Film: Un Brave Type Peut Aussi Etre Un Assassin

"UN BRAVE TYPE PEUT AUSSI ETRE UN ASSASSIN"

Le Temps
9 avril 2008
Suisse

PARCOURS. Avec "Lady Jane", un film noir, Jean-Pierre Darroussin
retrouve la bande a Robert Guediguian pour la douzième fois.

Chaque spectateur le sait puisqu’il fait, depuis trente ans, un peu
partie de la famille: derrière sa mine renfrognee a la Jacques Dufilho,
Jean-Pierre Darroussin possède une bonhomie douce qui l’a distingue,
en bien, dans beaucoup de films peu recommandables.

Inoubliable Dany, fumeur de joints qui a du mal a passer le cap,
dans Nos Meilleurs Copains du tâcheron Jean-Marie Poire, il lui
suffit de se poser dans une horreur comme le recent Dialogue avec mon
jardinier de Jean Becker pour maintenir les paupières ouvertes. Il
existe heureusement deux univers où Darroussin, 54 ans, est comme
un poisson, non pas hors de son bocal, mais dans l’eau: celui
d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri (Cuisine et dependances, Un Air
de famille, On connaît la chanson, Le Goût des autres); et celui de
Robert Guediguian qu’il retrouve pour la douzième fois a l’occasion
de Lady Jane. Douze films, trente ans de collaboration sans nuages.

Le Temps: "Lady Jane" est le premier film noir signe Robert Guediguian.

Jean-Pierre Darroussin: Et j’en suis très content. Nous sommes une
troupe, une troupe de cinema, et les spectateurs peuvent ressentir une
forme de lassitude, meme si certains d’entre eux aiment ce rendez-vous
avec les films de Guediguian. Et voila que Robert nous a propose
ce renouvellement; a travers le cinema de genre que nous n’avions
jamais aborde; a travers le film noir avec des coups de revolver
et des poursuites; a travers des references a Hollywood d’Humphrey
Bogart ou James Cagney; a travers une atmosphère plus nocturne;
a travers des personnages très a distance de la societe.

C’etait assez nouveau. Et nous comme acteurs autant que lui comme
realisateur avons dû reinventer notre facon de travailler, de filmer,
d’eclairer, de monter aussi, beaucoup plus decoupe et rythme.

– Peut-on parler d’un plaisir plus enfantin a jouer au film noir?

– En fait, nous avons toujours tourne avec un plaisir de gamins. Quoi
qu’on aborde, puisque, avec Robert, Ariane Ascaride et Gerard
Meylan, nous sommes amis. Nous continuons a faire des films
ensemble comme nous les faisions quand nous avions 20 ans. Sans reel
professionnalisme. Nous avons vieilli ensemble, ce qui nous a permis
de rester jeunes ensemble.

– N’etes-vous pas celui qui va le plus souvent voir ailleurs et meme
celui qui repond le plus souvent aux entretiens? On voit rarement
Gerard Meylan faire la promotion des films de Robert Guediguian…

– Le cas de Gerard est très particulier. Il se considère comme un
professionnel depuis très peu de temps. Il etait infirmier et ne
tournait que dans les films de Robert. De mon côte, au contraire,
j’ai choisi ce metier et j’ai fait le conservatoire. Idem pour
Ariane. Il se trouve que j’ai pu faire carrière et que j’ai vu
d’autres horizons. A un moment, je suis meme devenu davantage
connu pour d’autres films que pour ceux de Robert. Parce qu’il faut
rappeler que la reconnaissance du travail de Robert est arrivee tard,
avec Marius et Jeannette en 1997. C’etait il y a seulement dix ans,
alors que j’avais deja tourne dans d’autres succès populaires comme
Notre Histoire de Bertrand Blier en 1984, Mes Meilleurs Copains de
Jean-Marie Poire en 1989, où les gens ont commence a me reperer dans
la rue, ou Un Air de famille de Cedric Klapisch en 1996. Du coup,
je n’ai pas tout a fait eu le meme statut a l’interieur de la troupe.

– Y a-t-il, dans votre filmographie, d’un côte les films de Robert
Guediguian et, de l’autre côte, tout le reste?

– Pour moi, les films de Robert perpetuent un esprit que nous avions
mis en place dans notre jeunesse, lorsque nous etions sortis du
conservatoire avec Ariane, qui etait deja mariee avec Robert. Nous
passions des soirees a reinventer le monde et la manière de faire
du cinema. Tout cela a cree effectivement un monde a part qui a
aujourd’hui trente ans d’histoire.

– Cela signifie-t-il que vous pensiez, a cette epoque, que le cinema
pouvait changer le monde?

– On l’a pense, sans doute. Nous sommes tetus, orgueilleux, vaniteux.

Si bien que meme si tous les gens d’experience vous disent que ca
ne changera rien, vous vous dites que ca vaut quand meme le coup
d’essayer. D’etre dans l’energie de croire qu’un film peut changer
quelque chose. C’est une energie vitale et necessaire. Avec le temps,
on s’apercoit evidemment que ca ne change rien. Mais ce n’est pas
grave puisqu’on s’apercoit aussi que rien ne change fondamentalement
les choses. Si les images de cinema servent a quelque chose, c’est a
aider les spectateurs a se constituer, qu’il s’agisse de leurs modes
de reference, de leur parler ou de leurs rapports sociaux.

– Ce qui n’empeche pas Robert Guediguian de poursuivre ses combats
politiques: "Lady Jane", qui parle de vengeance et de son inutilite,
montre, sur un poste de television, une image de Ramallah…

– Robert, comme Ariane, Gerard, l’equipe qui nous accompagne depuis
trente ans et moi-meme, avons quand meme le sentiment que le monde
marche un peu sur la tete, et c’est important de continuer a le
dire, meme plus sagement que dans nos premiers films. Les films de
Robert ont toujours parle de la solidarite, ce sentiment qui semble
echapper a la politique. Et au monde en general d’ailleurs. En venant
a cet entretien, mon metro a ete arrete pour cause d’"accident de
personne". Et bien, meme si "accident de personne" sous-entend quelque
chose d’evidemment dramatique, on entend toujours des râleurs qui
s’exclament que la RATP ne marche jamais, qui rouspètent parce que le
service n’est pas assure. Nous avons envie de dire: "Arretez: il n’y
a pas que l’efficacite et le rendement." Il y a aussi la rencontre
avec les autres.

– C’est une thematique que vous poursuivez hors des films de
Guediguian. On vous voit souvent, par exemple dans "Dialogue avec
mon jardinier", dans le rôle de l’ami.

– J’en fait d’autres. Mais c’est vrai que mon emploi, c’est un peu
les braves types. Ce qui est plutôt une chance, parce que c’est un
emploi très large: un brave type peut meme etre un assassin. Je sais
que je dois faire gaffe a decliner dans son infinie complexite ce
tronc commun des personnages qu’on me propose. C’est sur cette seule
base que j’ai vecu une sorte de progression inconsciente et lineaire.

J’ai reve d’etre acteur et je le suis devenu. Sans coup de chance.

Petit a petit. L’unique moment determinant remonte loin, alors que
j’etais gamin: je me souviens d’avoir vu Maurice Chevit dans une
dramatique televisee. Il m’a fait comprendre que c’etait un metier et
que c’etait le metier que je desirais faire. Rien dans mon entourage
ne m’y destinait. Sinon la tele de mes parents qui est arrivee a la
maison quand j’avais 11 ans.

Encadre: Une tenebreuse affaire de vengeance a Marseille

Avec "Lady Jane", Robert Guediguian signe un polar atypique, hante
par les fantômes du passe.

Par Norbert Creutz

Quinze films deja! A force, Robert Guediguian et sa petite bande font
un peu partie de la famille, de nos vies. C’est ce qui fait la force
unique – ce sentiment de vieillir ensemble, pour ceux qui suivent –
et la limite – une certaine difficulte a surprendre – de son cinema.

Après deux tentatives hors sol plutôt reussies, Le Promeneur du Champ
de Mars et Le Voyage en Armenie, voici donc notre cineaste "regional"
de retour a Marseille. Avec une sorte de polar, ou plutôt de film noir.

Faut-il s’en rejouir? Au dernier Festival de Berlin, la deception
etait palpable, la relative nouveaute du genre ne semblant pas avoir
convaincu. Quant aux eternels nostalgiques de Marius et Jeannette,
seul franc succès de Guediguian, ils ne risquent pas de faire un
triomphe a ce film qui radicalise encore la noirceur de Dieu vomit
les tièdes, La Ville est tranquille ou Mon père est ingenieur.

A la vie, a la mort

Tout commence pourtant dans la bonne humeur, avec une bande de
cambrioleurs masques qui distribue une cargaison de manteaux de
fourrure aux filles de joie d’un bordel ensoleille. Las! Tout ca,
c’est du passe. Aujourd’hui, nos Robin des Bois quinquagenaires
vivent ranges, chacun de son côte. Muriel (Ariane Ascaride) se
voue a son fils Martin et a sa petite boutique d’articles de luxe
d’Aix-en-Provence. Sa vie bascule le jour où elle recoit un telephone
anonyme lui apprenant que Martin a ete enleve et qu’il ne lui sera
rendu que contre une rancon de 200000 euros. Elle se tourne alors
vers les deux hommes de sa vie, Francois (Jean-Pierre Darroussin),
loueur-reparateur de bateaux, et Rene (Gerard Meylan), proprietaire
d’une boîte de strip-tease de Marseille…

Leurs retrouvailles vont reactiver tout un passe soigneusement
enfoui. Comment rassembler la somme requise? Pourquoi Muriel ne
fait-elle pas simplement appel a la police? A-t-elle encore quelque
chose a cacher? Et le "polar" de se trouer de mysterieux flash-back,
qui devoilent peu a peu comment avait pris fin leur jeunesse
aventureuse. Lorsque l’echange tourne mal, le film gagne encore en
puissance dans une deuxième partie emaillee de dialogues de plus en
plus philosophiques.

L’impasse de la vengeance

On s’en serait doute, le genre n’a ici qu’une fonction de revelateur.

Chassez le naturel, il revient au galop. Lady Jane (en reference a une
chanson des Rolling Stones) sera donc un film hante. Par les illusions
perdues, par la peur de vieillir et le desir de l’assumer malgre tout,
par une transmission impossible aux nouvelles generations. Le tout
debouchant sur un propos très moral concernant l’instinct de vengeance.

Il y a ceux qui trouveront tout cela trop lourd et desespere, et ceux
qui adhereront d’emblee, par fidelite. Malgre l’evidente intelligence
de la mise en scène, l’ensemble paraît toutefois un tantinet trop
classique. Plus aussi vital en tout cas que lorsque Guediguian
enterrait "a chaud" les espoirs de la gauche. A terme se profile
le danger qu’il ne filme plus que des personnages qui ressassent ce
qu’ils ont ete. On en est encore loin dans cette histoire d’amitie et
de trahison, plus prenante qu’il n’y paraît de prime abord. Mais il
est grand temps pour Guediguian de s’ouvrir a present a la generation
de ses propres enfants.

Lady Jane, de Robert Guediguian (France 2008), avec Ariane Ascaride,
Jean-Pierre Darroussin, Gerard Meylan, Yann Tregouët, Frederique
Bonnal, Jacques Boudet, Pierre Banderet, Christine Brucher. 1h42

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