmes qui
le decoupèrent en trois parties pour le preserver. Il fut reconstitue
plus tard au Matenadaran. A travers l’histoire armenienne, on parle
souvent d’un livre comme d’une personne ou d’un tresor, explique
la professeure, et l’on va parfois jusqu’a payer des rancons pour
obtenir la liberation d’un manuscrit s’il tombe en mains ennemies.

L’idee de preservation, de sauvetage n’est pas neuve pour les
Armeniens, elle semble meme constitutive de leur culture. L’invention
de l’ecriture repond deja, vers l’an 405, a un souci de preservation
identitaire, explique Valentina Calzolari: "Au debut du Ve siècle,
les Armeniens Suite en page 42 Suite de la page 41 sentent le
danger d’une assimilation par la Perse. Il y a un sentiment de fin,
de declin, qui les pousse a chercher des moyens de se differencier
des autres. Le choix officiel du christianisme comme religion d’Etat
un siècle auparavant, puis l’alphabet sont concus comme tels". Alors
que le cyrillique ressemblera clairement au grec, la professeure fait
remarquer que l’alphabet armenien, lui, "ne ressemble a rien, meme si
les ecritures grecque et syriaque ont aussi dû l’inspirer. Il y avait
deja, chez les Armeniens, une volonte de se distinguer des autres,
de creer un alphabet capable de devenir un symbole", dit-elle.

La legende qui entoure la creation de l’ecriture va dans le
meme sens: "On trouve toute une tradition autour de l’alphabet,
precise Valentina Calzolari. Son inventeur, Mesrop Machtots, ancien
secretaire de la cour royale devenu ermite dans une region reculee
du royaume, decouvre que le christianisme n’y est pas encore arrive,
malgre la conversion officielle. Il cherche alors un moyen d’achever
l’evangelisation du pays. Il s’adresse a de nombreux lettres, mais ne
trouve rien. Finalement, c’est grâce a une vision que Mesrop Machtots
concevra l’alphabet armenien. Ainsi, selon la tradition, l’ecriture
est un don divin." Pour certains historiens armeniens des premiers
siècles, la revelation de l’ecriture est meme comparable au don des
tables de la Loi a Moïse, continue-t-elle: "Ces historiens font des
Armeniens, un peuple elu."

Sacree, l’ecriture est dès lors entouree d’un soin particulier.

Vierges sages ou folles, roi transforme en sanglier prosterne devant
Gregoire Ier l’Illuminateur, Christ foulant au pied un serpent dans le
Jourdain, guerriers persans juches sur des elephants, Mongol a tete de
chien, phoenix, sirènes a corps d’oiseaux, poète aureole devant lequel
on se prosterne… autant de miniatures rouges, or, noires ou bleues,
qui rappellent a la fois l’Occident et l’Orient medieval et viennent
sublimer le texte des manuscrits exposes a Cologny. Les enluminures
illustrent ou ponctuent le recit, tandis que l’ecriture se glisse,
a son tour, au plus près des personnages pour ajouter une precision,
un nom, un commentaire.

Selon la tradition, le premier texte traduit est Le Livre des
Proverbes, puis rapidement toute la Bible. Très vite les manuscrits
vont se concentrer sur les Evangiles et la litterature religieuse. On
traduira beaucoup de philosophie; on ecrira des ouvrages de medecine,
d’astrologie, de musique, jusqu’au premier livre imprime en armenien,
en 1512 a Venise, Le Livre du vendredi, recueil de formules
propitiatoires.

Christianisme et ecriture restent longtemps etroitement soudes. Le
manuscrit devient objet liturgique, il est utilise durant le culte.

Certains chercheurs ont meme fait l’hypothèse qu’il jouait dans
la culture armenienne, un rôle comparable aux icônes dans le culte
orthodoxe. Mais, note Valentina Calzolari, tous les historiens de
l’art ne sont pas d’accord. Reste que la conscience de la valeur du
manuscrit est très vive. Tel copiste qui a place son commentaire au bas
d’un Evangile, tire de la collection Bodmer, menace du "châtiment de
Caïn" tout lecteur qui oserait toucher le livre avec des doigts sales.

Le livre se mue parfois meme lui-meme en eglise: architecture et
enluminures se repondent a travers les tables de correspondances qui
ouvrent les livres consacres aux Evangiles. Ces listes sont surmontees
de portiques, de voûtes decorees sous lesquelles, le lecteur avance
peu a peu vers le texte.

L’ecrit, c’est enfin ce que, a defaut des eglises ou du territoire, on
peut emporter avec soi dans l’exil. En temoignent, dans l’exposition de
Cologny, ces phylactères, rouleaux de prière enlumines, ou encore ces
petits evangiles a usage personnel. Le livre comme eglise, le livre et
l’ecrit comme patrie – l’idee parcourt l’histoire armenienne. Après
le genocide, on retrouve cette notion, dans certains foyers de la
diaspora dans les annees 1920. Et Valentina Calzolari de rappeler,
a ce sujet, l’aventure de Menk, une revue litteraire fondee par de
jeunes ecrivains armeniens et concue comme un nouveau territoire,
culturel. La professeure evoque aussi ce quotidien, publie en armenien,
fonde a Paris en 1925 et qui continue aujourd’hui de paraître, tant
bien que mal, porte par quelques fidèles.

Illuminations d’Armenie. Commissaire Valentina Calzolari, museographie
Elisabeth Macheret; La Croix mystique, photographies.

Commissaire Regis Labourdette. Du15 septembre au 30 decembre 2007,
Colloque a l’Universite de Genève,
le8 decembre: "Arts liberaux et sciences dans l’Armenie ancienne
et medievale".

Encadre: "Comment ce peuple dechire parvient-il encore a engendrer
de grands ecrivains?"

Par Isabelle Ruf

Marc Nichanian enseigne la langue et la litterature armeniennes a
l’Universite Haizagan a Beyrouth. Il vient de publier chez MetisPresses
a Genève les deux premiers volumes d’une imposante histoire de
la litterature armenienne au XXe siècle. Dans une introduction
passionnante, il denonce les pesanteurs qui obèrent une langue prise
en otage par l’Histoire.

Samedi Culturel: Avant le genocide, la litterature armenienne est-elle
ancree dans un territoire?

Marc Nichanian: En 1914, Vahan Terian ecrivait: "Je suis le dernier
poète de Naïri." Le dernier? Il etait le poète le plus aime parmi la
jeune generation armenienne dans ce qui etait alors l’Empire russe.

Sa langue, la langue moderne dans sa variante orientale, avait a peine
plus d’un demi-siècle d’âge. Alors? Naïri etait l’un des anciens noms
de l’Armenie. Avant le XXe siècle, les Armeniens etaient une nation
sans pays. Comme pour toutes les minorites assujetties (de l’Empire
ottoman comme de l’Empire russe), leur devenir-nation s’etait fait au
XIXe siècle a travers un long processus, en grande partie philologique
et esthetique. Terian, ce merveilleux poète, avait donc besoin d’un
nom fantastique pour designer la realite pas moins fantastique d’une
langue sans territoire defini, mais forte d’un passe mythique recree
pour l’occasion. Après lui viendraient les fonctionnaires de la langue.

Et après le massacre de 1915?

Un exemple: en 1983, Krikor Beledian, qui vivait alors entre Paris
et Beyrouth, disait: "J’ecris une langue morte/Galion abîme a
la mer et que les eaux polissent." Beledian est l’un des grands
auteurs de notre epoque, poète de diaspora, dont la langue est
cette fois la variante occidentale. Pourquoi ecrit-il une langue
morte? N’est-elle pas, encore et malgre tout, une langue vivante,
qui se parle dans des îlots d’armenophonie, a Beyrouth, a Montreal,
a Istanbul, a Los Angeles, a Alep? N’est-elle pas enseignee dans les
ecoles? La communaute du Moyen-Orient n’a-t-elle pas emporte avec
elle et recree de fond en comble aux Etats-Unis et ailleurs tout le
reseau d’ecoles qu’elle avait etabli vaille que vaille de l’autre
côte de la Mediterranee? Ne serait-il pas en droit de dire, lui,
beaucoup plus que Terian, qu’il est "le dernier poète de Naïri",
ecrivant dans une langue survivante? Vivante parce que survivante
(et non pas vivante parce que parlee et enseignee, transmise a travers
le babil des mères et les platitudes de la presse).

Vous faites un parallèle entre la reception de ces deux poètes?

Leurs traditions culturelles sont differentes (russe pour l’un,
francaise pour l’autre), les experiences auxquelles ils s’adossent
aussi. Entre eux, c’est tout le XXe siècle qui a passe. D’un côte,
l’extermination pratiquement sans reste des Armeniens de l’Empire
ottoman, celle des elites, la dispersion de par le monde; de l’autre
côte, l’experience totalitaire, le mensonge a l’echelle de l’Etat,
l’elimination des elites, cette fois stalinienne. Mais au fond quelle
difference? C’est comme si rien ne s’etait passe. De chaque côte, un
nationalisme bien ancre, qui ne se dement pas, un horizon de pensee
somme toute assez restreint, une absence a peu près complète de contact
avec les mouvements de pensee dans le monde. On se demande vraiment
comment ce peuple disperse et dechire reussit encore a engendrer de
vrais, de grands ecrivains, temoins de leur siècle. Mais pour qui?

Pourquoi cette litterature est-elle si mal connue a l’exterieur,
contrairement a celles de l’Europe de l’Est ou du Moyen-Orient?

Une litterature ne se "connaît" si elle croit en elle-meme. La bonne
question serait donc: où sont les traducteurs? Il faudrait par exemple,
s’ils sont Francais, qu’ils sachent l’armenien, qu’ils aient suivi
l’actualite litteraire dans les revues de langue armenienne.

Est-ce impossible? Pas le moins du monde. Herve Georgelin vient de
traduire le livre terrible d’Aram Andonian, En ces Sombres Jours,
publie a Genève chez MetisPresses, une maison d’edition qui fait
un travail de pionnier (lire en p.3). Mais l’inverse est tout aussi
vrai: une litterature ne se traduit que si d’abord elle est connue de
ceux a qui elle etait destinee, dans sa langue d’origine. La grande
litterature armenienne l’est a peine. C’est un cercle vicieux. On
pourrait en chercher l’origine dans les catastrophes historiques du
XXe siècle. Mais, a mon avis, on serait mieux avise de se tourner
plutôt vers le nationalisme ehonte, herite du XIXe.

Les Armeniens de la diaspora dans leur ensemble n’ont pas de memoire
propre, cela au moins est clair. Ils n’ont pas de vision d’eux-memes.

Ils n’ont pratiquement pas d’institutions universitaires. Ils
consacrent donc leurs forces a s’ignorer eux-memes au lieu de faire
l’apprentissage de leur propre present. Le mepris pour la litterature
contemporaine, diffus partout, est devastateur. Quant aux auteurs
d’Armenie, je suppose qu’ils n’ont pas les relais necessaires pour
exister dans le monde occidental. Ils commencent a peine a devenir
adultes, a nouer des amities. Septante ans d’arrieration mentale,
de mensonge organise, de provincialisme, de ghettoïsation culturelle,
de peurs larvees, de surveillance par la police et de castration par
la censure n’y sont pas pour peu de chose.

Vous faites un bilan totalement pessimiste?

Le plus grand ecrivain de langue armenienne au XXe siècle s’appelle
Hagop Oshagan (1883-1948). Il avait echappe de justesse aux rafles
du 11 avril 1915 a Constantinople et il a produit l’essentiel de son
oeuvre en diaspora, a Chypre et a Jerusalem. C’est une oeuvre immense
par son volume et par sa portee, par sa tentative de "s’egaler" a
la Catastrophe. Or elle est a peu près absente de la scène publique
en Armenie, a peine connue des lettres, jamais enseignee dans les
universites et tout a fait inconnue du commun des mortels. La censure
etait totale a l’epoque sovietique. Aujourd’hui, cela fait seize ans
que l’Armenie fait partie du concert des nations. Les livres d’Hagop
Oshagan (publies pour une grande part a Beyrouth) n’ont toujours pas
traverse ses frontières.

Le second exemple concerne la litterature qui se fait sous nos yeux.

Violet Grigoryan est la poetesse la plus douee (mais aussi la plus
violente, la plus provocatrice) de sa generation, celle qui soumet
sa langue aux plus grandes distorsions. Elle n’est pas interdite de
publication. Mais toute apparition televisee lui est defendue. Sa
revue, Ink’anir, est retiree de la vente. Elle est condamnee a mener
avec son groupe une existence de taupe. Ainsi, s’il est vrai que la
litterature armenienne ne se connaît pas elle-meme en diaspora (et
a donc fort peu de chance d’etre traduite sur une grande echelle),
elle ne peut pas se soutenir elle-meme en Armenie, où ce sont encore
les ostracismes et les derives droitières qui l’emportent.

Il n’y a donc rien a esperer?

Depuis quinze ans, les editions Khachents d’Erevan ont publie un
nombre incroyable d’ouvrages de litterature, de philosophie et de
sciences humaines, un travail eblouissant qui force l’admiration.

C’est donc que, la-bas du moins, tout n’est pas perdu, que le souffle
du monde civilise peut encore effleurer les lettres armeniennes.

Marc Nichanian, "Entre l’art

et le temoignage. Litteratures armeniennes au XXe siècle",

Vol. I: "La Revolution nationale",

Vol. II: "Le Deuil de la philologie", MetisPresses, 428 p. et 478 p.

Encadre: Un torrent de mots contre le silence

"La Bâtarde d’Istanbul" confronte les memoires turque et armenienne.

Le roman, qui paraît en francais, avait valu a son auteure, l’ecrivaine
turque Elif Shafak, un procès a Istanbul. Un livre invraisemblable
et brouillon mais qui s’avère attachant.

Par Eleonore Sulser

Elif Shafak. La Bâtarde d’Istanbul. Trad. d’Aline Azoulay. Phebus,
320 p.

"Je suis la petite-fille de survivants d’un genocide, mes ancetres
ont ete assassines par des bouchers turcs en 1915, mais j’ai subi un
lavage de cerveau afin de pouvoir nier ce genocide parce que j’ai
ete elevee par un Turc repondant au nom de Mustafa! Il y a de quoi
hurler de rire."

C’est la phrase par laquelle les ennuis d’Elif Shafak sont arrives.

L’expression "bouchers turcs de 1915", qui sort de la bouche d’un
personnage de La Bâtarde d’Istanbul, qui vient d’etre publie en
francais, a fait bondir Kelmal Kerincsiz, avocat nationaliste turc.

L’homme a traîne la jeune auteure devant les tribunaux turcs,
l’accusant d’insulte a l’identite nationale. Le 21 septembre 2006,
après vingt minutes d’audience, Elif Shafak etait acquittee faute de
preuves. Bruxelles, rappelant a Ankara ses aspirations europeennes,
avait multiplie les mises en garde. Un des intellectuels venus soutenir
Elif Shafak, Hrant Dink, n’a pas eu sa chance. Redacteur en chef d’un
journal bilingue armenien-turc, poursuivi sur les memes bases que La
Bâtarde d’Istanbul, il avait ete condamne a six mois de prison avec
sursis. Il a ete assassine en janvier dernier.

C’est dire si le terrain des relations entre Turcs et Armeniens,
sur lequel s’aventure Elif Shafak, reste dangereux. Pour autant,
cette Turque de 36 ans ne prend guère de precautions. Fille d’une
femme diplomate qui l’a elevee seule, devenue militante feministe
et professeure dans une universite americaine, auteure de plusieurs
romans secouant des tabous, Elif Shafak est, de son propre aveu,
venue tard a la conscience du genocide armenien. Mais, dans son livre,
elle y va franchement.

Le roman – le premier d’Elif Shafak a etre traduit en francais –
s’ouvre sur une scène des plus provocatrices. Minijupe et talons hauts,
une jeune femme de 19 ans chaloupe dans la foule stanbouliote.

Elle se rend chez son gynecologue pour avorter. Elle n’est pas
mariee et refuse de donner le nom du père. Alors qu’elle est sur la
table d’operation, un chant de muezzin fait capoter l’operation et
Asya, petite bâtarde d’Istanbul, voit le jour. De l’autre côte de
l’Atlantique, une petite-cousine armenienne, Armanoush, n’est guère
mieux lotie: sa mère, une Americaine, desireuse de se venger de la
defection de son conjoint armenien, se met en menage avec un Turc. De
quoi faire paniquer toute une famille armenienne en exil qui voit deja
sa petite Armanoush elevee dans le deni de l’histoire de son peuple.

Les deux jeunes femmes vont grandir et tresser peu a peu, a force de
chasses-croises, un noeud serre entre Turcs et Armeniens. Toute a
son enthousiasme, l’ecrivaine ne s’embarrasse ni de vraisemblance
ni de rigueur: les personnages multiplient les allers-retours
entre Istanbul et les Etats-Unis au risque de donner le vertige;
les liens de famille les plus improbables sont reveles et si aucun
vivant n’est disponible pour raconter les massacres du passe, les
djinns s’en chargent. Insatiable et curieuse de tout, elle fait se
côtoyer dans la langue de son roman des expressions armeniennes,
des paroles de chansons rock et des "posts" de cafe Internet.

Malgre la gravite du propos, le genocide armenien dans la memoire
turque, Elif Shafak s’offre un festin de mots. Gourmande, elle
multiplie les descriptions culinaires – karmyarik, pilak, kadin budu
kofte, turflu, corek, ayran – s’attardant sur les similitudes entre
cuisine turque et armenienne.

L’avidite brouillonne d’Elif Shafak pèse sur son roman. Mais malgre
ses multiples defauts La Bâtarde d’Istanbul est un livre attachant,
bourre a craquer d’excellentes intentions. Ce trop-plein de mots,
d’histoires et de rebondissements resonne aussi comme une reponse
au long et lourd silence que la Turquie a fait peser sur le genocide
des Armeniens.

Encadre: Images du genocide

Par Isabelle Ruf

Aram Andonian. En ces Sombres Jours. Trad. d’Herve Georgelin.

MetisPresses, 144 p.

Les six recits qui composent En ces Sombres Jours racontent la vie, la
survie, des "expulses-refugies" armeniens dans les deserts de Syrie,
le long de l’Euphrate. Sombres jours en verite, dont les evenements
ont ete vecus et enregistres par Aram Andonian. Il publia ce livre,
sobrement sous-titre Images, en 1919 a Boston, "faisant entrer la
destruction de son peuple dans la litterature", comme l’ecrit Herve
Georgelin, qui a traduit ces textes de l’armenien occidental (celui
de Turquie) et dote le recueil d’une preface eclairante.

Aram Andonian (1876-1951) est une figure importante du monde armenien
d’avant le genocide de 1915. Sa langue, "riche et precise", temoigne
d’une epoque où l’armenien n’etait pas "un instrument limite, reserve
aux palabres culinaires", souligne le traducteur. "Attache a l’univers
constantinopolitain", Andonian incarne une Armenie ottomane, "lettree
et urbaine". Par la suite, il sera le conservateur de la bibliothèque
Nubar a Paris, travaillant a l’histoire du genocide et a celle de la
delegation armenienne a la Conference de la paix.

Les scènes de la deportation, d’une cruaute et d’une violence parfois
insoutenables, Andonian accomplit le tour de force de les faire
exister tout en gardant une distance elegante, qui ne s’apparente
pourtant nullement a de la froideur. Dans ces camps, des enfants
affames sont tortures, ecarteles, jetes vivants sur des monceaux de
cadavres. Des femmes couvertes de terre, dessechees par une soif
inhumaine, se jettent dans l’Euphrate. Une mère dechiquette avec
ses dents le cadavre de son enfant noye. "Elle l’avait mordu parce
qu’en entrant ainsi dans l’eau, il l’avait frappee de ce chagrin
insupportable." Les soldats, anciens criminels souvent, se vengent
sur les deportes de leurs propres humiliations, la corruption se
deploie ouvertement. Quand la faim, la douleur, la rage debordent,
leur eruption est incontrôlable. "Cela fait un an que nous mendions":
tout est dit. Et les crimes sont partages: "Ils etaient tous absolument
convaincus que pour nuire aux Armeniens, les Armeniens etaient bien le
meilleur moyen", ecrit encore Andonian. La parution en francais, dans
une maison genevoise, de ce chef-d’oeuvre de concision est a saluer.

Encadre: Quelques dates de l’histoire de l’Armenie

Par Le Temps

* Entre la fin du VIIe siècle et le debut du VIe siècle avant J.-C.:
Les Armeniens, peuple indo-europeen, s’installent dans les vallees
de l’Euphrate et de l’Arsanias.

* Vers 520 avant J.-C.: Première mention de l’Armenie en tant que
Satrapie de la Perse achemenide.

* IVe siècle-188 avant J.-C.: Royaume d’Armenie de la dynastie des
Orontides.

* De 188 a12 après J.-C.: Dynastie des Artaxiades. Durant la première
moitie du Ier siècle avant J.-C. , s’epanouit l’empire armeno-syrien
de Tigrane le Grand.

* Vers 35-48: Royaume d’Armenie de la dynastie des Parthes arsacides.

* Debut du IVe siècle: Le roi Tiridate III fait du christianisme la
religion d’Etat, sous l’impulsion de saint Gregoire l’Illuminateur.

* Vers 405: Creation de l’alphabet armenien et traduction de la Bible.

* 428-654: Domination byzantine a l’ouest, et domination perse a l’est.

* 654-884: Domination arabe, emaillee d’insurrections armeniennes.

* 885-1045: Deux royaumes armeniens se reconstituent mais ils seront
l’un après l’autre annexes par Byzance.

* 1064: Prise d’Ani par les Turcs seldjoukides qui, en 1071, deferont
les Byzantins lors de la bataille de Manazkert.

* 1198-1375: Royaume armenien de Cilicie.

* 1410-1502: Les tribus turcomanes s’installent en Armenie et en
grande Cilicie.

* 1512: Le premier livre armenien est imprime a Venise. La première
bible armenienne imprimee le sera a Amsterdam autour de 1666.

* 1502-1828: Domination perse en Armenie orientale tandis que les
Ottomans domineront, entre 1512 et 1922, l’Armenie occidentale.

* 1828: La Russie tsariste obtient de la Perse toute l’Armenie
orientale.

* 1915: Genocide des Armeniens dans l’Empire ottoman.

* 1918-1920: Première Republique d’Armenie qui est annexee en 1920
a l’URSS.

* 1991: La Republique d’Armenie devient independante et prend Erevan
pour capitale.

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http://www.fondationbodmer.org.
Kafian Jirair:
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