Le Temps, Suisse
12 octobre 2007
Les Etats-Unis font face à la colère de leur allié turc
DIPLOMATIE. En reconnaissant l’existence d’un «génocide» contre les
Arméniens, les élus américains ont rendu furieuses les autorités
d’Ankara. Qui menacent de lancer des représailles.
Depuis le début de la guerre en Irak, des milliers et des milliers de
soldats américains sont passés par la base d’Incirlik, dans le sud de
la Turquie. C’est par là que transitent aussi la plus grosse partie
du matériel de guerre et le carburant. C’est par là, encore, que
passent les nouveaux véhicules blindés dont vont être équipés les GI,
pour tenter de les prémunir contre les bombes qui explosent au
passage de leurs convois.
Bien avant l’Irak, au temps de la Guerre froide, Incirlik avait été
le ciment qui unissait la Turquie et les Etats-Unis. Ainsi ces mots,
prononcés à Washington par Egemen Bagis, ont résonné comme une réelle
menace aux oreilles des Américains: «Imaginez juste ce que
représenterait pour les Etats-Unis une fermeture d’Incirlik», s’est
contenté de dire ce proche du premier ministre turc, Recep Tayyip
Erdogan.
Les responsables turcs sont furieux. Mercredi, le comité des Affaires
étrangères de la Chambre des représentants a commis ce qui, à leurs
yeux, constitue l’affront suprême: par 27 voix contre 21, les élus
ont qualifié de «génocide» le massacre des Arméniens durant la
Première Guerre mondiale qui a ensanglanté les dernières années de
l’Empire ottoman.
Cette décision, qui devrait être suivie par un vote en plénière en
novembre prochain, ne doit rien au hasard. Dans le touffu jeu des
lobbies qui entoure la vie politique américaine, la communauté
américano-arménienne a joué de tout son poids. Elle a notamment fait
pression ces derniers mois pour que des villes américaines retirent
leur soutien à l’«Anti-Defamation League», active dans la lutte
contre l’antisémitisme et proche d’Israël, si elle ne reconnaissait
pas l’existence du «génocide» des Arméniens. Cette dernière a fini
par céder, même si c’est du bout des lèvres, en parlant de
«l’équivalent d’un génocide». Un revirement qui a été déterminant
pour le vote au Congrès.
Cette affaire embarrasse au plus haut point le gouvernement de George
Bush, qui a jeté dans la mêlée tous ses piliers, y compris la
secrétaire d’Etat Condoleezza Rice ou le chef du Pentagone, Robert
Gates, afin de tenter de «ramener à la raison» les élus. «Les Turcs
ont été très clairs sur certaines des mesures qu’ils prendraient si
la résolution était approuvée (par la Chambre des représentants)»,
expliquait Robert Gates jeudi. «Nous regrettons tous la souffrance
tragique du peuple arménien. Mais cette résolution n’est pas la bonne
réponse à ces tueries de masse», enchaînait le président américain,
en prenant bien soin d’éviter le mot «génocide».
D’ores et déjà, la contre-attaque turque est lancée. Recep Tayyip
Erdogan annonçait hier qu’il prônerait l’autorisation d’une vaste
offensive militaire contre la rébellion kurde dans le nord de l’Irak.
Le parlement turc doit en débattre la semaine prochaine. Et cette
perspective fait frémir les Américains: elle risquerait d’embraser la
seule partie de l’Irak qui est aujourd’hui plus ou moins pacifiée.
Mais les menaces du farouche allié turc ne s’arrêtent pas à la base
d’Incirlik ou au Kurdistan irakien. En visite ces jours en Israël, le
chef de la diplomatie turque, Ali Babacan, n’a pas pris de gants, lui
non plus, en déclarant que les relations entre les deux pays
«pourraient souffrir» du vote américain. Pour Israël, comme pour les
Etats-Unis, la Turquie représente un important allié stratégique. Et,
comme Washington, Tel-Aviv a toujours refusé de qualifier de
«génocide» le massacre des Arméniens. Ou même «d’équivalent de
génocide».