Le Figaro, France
Vendredi 12 Octobre 2007
Les relations américano-turques s’enveniment
par Laure MarcHAND
C’EST UN COUP dur de plus pour les relations américano-turques, déjà
malmenées depuis quelques jours par les velléités turques d’envoyer
des troupes dans le nord de l’Irak pour faire la chasse aux rebelles
kurdes. Mercredi, une commission de la Chambre des représentants
américaine a adopté, par 27 voix contre 21, un texte reconnaissant le
génocide arménien, perpétré en 1915 sous l’Empire ottoman. Ankara a
aussitôt réagi avec virulence. Le président de la République,
Abdullah Gül, a fustigé une décision « inacceptable ». Le
gouvernement l’a également condamnée fortement, via un communiqué : «
Il est inacceptable que la nation turque soit accusée d’une chose qui
n’a jamais eu lieu dans l’histoire.
(…) L’approbation de cette résolution est une initiative
irresponsable qui, à un moment très délicat, va compliquer les
relations entretenues depuis des générations avec un ami et un allié,
ainsi que le partenariat stratégique . » Ce vote, en dépit de la
farouche opposition de la Maison-Blanche, tombe en effet
particulièrement mal dans le calendrier et risque d’envenimer encore
un peu plus les désaccords entre Ankara et Washington sur les moyens
à donner à la lutte contre la guérilla du Parti des travailleurs du
Kurdistan (PKK). Premiers signes d’un durcissement, le rappel, dès
hier, de l’ambassadeur turc aux États-Unis pour des consultations,
ainsi que l’envoi dès lundi prochain, après la fête qui marque la fin
du ramadan, d’une motion au Parlement turc pour obtenir
l’autorisation d’une intervention militaire transfrontalière, valable
un an. Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan a déclaré qu’il
s’agissait d’« une question sérieuse qu’il faut tenir à l’écart de
tout sentimentalisme ». Mais c’est un moyen pour Ankara de tenir tête
diplomatiquement à Washington, opposé à ce que la Turquie s’immisce
dans le jeu irakien et ne déstabilise un peu plus le pays. Et à
hausser le ton avant que le texte, voté mercredi en commission, ne
soit soumis à l’approbation de la Chambre des représentants
américaine en novembre. « Tout sauf une surprise » Tout en cherchant
à calmer l’ire de son allié au sein de l’Otan, l’Administration de
George Bush tente de faire pression sur les membres de la Chambre. «
L’accès aux domaines aérien et routier turcs risque d’être vraiment
compromis si la résolution passe et que la Turquie réagit aussi
fortement que ce à quoi nous nous attendons », a mis en garde le
secrétaire d’État à la Défense, Robert Gates. La Turquie occupe une
position stratégique clef dans le dispositif américain : 70 % de la
logistique destinée à ses troupes en Irak transite par la base
aérienne d’Incirlik, dans le sud de pays. Ankara brandit la menace de
la fermer. Les États-Unis souhaitent également pouvoir utiliser le
territoire turc au moment de leur retrait d’Irak. Pour Arda Batu,
professeur de relations internationales à l’université de Yeditepe à
Istanbul, cette crispation des relations bilatérales « est tout sauf
une surprise. Elle intervient alors que les ressentiments entre les
deux parties se sont manifestés à de nombreuses reprises depuis
plusieurs années ». Le refus du Parlement turc, en 2003, d’autoriser
les États-Unis à passer par la Turquie pour ouvrir un front nord en
Irak a marqué le début de la mésentente. Depuis, escarmouches et
divergences ont rythmé les relations diplomatiques : arrestation en
2003 de onze agents turcs en Irak par les Américains qui les ont
exhibés avec un sac sur la tête, ce qui a été vécu comme une
humiliation en Turquie. Visite d’une délégation du Hamas à Ankara en
2006… La dernière opposition frontale a été la signature d’un
accord énergétique avec l’Iran cet été. Les intérêts stratégiques des
deux partenaires dans la région s’éloignent. Et pour ne rien
arranger, la diplomatie turque montre des signes de faiblesse, quand
il ne s’agit pas de maladresse. Egmen Bagis, le conseilleur de Recep
Tayyip Erdogan, à la tête d’une délégation parlementaire envoyée
cette semaine aux États-Unis pour plaider la cause turque contre la
reconnaissance du génocide arménien, ne s’est pas embarrassé de
précaution oratoire. Il a déclaré que le projet de résolution était «
juste bon à être jeté à la poubelle » . « Le gouvernement perd son
temps sur des questions intérieures sans intérêt, comme le référendum
sur l’élection présidentielle (le 21 octobre), estime Arda Batu. Il y
a urgence à se concentrer sur la politique étrangère, nous sommes
dans une situation géographique très délicate à gérer. »