Carnet de route en Georgie [in French]

Carnet de route en Géorgie, par Jonathan Littell
LE MONDE 2 | 03.10.08 | 06h54

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Po ur "Le Monde 2", l’auteur des "Bienveillantes" s’est rendu en Géorgie peu
après le cessez-le-feu qui a suivi le bref conflit entre ce pays du caucase du
sud et la russie. Il a parcouru la région, rencontré hommes politiques,
généraux russes, habitants et soldats, tenté de comprendre les différents
points de vue. Voici son reportage.

" Pishite pravilno ", on n’arrête pas de vous répéter là-bas, " écrivez
correctement, écrivez ce qui s’est vraiment passé ". On l’entend partout, en
Ossétie du Sud et en Abkhazie comme en Géorgie même, et on voudrait bien, ça,
écrire ce qui s’est vraiment passé. Mais ce n’est pas facile. " Tout le monde
produit des récits qui justifient ses idées préconçues ", suggère Dan Kunnin,
un conseiller américain du président géorgien Mikheïl Saakachvili, dans son
bureau du nouveau palais présidentiel à Tbilissi. Qui est l’agresseur, qui est
la victime ? Pour les Géorgiens, leur " intégrité territoriale ", et donc leur
droit à reprendre le contrôle de leurs deux régions séparatistes par n’importe
quel moyen, est sacré ; pour les Ossètes, et les Abkhazes surtout, c’est une
injustice historique et une aberration, et l’idée de rejoindre un jour la
Géorgie leur semble aussi grotesque que de demander aux Estoniens de rejoindre
la Russie. " Ce que je ne comprends pas, me lance un jour à Soukhoumi, la
capitale de l’Abkhazie, l’historien Stanislav Lakoba, secrétaire du conseil de
sécurité abkhaze, c’est pourquoi les Occidentaux, qui se disent tellement
opposés à Staline, veulent nous imposer des frontières tracées par Staline. "
Pour les Abkhazes, leur nation, constamment en concurrence avec les
principautés géorgiennes, n’a jamais fait partie de la Sakartvelo, la Géorgie,
un espace à géométrie variable avant que les nationalistes mencheviks puis les
révolutionnaires bolcheviques lui donnent sa forme actuelle ; selon une
croyance largement répandue, même si elle est contestée par les chercheurs
pour lesquels la réalité est bien plus complexe, c’est le Géorgien Staline qui
aurait " donné " l’Abkhazie à la Géorgie en 1931, en tant que république
autonome, alors qu’avant elle aurait eu un statut équivalent. En décembre
1991, les trois présidents slaves de l’URSS, Boris Eltsine et ses homologues
biélorusse et ukrainien, décident que la dissolution de l’Union suivra les
frontières des quinze républiques soviétiques, sans accorder aucun droit aux
républiques autonomes comme l’Abkhazie, la Tchétchénie ou le Nagorno-Karabakh
– pour ne citer que celles-là -, décision unilatérale, prise sans consulter
les intéressés, et immédiatement reconnue par une communauté internationale
inquiète et de surcroît traumatisée (et à juste titre) depuis la seconde
guerre mondiale par la moindre velléité de remise en cause de frontières,
aussi arbitraires soient-elles. A ce récit, les Géorgiens opposent un fait :
en 1991, les Abkhazes ne formaient que 17,8 % de la population de l’Abkhazie
(contre 45,7 % de Géorgiens), et n’y détenaient le pouvoir qu’en vertu du
principe soviétique de la " nation titulaire ". Et les Abkhazes, alors, de
décrire la politique de colonisation de Beria, et les Géorgiens le nettoyage
ethnique qui a suivi la guerre de 1993. Des querelles sans fin et sans issue,
et que seule, jusqu’ici, est parvenue à trancher la violence, qui au moins a
la vertu de créer des faits, aussi tragiques soient-ils. Mais ces faits à leur
tour génèrent de nouvelles querelles, aux enjeux vitaux pour la suite : Qui a
commencé ? Qui est l’agresseur, qui est la victime ? Qui faut-il blmer pour
tous ces morts et toutes ces destructions ? Dans la version qu’ils mettent en
avant, aujourd’hui, les Géorgiens n’auraient fait que se défendre contre une
invasion russe préparée de longue date. " Penser autrement serait ridicule ",
déclare Dan Kunnin. Depuis le début du mois d’août, la tension avec l’Ossétie
du Sud, ponctuée d’attentats et de bombardements des villages géorgiens autour
de Tskhinvali, la capitale ossète, était à son comble. La communauté
internationale réagissait mollement, se contentant de répéter aux Géorgiens :
" Ne cédez pas aux provocations ", mais ne mettant aucune pression sur les
Russes pour qu’ils brident leurs clients ossètes. Les combats massifs ont
débuté dans la nuit du 7 au 8 août, par un bombardement géorgien de Tskhinvali
suivi d’un assaut en règle. Légitime défense, affirment les Géorgiens : des
centaines de blindés russes avaient déjà passé le tunnel de Roki reliant
l’Ossétie du Sud à la Russie, dans un début d’invasion, et le but des
opérations géorgiennes n’était que d’arrêter, ou au moins de ralentir,
l’assaut russe. Un mois après les événements, le gouvernement géorgien met en
avant une preuve partielle : des enregistrements d’échanges téléphoniques
entre gardes- frontières ossètes, réalisés vers 3 heures du matin le 7 août,
parlant de blindés dans le tunnel. Mais comme le note le New York Times, qui
publie ces écoutes, on ne sait toujours pas combien de blindés, ni le but réel
de leur mission ; à ce niveau-là, les enregistrements ne tranchent rien. Et
si c’était bien une défense, elle ne pouvait qu’être suicidaire. Mais quel
choix avions-nous ? rétorquent les Géorgiens. " C’était la chronique d’une
guerre annoncée ", m’expliquera tard une nuit, en buvant du vin dans le grand
hall du Marriott de Tbilissi, Guiga Bokeria, vice-ministre des affaires
étrangères, un proche de Saakachvili et peut-être un des politiciens les plus
influents de Géorgie. " Comme dans Garcia Marquez. Tout le monde connaissait
le scénario. " Celui-ci débuterait par des provocations qui pousseraient les
Géorgiens à lancer une offensive, et la riposte russe viserait à occuper les
deux républiques séparatistes, à détruire l’armée géorgienne, et si possible à
saper l’infrastructure politique du pays et à renverser le régime. " On ne
s’attendait pas à l’ampleur, mais on savait que ça allait se passer, et qu’on
allait perdre, continue Guiga. Mais on devait leur faire payer un prix, et ça,
maintenant, ils le payent. Pour ces villages et ces dix kilomètres, ils payent
le prix fort devant la communauté internationale. La seule vraie victoire pour
eux aurait été un changement de régime. Sans ça ils n’ont rien gagné. "
PERSONNE N’A PARLÉ PUBLIQUEMENT DE BLINDÉS RUSSES AVANT LE 8 AOÛT Le problème
avec ce récit-là est qu’il contredit toutes les déclarations géorgiennes au
moment des événements. La nuit du 7, au début de l’assaut sur Tskhinvali, le
général Mamouka Qourachvili, commandant des Forces de maintien de la paix
géorgiennes, proclamait à la télévision que la Géorgie venait de lancer une
opération " pour restaurer l’ordre constitutionnel en Ossétie du Sud " ; peu
après, Dmitri Sanakoev, un ancien séparatiste rallié à Tbilissi, s’adressait
aux Ossètes, dans leur langue, pour leur expliquer que la Géorgie leur
apportait la démocratie. Personne n’a parlé publiquement de blindés russes
avant le 8 août. En privé, c’est plus compliqué : si l’ambassadeur de France à
Tbilissi, Eric Fournier, affirme catégoriquement : " Jamais les Géorgiens
n’ont appelé leurs alliés européens pour dire : Les Russes nous attaquent ",
Matthew Bryza, un haut diplomate américain en charge du dossier géorgien
depuis le début de l’administration Bush, m’explique : " Que les Géorgiens
aient été plus ouverts avec nous qu’avec les Européens est normal, vu notre
relation privilégiée. Eka Tkechelachvili, leur ministre des affaires
étrangères, m’a appelé à 11 h 30 [heure de Tbilissi] et m’a dit : Les Russes
entrent en Ossétie du Sud avec des chars et plus de 1 000 hommes, on n’a pas
le choix, on rompt le cessez-le-feu [déclaré par Saakachvili à 19
heures]. Comme j’en avais reçu l’instruction, je lui ai répondu : Evitez le
combat avec les Russes à tout prix. Quoi qu’il en soit, les Géorgiens étaient
convaincus que ça se passait vraiment. " La version russe, elle, a le mérite
de la clarté, si ce n’est de l’honnêteté : Saakachvili est un psychopathe,
drogué de surcroît, qui a lancé une offensive génocidaire à laquelle la Russie
ne pouvait que résister. Les Russes toutefois ne sont pas les seuls à blmer
Saakachvili pour le déclenchement des hostilités. Dès son arrivée au pouvoir,
en 2004, à la suite de la " révolution des roses ", Saakachvili a en effet
toujours tenu un discours très agressif à l’encontre des deux régions
séparatistes ; une rhétorique nationaliste qui rappelait à certains celle de
Zviad Gamsakhourdia, le premier président de la Géorgie indépendante, qui
considérait les Ossètes comme " des cochons indo-européens ", les autres
populations allogènes comme " des hôtes ingrats " à géorgianiser, et qui a
déclenché le premier conflit avec les Ossètes, conflit que Tbilissi a perdu.
Le nationalisme de Saakachvili, axé sur une vision presque française de
l’Etat-nation, n’a pas ce caractère raciste ; mais lui qui aime à se comparer
au grand roi David le Btisseur ne rêvait-il pas depuis le début de reprendre
ces terres par la force ? En quatre ans, il a englouti un pourcentage
exorbitant du PNB de son pays dans l’armée, bien au-delà des niveaux
recommandés par l’OTAN. Et en Irak, les rues de la base militaire géorgienne
affichaient toutes des noms de villes abkhazes, Gagra, Pitsunda, Gali ; les
chants de marche des troupes formées par les Américains portent sur la
reconquête de l’Abkhazie. " Dans son cour, Micha [en Géorgie, on appelle tout
le monde, jusqu’au président, par son prénom ou son diminutif] a toujours été
en faveur d’une solution militaire ", m’a dit un jour à Tbilissi une
journaliste géorgienne qui le connaît depuis plus d’une décennie. Certains
sont convaincus que l’assaut contre l’Ossétie n’était d’ailleurs que le
début. " Plusieurs officiels m’ont certifié qu’ils espéraient envahir
l’Abkhazie dans la foulée ", me raconte un soir Erosi Kitsmarichvili,
ambassadeur de Géorgie en Russie. " Ils pensaient balayer les Ossètes en 24-36
heures, puis ils auraient lancé une double offensive contre les Abkhazes,
depuis la base de Senaki et les gorges de Kodori. " Ainsi, le fait que le gros
des forces géorgiennes se trouvt à l’ouest du pays, le 7 août, ne serait pas
une preuve d’impréparation, bien au contraire. Kitsmarichvili n’est pas
n’importe quel observateur : propriétaire de la très influente chaîne de
télévision Rustavi 2, il avait joué en 2003 un rôle-clé dans la " révolution
des roses " ; en janvier dernier, il avait conseillé Saakachvili durant sa
campagne électorale, avant d’être nommé ambassadeur à Moscou, où il avait,
jusqu’à son rappel en juillet, tenté de tisser des liens avec le président
russe Medvedev et son entourage libéral ; depuis les événements d’août, il a
décidé de passer à l’opposition. Il n’est pas loin de croire que Saakachvili
est tombé dans un piège russe : un scénario semblable à celui qui a conduit le
commandant tchétchène Chamil Bassaev à pénétrer au Daghestan en août 1999,
propulsant Vladimir Poutine au pouvoir et déclenchant la seconde guerre de
Tchétchénie. Tout le monde, en effet, savait que les Russes préparaient
quelque chose. Poutine lui-même avait annoncé la couleur, juste après la
reconnaissance internationale de l’indépendance du Kosovo, vigoureusement
contestée par Moscou : " On ne va pas singer, on a notre propre recette
maison. Notre réponse, avait-il ajouté, sera asymétrique. " La Géorgie, qui
cherchait désespérément à intégrer l’OTAN, était de toute évidence dans le
collimateur. Début mai, la Russie déployait un millier de parachutistes en
Abkhazie, en violation des accords de maintien de la paix, suivis de quatre
cents hommes des Troupes ferroviaires envoyés pour réparer la voie ferrée
stratégique menant de Soukhoumi à Otchamtchiré, à quelques kilomètres de la
ligne de contrôle. Le 15 juillet, alors que les provocations autour de
l’Ossétie du Sud s’intensifiaient, la Région militaire russe du Caucase du
Nord (SKVO) entamait un exercice militaire de grande envergure, " Kavkaz 2008
", prétexte parfait pour accumuler dans la région troupes d’élite, blindés et
avions, forces qui sont tranquillement restées sur place à la fin de
l’exercice. Fin juillet, l’analyste militaire russe Pavel Felgenhauer publiait
un article où il décrivait dans le détail ce qui allait effectivement se
passer une semaine plus tard. Comment alors Saakachvili et son entourage de
faucons auraient-ils pu penser un instant que les Russes les laisseraient
faire ? " Les ministres géorgiens avaient coutume de comparer l’Ossétie du Sud
à une dent de lait, explique l’ambassadeur Eric Fournier. Ça ne compte plus
pour les Russes , ils disaient tous. " Dans les jours précédant le conflit,
les officiels russes chargés du dossier ossète multipliaient les signaux en ce
sens : " Les Ossètes sont devenus incontrôlables, ils ne nous écoutent plus,
on en a marre ", déclaraient-ils publiquement. Kitsmarichvili, lui, se demande
même si cette opération d’intoxication n’aurait pas été facilitée par une
taupe dans l’entourage de Micha. Un piège habile et de grande envergure, bti
pour jouer sur le côté impulsif de Saakachvili : comme un torero qui agite son
chiffon rouge, et qui compte sur l’agressivité du taureau pour qu’il charge
droit, afin de lui planter son épée dans le collier, a recibiendo, jusqu’à la
garde. Mais peut-être aussi l’impétuosité caucasienne suffisait-elle ? Ça et
l’incompétence de tous les côtés. Sans doute les Géorgiens eux-mêmes ne
savent-ils pas vraiment ce qui s’est passé. TECHNIQUES DE POINTE Ces versions
concurrentes, aux enjeux politiques bien réels, sont soutenues par tout un
appareil de communication, ce qu’on appelait autrefois de la propagande, plus
ou moins sophistiqué. Côté russe, les méthodes restent assez primitives ; si
leurs citoyens, grce au contrôle absolu du pouvoir sur la presse, n’ont accès
quasiment qu’à la version officielle des faits, celle-ci est peu convaincante
pour les observateurs étrangers, pas plus que les accusations initiales de "
génocide ". Côté géorgien, on emploie en revanche des techniques de pointe. Le
gouvernement a ainsi embauché un cabinet de communication belge, Aspect
Consulting, pour promouvoir sa version à l’intention du monde extérieur. Son
fondateur, Patrick Worms, que les médias russes ont baptisé " le maître belge
du tchiorny PR , la communication noire ", a mis en place un réseau d’équipes
dans toutes les capitales européennes, et distille quotidiennement
informations et " spin " visant à accréditer le récit de ses employeurs.

Un de ses projets majeurs, mené avec Guiga Bokeria, a ainsi été une
chronologie officielle des événements, distribuée fin août aux journalistes et
diplomates étrangers à Tbilissi. Mais celle-ci se contente d’affirmer qu’"
environ 150 véhicules blindés et camions militaires de l’armée régulière russe
pénètrent dans le tunnel de Roki et avancent sur Tskhinvali " dans la journée
du 7 août, sans la moindre preuve. Patrick Worms a communiqué au Monde une
version préparatoire du document où il commente le texte à l’intention de
Bokeria ; à cet endroit, il demande en note : " Quand, EXACTEMENT ? Et comment
le sait-on ? Et quand le sait-on ? Avant qu’ils entrent dans Roki, ou après
qu’ils en sortent ? C’est le point crucial dont dépend tout ce que l’on dit et
fait ! " De bonnes questions, qui restent sans réponse dans la version finale.
Cela étant dit, l’ouverture des Géorgiens, par rapport à la presse étrangère,
est réelle ; et s’il y a manipulation de l’information, elle est aux antipodes
des méthodes grossières des Russes. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à
comparer deux " visites guidées " de la zone de conflit organisées par chacune
des parties, une semaine après la défaite géorgienne. J’étais arrivé à Gori,
une ville industrielle voisine de l’Ossétie du Sud, le lundi 18 août, après
une demi-journée assez rocambolesque passée à tenter de contourner, avec
d’autres journalistes, les checkpoints russes en interdisant l’accès. Le
soir, sur la grande place dominée par l’immense statue en bronze de Joseph
Staline, devant le btiment de l’administration aux fenêtres fracassées par les
détonations de la semaine précédente, j’avais retrouvé Kakha Lomaïa, le
secrétaire du Conseil de sécurité géorgien, qui m’avait proposé au téléphone
de m’emmener visiter des villages détruits au nord de Gori. J’avais déjà
rencontré Lomaïa auparavant, en 2004, alors qu’il venait d’être nommé ministre
de l’éducation ; nous avions eu une longue conversation sur l’intégration des
minorités nationales en Géorgie, où Lomaïa – qui jusqu’à la révolution
dirigeait la branche géorgienne de l’Open Society de George Soros – tenait un
discours beaucoup plus modéré, constructif et ouvert que son président. A 45
ans, c’est un des politiciens les plus gés du pouvoir (Saakachvili n’a que 40
ans, et son ministre de la défense en a à peine 30) et un des plus appréciés
par les étrangers en poste à Tbilissi pour son côté raisonnable et réfléchi. "
Voici la réponse russe à la révolution des roses ! ", m’avait-il lancé à mon
arrivée. Le lendemain, toutefois, l’affaire prend vite un tour moins discret
que prévu : des dizaines de journalistes prennent Lomaïa d’assaut sur la place
centrale, demandant de pouvoir le suivre ; Vyatcheslav Borisov, le général
russe commandant la zone, se mêle à la foule avant de disparaître dans le
btiment de l’administration avec Lomaïa ; enfin, avec quelques heures de
retard, un long convoi se met en branle, une file d’ambulances et d’autobus
jaunes chargés d’aide humanitaire, prétexte à notre visite, suivis d’une
demi-douzaine de voitures pleines de journalistes. Borisov a fourni à Lomaïa
quatre parachutistes comme escorte ; la zone au nord de Gori pullule en effet
d’irréguliers ossètes, que les Géorgiens tiennent pour responsables des
exactions qu’ils vont nous montrer. Grce aux paras, le convoi passe les
checkpoints sans problème ; je voyage pour ma part dans le véhicule de Lomaïa,
avec qui je discute entre les arrêts. Dans les villages, il laisse les
journalistes entièrement libres de leur travail ; tandis qu’il parle aux
résidents, entouré de ses propres gardes du corps, les journalistes se
dispersent, visitant des maisons et interrogeant les villageois. Et ainsi
pendant quelques heures on verra l’horreur réelle que cette guerre, si
distante et somme toute mineure vue des terrasses de cafés de Tbilissi, a
représentée pour les gens vivant près de la frontière ossète. Depuis le 11
août, date de la déroute géorgienne, les miliciens ossètes sévissent en toute
impunité dans ces villages vides de toute autorité, pillant et brûlant des
maisons, assassinant des civils qui n’ont pas voulu fuir ; Lomaïa nous parle
aussi de cas de viols, que nous ne parviendrons pas à confirmer, même s’ils
semblent plausibles au vu de la violence et de la rage déployée. Dans les
maisons, meubles, matelas, tiroirs sont retournés, éventrés, des photos de
famille jonchent le sol, témoignant de la précipitation du départ ; dans les
cours, où errent des poulets ou des vaches affamés, les arbres fruitiers
croulent sous les fruits, que je croque avec un sentiment amer de la vaste
pitié de toutes ces vies détruites, ruinées, pour rien ; parfois, on tombe sur
une flaque de sang nauséabonde, et dans le jardin ou la cave, un cadavre
rapidement recouvert de quelques pelletées de terre par un voisin ou un membre
de sa famille. Les morts sont tous des hommes, vieux ou non : Koba
Tskashavili, abattu devant le portail de sa maison à Tkviavi, avait 37 ans ;
un peu plus loin, son voisin Mikaël Melitauri, tué avec son frère Zakaria, en
avait 71 ; leurs cadavres sont restés cinq jours dans le salon, arrosés de
vinaigre par Gulo, la femme de Mikaël, trop faible à 70 ans pour les déplacer
ou les enterrer ; ce sont les gardes du corps de Lomaïa qui s’en sont chargés,
lors de son premier passage. En tout, nous compterons une dizaine de victimes
à Tkviavi ; dans d’autres villages visités ce jour-là, des maisons ont été
détruites par des bombardements russes, comme à Karbi où huit civils sont
morts, ou bien entièrement brûlées par les Ossètes, avec un acharnement tel
que les jardins, imbibés d’essence, ont flambé avec, laissant voir, au milieu
de l’herbe et des arbres calcinés, des cages thoraciques de vaches ou des
poulets carbonisés. A L’ENTRÉE DU VILLAGE, UN MINIBUS, MITRAILLÉ, COUCHÉ SUR
LE FLANC Les destructions, toutefois, semblent sélectives, une maison sera
brûlée, mais les trois suivantes sont intactes, ou seulement pillées ; d’après
Lomaïa, et sur témoignage des villageois, les Ossètes, munis de listes
précises, s’en seraient pris surtout aux notables, aux personnes importantes,
instituteur, policier, fonctionnaire de la mairie. Si les survivants sont
ravis de l’aide humanitaire et des cigarettes que distribuent les collègues de
Lomaïa, tous ne l’accueillent pas avec joie, et nous assistons à des
engueulades homériques, des hommes fous de rage qui hurlent à Lomaïa : " Micha
nous a laissés tomber ! On veut un passeport russe, comme les Ossètes ! Les
Russes, au moins, nous protégeront, pas comme vous. " Celui-ci répond
impassiblement et patiemment, ne se départant jamais de son air de faux doux.
Tous les villages sur notre route sont en territoire géorgien proprement dit,
dans la " zone de sécurité " prévue par l’accord négocié à Moscou par Nicolas
Sarkozy, qui n’en est une, visiblement, que pour les Russes ; au-delà de la
frontière, qui reste fermée, c’est un nettoyage ethnique en règle qui serait
en cours. Edouard Kokoïty, le président autoproclamé ossète, l’a affirmé
ouvertement : aucun Géorgien ne pourra revenir en " territoire ossète " ; et
dans les villages ethniquement géorgiens, la population est systématiquement
chassée, et les maisons, semble-t-il d’après les informations disponibles,
rasées pour empêcher tout retour. A Mereti, les journalistes interviewent des
réfugiés de Ksuisi, un village au-delà de la ligne, qui affirment qu’il ne
reste plus une maison debout chez eux. Lomaïa propose de nous y emmener voir ;
mais ses gardes du corps ont peur des snipers ossètes, et les parachutistes
russes déclarent que là-haut ils ne peuvent pas garantir notre sécurité ;
Lomaïa, malgré les encouragements de plusieurs journalistes, renonce. A la
place, il complète la boucle par le village de Tidzrnissi, sur la route de
Tskhinvali, qui nous présente le même tableau que Tkviavi. A l’entrée du
village, un minibus, mitraillé, est couché sur le flanc, entouré de débris et
de papiers d’identité ; le cadavre d’un des passagers gît encore en contrebas,
dans un verger ; photographes et cameramen jouent des coudes pour le
photographier ou le filmer, images tout à fait inutiles, car ce cadavre est
bien trop horrible pour être montré, entièrement noir, grouillant d’asticots,
dégageant une puanteur que rien ne saurait rendre. La visite de l’Ossétie du
Sud organisée par les Russes, deux jours plus tard, est une tout autre
affaire. Lomaïa n’intervenait pas, il répondait aux questions des
journalistes, mais ne cherchait pas à vendre un récit précis : le spectacle
parlait de lui-même, c’était assez. La visite russe, elle, est encadrée par un
officier de presse complètement déchaîné, Aleksandr Matchevsky, un petit homme
rblé et bronzé qui crie en permanence, et que les journalistes baptisent
rapidement " le petit Goebbels ". Dans un premier village géorgien déjà
visité avec Lomaïa, il tient une conférence de presse impromptue où il
n’hésite pas à déclarer devant les caméras que les maisons détruites que nous
voyons l’ont été soit par des explosions de gaz ou des courts-circuits suite à
leur abandon, soit par les forces spéciales géorgiennes cherchant à
décrédibiliser la Russie. " Sacha, lui lance enfin un journaliste britannique
exaspéré, en le regardant par-dessus ses petites lunettes sans baisser le
calepin dans lequel il venait de tout noter consciencieusement, est-ce que
vous croyez vraiment un seul mot de ce que vous nous racontez là ? – Vous
pensez que je mens ?, hurle Sacha. – En fait, oui ", répond doucement le
journaliste, provoquant une crise de rage qui ira jusqu’à une tentative de
l’expulser du groupe. Plus loin, à l’ouest de Tskhinvali, nous visiterons un
village ossète très détruit, Khetagourovo : les Géorgiens ne nient pas l’avoir
bombardé, mais affirment que les Ossètes y avaient stationné de l’artillerie
lourde ; d’après les résidents auxquels nous parlons, il n’y avait là que des
miliciens dans des voitures, qui ont décampé au premier coup de feu sans
défendre le village. Mais les témoignages de ce genre, il faut le dire, sont
peu fiables, les civils étaient cachés dans des caves et avaient très peur ;
et les vitupérations constantes de Sacha – " Go, guys, go ! Go, go, go !!!
Twenty minutes ! " – rendent difficile tout recoupement un peu sérieux. Ce
genre de problème est de toute façon constant ; à Tskhinvali, un jeune garçon
d’une dizaine d’années m’affirmera que les Géorgiens décoraient leurs chars de
têtes coupées : " Tu l’as vu ? je lui demande. – Non, c’est un copain qui me
l’a dit. – Il l’a vu, lui ? – Non, mais on lui a dit. " Ce qui ne l’empêchera
pas de croire ça dur comme fer, tout comme le villageois géorgien de Karaleti
qui nous affirme que les Russes, les Ossètes et les Tchétchènes ont tué des
centaines de ses voisins, sans pouvoir nous montrer un seul cadavre. A
Tskhinvali même, on nous amène tout d’abord voir un quartier massivement
détruit, le prétendu " quartier juif " (qui n’a plus rien de juif, en fait,
depuis les premières années bolcheviques. " Ils ont ressorti ce nom récemment,
explique Patrick Worms à Tbilissi, ça fait toujours bien, devant l’opinion
internationale, de montrer un quartier juif bombardé ").

"LA RUSSIE NE TRAHIT JAMAIS SES AMIS ! "

Le problème, d’après les journalistes qui connaissaient Tskhinvali avant la
guerre, est que ce quartier avait déjà été bombardé en 1991, et très peu
reconstruit ; et il est difficile, lors d’une visite si rapide, de distinguer
les destructions anciennes des récentes, ou celles attribuables aux
bombardements géorgiens du 7 et du 8 août de celles causées par les Russes
lors de leur contre-offensive du 9 et du 10 ; les résidents ne sont d’aucun
secours, car toute question un peu précise provoque des réactions exacerbées,
hystériques, comme si elle mettait en doute la réalité du " génocide " qu’ils
sont tous convaincus d’avoir subi : " Les Géorgiens nous auraient tous tués,
tous. Grce à Dieu la Russie nous a sauvés ", vitupère Fatima Tadtaeva, une
actrice habitant dans ce quartier, avant de m’expliquer que son cousin Fedel
Tadtaev a été tué avec sa femme et ses trois enfants par un blindé géorgien en
tentant de fuir la ville en voiture. " Vous venez au meeting, j’espère ? ",
dit-elle en nous quittant assez abruptement.

Ce " meeting ", une manifestation politique sur la place centrale, avec des
discours du dirigeant ossète Kokoïty et d’autres membres de son gouvernement,
est un des prétextes majeurs de notre visite. J’écoute les discours
distraitement, Kokoïty conspue les Géorgiens – " Si avant le 7 août il
existait une possibilité, aussi mince soit-elle, de négociations, aujourd’hui
cette possibilité est définitivement close ! " -, et préfère me promener à
travers la foule, des civils en bon ordre munis de drapeaux et de banderoles,
des groupes de miliciens ossètes, beaucoup en uniformes géorgiens, du
camouflage de désert venu d’Irak, incongru ici. De l’autre côté de l’estrade,
je tombe sur un groupe de journalistes russes, amenés de Vladikavkaz, la
capitale de l’Ossétie du Nord ; plus gtés que nous, ils ont droit à des
autobus et, mieux encore, un repas chaud, de la kacha avec de la viande servie
par une cuisine de campagne, sur laquelle je me rue promptement. Le meeting
continue, Anatoly Barankevitch, un militaire de carrière russe " détaché "
comme secrétaire du conseil de sécurité sud-ossète, tonitrue avec conviction
que " la Russie ne trahit jamais ses amis ! ", Sacha court déjà dans tous les
sens en criant pour réunir " ses " journalistes ; les " nouveaux ", ceux qui
sont en ex-URSS pour la première fois, sont éberlués par le spectacle, voire
offusqués ; pour les connaisseurs de la région, c’est plutôt drôle, on
commente ensemble les détails en rigolant. Le tour continue par la base des
Forces de maintien de la paix, Mirotvortcheskie sily ou MS en russe, au
sud-ouest de la ville, ravagée lors de l’offensive géorgienne. Debout devant
un immeuble pilonné et calciné, contre lequel sont posées des couronnes de
fleurs rouges avec des rubans, le colonel Igor Konatchenkov, qui dirige notre
convoi, nous parle des pertes subies par les MS, quinze morts et presque 150
blessés, la plupart, laisse-t-il entendre, tués traîtreusement dans leur
sommeil par un bombardement surprise. Pour lui, la préméditation géorgienne ne
fait aucun doute : " Ça fait une demi-année que nous, les MS, on prévient que
les Géorgiens se préparent à la guerre : ils faisaient venir des hommes,
accumulaient armes et munitions. C’était évident qu’ils préparaient une
offensive. " Tandis que la plupart des journalistes photographient les ruines,
ou se font pourchasser par un Sacha de plus en plus enragé, je me dirige vers
le fond de la base, où des soldats réparent quelques blindés ou se reposent
devant des btiments un peu moins détruits. Un groupe m’invite à partager
l’apéritif, de la tchatcha (une eau-de-vie locale titrant dans les 60°) et de
la kompot, du jus de fruits marinés coupé avec de l’eau, et me raconte en
détail la bataille de la base. Ce sont des soldats professionnels, embauchés
pour un an à 770 euros par mois ; en réalité, ils étaient tous en état
d’alerte depuis le début de l’offensive géorgienne sur la ville, la nuit du 7,
et leurs premières pertes ont eu lieu le 8 au matin, quand leurs adversaires
ont commencé l’assaut de la base par des tirs d’artillerie. Une partie de la
base est tombée, forçant une évacuation partielle à pied ; les ruines n’ont
été reprises que lors de la grosse contre-offensive du 10. Les Géorgiens ne
nient pas avoir attaqué les MS : la base protégeait de l’artillerie ossète qui
leur tirait dessus, affirment-ils, ils n’avaient d’autre choix que de
riposter. Mais ils minimisent les bombardements sur la ville, affirmant,
contre toute évidence, n’avoir visé que des cibles militaires ; de retour à
Tbilissi, le soir, je découvre dans le hall du Marriott une grande photo
aérienne de Tskhinvali, affichée par Patrick Worms, où sont indiquées
seulement six zones frappées par l’artillerie géorgienne (avec force
justifications dans chaque cas). Or sur la route, près de Tkviavi – Lomaïa,
l’avant-veille, s’était bien gardé de nous signaler ceci -, Sacha nous avait
montré une position d’artillerie géorgienne, d’où ils avaient tiré des fusées
Grad ; ces roquettes de 122 mm, lancées en salves, sont notoirement
imprécises, et leur utilisation contre une ville emplie de civils ne peut être
qualifiée, en termes de droit, que de bombardement indiscriminé. Sur le site,
les caisses vides des roquettes, aux marquages slovaques, s’entassent en
grandes piles abandonnées, et j’en compte environ 540 ; Konatchenkov m’affirme
qu’il y a cinq autres sites semblables, mais on ne nous les montrera pas. Les
Géorgiens, bien sûr, affirment n’avoir utilisé les Grad que contre les blindés
russes au niveau du village de Java, et s’être servis d’armes plus précises
lors du bombardement de Tskhinvali, comme des canons autoportés slovaques
Dana, de 152 mm : encore une information impossible à vérifier. Le clou de ce
Magical Mystery Tour est le concert de musique classique donné le soir, devant
le btiment en ruines du Parlement local, par Valery Guerguiev et l’orchestre
du Thétre Marinsky de Saint-Pétersbourg. Cela faisait des années que les
Géorgiens tentaient sans succès d’inviter Guerguiev, un Ossète du Nord grand
ami de Poutine, à Tbilissi pour un concert de " réconciliation " ; à
Tskhinvali, entouré d’enfants, il présentera son concert, retransmis en direct
à la télévision russe, par un discours en russe et en anglais sur le "
génocide " perpétré par des Géorgiens comparés aux terroristes du
11-Septembre, n’hésitant pas, alors que déjà le parquet ossète ne parlait plus
que de 133 morts civils, à reprendre à son compte le chiffre initial de 2 000
victimes. Juste avant de passer les détecteurs de métaux donnant accès à
l’enceinte du concert, une envie d’uriner me prend et je m’éloigne, au milieu
des combattants ossètes massés là, à la recherche de toilettes. Trois femmes,
sur le perron d’un btiment, m’indiquent l’étage ; sans me rendre compte tout
de suite qu’il s’agit là du ministère de l’intérieur, je monte sans que
personne ne me demande quoi que ce soit ; un officier en uniforme s’enferme
dans les cabinets juste devant moi, et, patientant, je regarde par la fenêtre
: juste en dessous, dans une cour aménagée en grande cage, sont entassés une
quarantaine ou une cinquantaine de civils, de toute évidence géorgiens, la
plupart visiblement gés. Je prends rapidement quelques clichés avec mon
portable, dont un qui laisse voir les drapeaux et les lumières du concert en
arrière-plan : ces otages écouteront la musique avec nous. " Ici, il n’y a pas
de bonnes conditions ", s’excuse l’officier en sortant ; il doit parler des
chiottes. Le concert lui-même est un sublime exercice de pure propagande
soviétique : une foule savamment composée de vieillards et d’enfants portant
bougies ou portraits de leurs morts, de militaires agitant mollement des
drapeaux neufs et de journalistes ; la retransmission en direct alternera les
images de l’orchestre avec des plans de visages en larmes et des images des
ruines de la ville. Tout jusqu’au programme a été soigneusement calculé :
pour commencer, le second mouvement de la 5e symphonie de Tchaïkovski, triste
et mélancolique ; puis un morceau à tambours cadencés de la 7e symphonie de
Chostakovitch, rédigé en 1943 durant le siège de Leningrad, martial,
vigoureux, intraitable. Sacha, hélas, ne nous laissera pas écouter la fin : "
Time to go ! Time to go ! " Ce qui m’aura le plus surpris, durant ce séjour,
aura été l’armée russe. Celle que j’avais connue en 1996 en Tchétchénie était
surtout composée d’appelés, presque des gamins, affamés et terrorisés, et
celle de 1999-2000, de soudards enivrés, brutaux, corrompus, les kontraktniki
recrutés parmi la lie de la société russe, que leur hiérarchie laissait libres
de se servir sur le dos de la bête, du moment que le sale boulot était
fait. L’unique officier russe honnête et décent que j’avais rencontré à cette
époque avait fini assassiné par ses propres hommes, dont il gênait les
trafics. Les soldats russes déployés en Géorgie forment un contraste frappant
: disciplinés, relativement polis, professionnels, sûrs d’eux-mêmes. Dans un
des villages visités avec Lomaïa, j’avais abordé le sous-officier commandant
l’escorte russe, un homme de la fameuse 76e division aéroportée de Pskov, une
unité d’élite, pour lui offrir une cigarette, qu’il refusa tranquillement. "
Comment ça ? Un soldat qui ne fume pas, je n’ai jamais vu ça ", je
rigole. Imperturbable, kalachnikov en travers des bras, il répond : "
Maintenant, c’est à la mode de ne pas fumer, de faire du sport. Vous
comprenez, avec le raspad, la chute de l’URSS, tout le monde s’est mis à boire
et à fumer, à se laisser aller. Mais maintenant que la Russie se redresse, les
gens se contrôlent mieux. " Les soldats ordinaires postés dans et autour de
Gori montrent une assurance, une possession de soi comparable. Le premier
matin à Gori, avant le départ avec Lomaïa, je vais discuter avec ceux gardant
le pont central de la ville, des gars de la 42e division basée à Chali, en
Tchétchénie, pour leur poser la question qui tracasse tout le monde, ici,
celle de leur départ promis par Medvedev. " On dit que les vôtres vont nous
remplacer, me demande leur lieutenant en s’approchant rapidement, avant même
que je puisse lui parler. Vous êtes au courant ? Vous savez quelque chose ?
Vous savez si on part ? " Déçu par ma réponse négative, il se détourne et
reprend son travail, nerveux et abrupt mais efficace, ordonnant à ses hommes
de ranger leurs affaires, de prendre leurs positions, de déplacer un blindé. "
On en a marre, on veut rentrer ", ajoute Oleg, un soldat natif de
l’Altaï. Aucun de ces hommes ne se sent comme un occupant, et beaucoup
accueillent avec scepticisme la version officielle de leurs chefs, surtout les
soldats musulmans, dont beaucoup sont natifs du Caucase du Nord. Le
checkpoint à Igoeti est commandé par un jeune lieutenant ingouche, Musa ; lui
est stationné à Khankala, près de Grozny, la capitale de la Tchétchénie, une
base gigantesque dont les soldats ne sortent jamais, laissant le sale boulot
aux hommes du président tchétchène Ramzan Kadyrov, avec qui ils entretiennent
visiblement des relations tendues. J’interroge Musa sur le fait qu’ils
viennent en Géorgie en soutien des Ossètes – en 1992, une brève mais violente
guerre avait opposé Ingouches et Ossètes du Nord, soutenus par Moscou, et les
cicatrices de ce conflit restent vives en Ingouchie – et il finit par se
confier un peu : " Quand j’ai reçu l’ordre de partir, j’ai appelé des copains
pour leur dire : Je vais à la guerre. Et ils m’ont demandé si j’allais
défendre les Ossètes ou les Géorgiens. Les Ossètes , j’ai dit. Ils m’ont dit :
T’es qu’un dourak, un connard. J’ai dit : C’est pas ma faute, les ordres sont
les ordres , ils ont dit : C’est pareil, t’es un connard, tu sais bien ce
qu’ils nous ont fait, t’as pas à les défendre. " Même les forces spéciales
tchétchènes du renseignement militaire, pourtant accusées de nombreuses
exactions en Tchétchénie, cherchent ici à se présenter de manière correcte. Un
soir, près de la statue de Staline à Gori, je vois six militaires, la plupart
barbus, dans des uniformes dépareillés mais bien armés, sortir d’un minivan
pour apostropher des locaux : " On est basés à la pisciculture, là-bas à la
sortie de la ville, et les poissons sont en train de mourir. Vous avez pas un
spécialiste qui peut venir ? Il faut les nourrir, ils meurent, ça fait trois
jours qu’on les nourrit mais on n’a plus rien, venez, d’accord ? Zhalko za
ribu, c’est dommage pour le poisson, c’est du beau poisson, il faut les
nourrir. " Et quand un des Géorgiens répond : " D’accord, on viendra demain,
mais on vous trouve comment ? – Demandez le bataillon Zapad, tout le monde
nous connaît. " GUERRE DES NERFS Leur commandant, le général Vyatcheslav
Nikolaevitch Borisov, est quant à lui un officier de la vieille école. Gras,
rougeaud, débraillé, le visage congestionné par l’alcool, le verbe gras et
brutal, c’est en fait un officier extrêmement haut gradé, le numéro 2 des
Forces aéroportées russes (VDV), détaché en Géorgie avec ses paras
spécialement pour cette opération. La coordination entre Borisov et le général
Marat Koulakhmetov, qui commande, lui, les MS stationnées en Ossétie du Sud,
est difficile à démêler ; il semblerait qu’ils opèrent en parallèle, et
rendent tous deux compte au général Sergueï Makarov, chef d’état-major du SKVO
et apparemment un des plus hauts responsables opérationnels de l’invasion de
la Géorgie. Borisov, qui cache bien une roublardise profonde, joue habilement
sur ces confusions dans les négociations avec les Géorgiens sur un éventuel
retrait de Gori. " Il n’arrête pas de me dire : Je ne prends pas les
décisions, j’ai beaucoup de supérieurs. Je suis prêt à bouger, mais je n’ai
pas d’ordres , m’explique un matin Kakha Lomaïa. C’est un jeu. Il y a de la
confusion, mais ils utilisent cette confusion pour faire traîner les choses. "
En cette deuxième semaine du conflit, c’est en effet la guerre des
nerfs. Depuis l’accord négocié par Nicolas Sarkozy, les forces russes sont
censées se retirer " sur leurs positions antérieures ", tout au moins quitter
le territoire proprement géorgien. Or les checkpoints russes continuent à
fermer la trassa, l’autoroute Tbilissi-Gori-Poti qui relie les deux extrémités
du pays, à étouffer le trafic local et le commerce et à bloquer journalistes,
humanitaires et même hauts diplomates occidentaux ; le week-end précédent, les
russes ont de plus dynamité un pont de la voie ferrée principale du pays,
coupant ainsi tout commerce ferroviaire non seulement avec Tbilissi mais aussi
avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Ils contrôlent enfin toute la zone des
villages au nord de Gori que nous avons visités le mardi 19, et visiblement ne
font rien pour empêcher les exactions des miliciens ossètes, tout en
interdisant aux Géorgiens de protéger les civils menacés. Ils pillent aussi
systématiquement les installations qu’ils occupent, jusqu’aux toilettes et aux
éviers : " Pour Borisov, le pillage, c’est la loi de la guerre ", constate
Lomaïa. Il redoute les effets économiques du blocus russe ; non seulement le
pays est coupé en deux, mais les Russes contrôlent aussi Poti, seul port
majeur du pays par lequel passe tout son commerce international ainsi qu’une
partie des exportations de pétrole de Bakou. L’Arménie, elle, dont quasiment
toutes les importations transitent par la Géorgie, est au bord de l’asphyxie ;
un geste de bonne volonté exceptionnel des Turcs, qui ont ouvert la frontière
turco-arménienne, n’aide qu’en partie la situation, et tous les soirs Lomaïa
briefe au téléphone son homologue arménien, Arthur Baghdassarian : " Oui,
monsieur Baghdassarian, bonsoir. Non, rien n’a changé, ils ne bougent
pas. oui, nous sommes très inquiets aussi. Le pont ? On y travaille. Ils nous
étouffent aussi, le port de Poti est plein, plus rien ne bouge. Oui, oui, je
vous tiens au courant. Bonsoir, monsieur Baghdassarian. A demain. " La
situation est extrêmement fluide. Le mercredi 20, Lomaïa tente de retourner
visiter les villages au nord de Gori, avec un nouveau convoi d’aide et
quelques journalistes ; au premier checkpoint, l’officier en faction, qui la
veille avait obéi sans broncher aux paras de Borisov, refuse catégoriquement
de nous laisser passer. " Je ne dépends pas de Borisov, affirme-t-il à
Lomaïa. Sa zone se termine là-bas (il indique la direction de Gori). Moi, je
dépends de Koulakhmetov qui contrôle toute cette zone, maintenant. Et la
question à votre sujet n’est pas réglée. " Interrogé au téléphone dans la
journée, Borisov confirme à Lomaïa qu’il ne commande plus. " C’est un très
mauvais signe, commente Lomaïa, abattu. Je suis très déprimé. Hier, j’étais
optimiste, mais aujourd’hui je suis déprimé. " Le soir, vers 17 heures, tous
les checkpoints russes en ville plient bagage et disparaissent, très
rapidement, sans prévenir. A l’administration, les officiels géorgiens
confèrent, nerveux. Lomaïa a peur que des pillards ossètes profitent d’un vide
d’autorité pour investir Gori. " Et votre police ? je lui demande. – Je ne
sais pas quoi faire. Depuis hier, à Moscou, les Russes n’arrêtent pas de
répéter qu’on va se livrer à des provocations lors de leur retrait. J’ai peur
que ce soit un piège. " Il lui est difficile de parler ouvertement avec
Tbilissi : les communications ne sont pas sécurisées, les Russes écoutent
tout. " Et vous, Jonathan ? m’interpelle-t-il tout à coup sur les marches de
l’administration. Que me conseillez-vous de faire ? " J’hésite : " Je ne sais
pas. Si vraiment vous craignez pour la sécurité de la ville, ça serait bien de
faire venir votre police. Vous ne pouvez pas appeler Borisov et lui demander
s’il est d’accord ? " Il écoute sans rien dire, puis disparaît dans le
btiment. Devant, entre les marches et le dos de la statue de Staline,
traînent une douzaine d’hommes désouvrés, dont Vladimir Vardzelachvili, le
jeune gouverneur de la région de Gori, un ancien footballeur très élégant dans
une chemise de soie rose à boutons de manchettes dorés. Vers 19 h 30, un homme
arrive en voiture et lui apporte un gros appareil photo. Lado, comme tout le
monde l’appelle, me montre l’écran de l’appareil : " Regarde. " C’est une
photo de la nouvelle base militaire à l’ouest de la ville, occupée intacte par
les forces de Borisov lors de la prise de Gori, et depuis pillée de manière
systématique par les occupants. " Regarde. " Il zoome sur la photo, sur la
porte d’un des btiments vert pistache de la base. " Là. " Au milieu de la
porte vitrée, on aperçoit effectivement une tache blanche, floue, sur les
autres portes aussi. " Ils ont miné la base. Ils partent, et ils vont tout
faire sauter. " Depuis des jours, Lomaïa négocie avec Borisov pour qu’il
épargne la base, faisant valoir qu’ils auront besoin des baraquements pour
reloger des réfugiés ; mais Moscou a juré de détruire l’infrastructure
militaire géorgienne, et Borisov est peu rassurant. Lomaïa part sur la trassa
inspecter les checkpoints, et je l’accompagne : tous les postes ont disparu,
on croise un grand convoi d’une soixantaine de camions et de blindés russes,
chargés de meubles pillés, garés sur le bord de la route. De retour à Gori, la
nuit tombe, il y a beaucoup de vent et le temps est lourd ; Lado, le
gouverneur, est assis sur les marches, entouré d’hommes qui fument et
discutent. Un peu plus tard, il rejoint Lomaïa et d’autres officiels pour une
réunion dans son bureau, meublé de canapés en cuir noir Ikea flambant neufs et
d’une télévision à écran plat, et décoré avec une grande carte de la région,
de nombreuses icônes et des fausses armes exotiques, un sabre de samouraï, un
pistolet xixe, une massue médiévale. La réunion traîne sur les questions
d’approvisionnement de la ville, de rétablissement des lignes de bus avec les
villages voisins si effectivement le retrait se confirme. Vers 21 h 30, on
entend un grondement sur la place et tout le monde, officiels, journalistes,
gardes du corps, se rue aux fenêtres : une colonne de BMP, des blindés légers
russes, passe devant le btiment, puis d’autres encore. Lomaïa, sombre, tendu,
envoie des hommes se renseigner : les checkpoints ont tous été remis en place,
ce sont de nouveaux soldats, avec un nouveau commandant. Il secoue la tête : "
Ils jouent au chat et à la souris avec nous. " Un peu plus tard, on se
retrouve sur les marches. Vardzelachvili nous raconte que, dans l’après-midi,
Borisov l’a appelé : " Pourquoi vous n’amenez pas votre police ? , il m’a
demandé. Gdye vacha politsia ? Amenez votre police. " Lomaïa, avec un
demi-sourire, me prend à partie : " Vous voyez, Jonathan, vous m’avez mal
conseillé. Maintenant je suis sûr que c’était une provocation. Si nous avions
amené notre police ils les auraient tous arrêtés. " Comme il faut bien manger,
Vardzelachvili amène les quelques journalistes restés en ville chez lui, dans
un appartement entièrement lambrissé, très kitsch, qu’il loue depuis qu’il a
été catapulté gouverneur ici ; le repas est frustre, saucisses, kacha,
patates, tomates, pain, mais à la fin il sort une bouteille de cognac français
: " J’en ai une collection de deux cents différentes ", se vante-t-il tandis
qu’on boit en fumant. Il parle de Staline, que vénèrent encore beaucoup
d’habitants de la ville : " Je ne comprends pas cette obsession qu’ils ont. Si
ça ne tenait qu’à moi, je raserais la statue. Je déteste Staline. C’est à
cause de lui qu’on est dans cette merde, c’est lui qui a fait ça, l’Abkhazie,
l’Ossétie. En 1952 il a donné Sotchi à la Russie, etc. " Le thème de Staline
reviendra de manière incongrue vers minuit. Nous venions d’accompagner Lomaïa
et ses gardes du corps pour une " patrouille " de la ville désertée ; de
retour sur la place, tandis que Lomaïa continue ses rondes, on attend avec
Vardzelachvili qu’un de ses collègues nous fasse ouvrir un hôtel pour la
nuit. Tandis qu’on patiente, sous une pluie légère, deux Russes ivres
déboulent dans une jeep. " On a perdu notre chemin, braillent-ils. Vous pouvez
nous indiquer la route de Tskhinvali ? " Une conversation étrange se noue
entre eux et Vardzelachvili. " Qu’est-ce que vous faites ici à cette heure ?
demande un des Russes, un brin agressif. – On garde la ville, répond doucement
Lado. – De quoi ? Elle est intacte, regardez. Voilà votre Staline, il est
debout. – Celui-là est impossible à détruire. – C’est lui qui a sauvé votre
ville. Vous devriez le remercier. " Il se met de plus en plus en colère : "
Vous avez vu Tskhinvali ? 1 500 femmes mortes ! " Lado ne réagit pas, il
envoie un de ses hommes guider les Russes. Le lendemain, on se réveille dans
l’hôtel décrépit au bruit d’une pluie fine. À GORI, IL VAUT MIEUX NE PAS
LAISSER PASSER UNE OPPORTUNITÉ DE GRIGNOTER QUELQUE CHOSE L’air est frais, on
entend un grattement étrange : dans la rue, un employé municipal nettoie
consciencieusement le bord des plates-bandes, poussant une bassine avec sa
pelle. Lomaïa, qui doit rencontrer des officiels sud-ossètes pour discuter des
otages civils, a accepté de m’emmener avec lui. La veille, suite à un échange
de prisonniers militaires effectué sous l’égide d’Eric Fournier, l’ambassadeur
français, les Géorgiens ont rendu aux Russes deux cadavres de soldats, dont un
pilote abattu ; aujourd’hui, ils espèrent que les Ossètes amèneront des
civils. La réunion est censée avoir lieu dans un restaurant situé sur une
hauteur en dehors de la ville ; tandis que Lomaïa, encadré par ses quatre
gardes du corps, passe des coups de téléphone, je vais mendier une pomme et du
pain à la cuisine : à Gori, ces jours-ci, il vaut mieux ne pas laisser passer
une opportunité de grignoter quelque chose. Mais la réunion est reportée à
plus tard et on rentre en ville. Elle aura enfin lieu en début d’après-midi, à
l’hôpital militaire. Borisov arrive dans la cour avec quelques soldats
d’escorte, un autre général des Troupes aéroportées et un certain Sanakoev,
qui se présente comme le " conseiller pour les droits de l’homme " du
président Kokoïty. Sanakoev est venu avec deux autocars jaunes remplis de
civils géorgiens, des femmes, des hommes gés et des enfants. Tout le monde se
serre la main avant de monter vers une salle de réunion. La délégation
géorgienne est composée de Lomaïa, d’un vice-ministre de la défense, et de
Guivi Targamadze, chef de la commission parlementaire pour la sécurité et la
défense, un proche de Saakachvili. Assis derrière le dos large de Targamadze,
je suis le seul non-officiel dans la pièce, et aussi la seule personne qui
n’est pas présentée ; durant toute la réunion, le second général ne cessera de
me regarder de travers, me prenant sans doute pour un conseiller américain. Le
ton est poli, formel, les interlocuteurs se donnent du David Gueorguevitch, du
Vyatcheslav Nikolaevitch ; Kakha, je l’apprends ainsi, est un Aleksandr
Borisovitch. Borisov, assis au milieu, dirige la réunion ; il intervient peu,
mais toujours de manière brève et décisive, assez adroitement chaque fois que
les négociations menacent de s’enliser. Sanakoev, avant de libérer le reste
des otages civils, tels ceux que j’avais aperçus en cage à Tskhinvali, demande
que les Géorgiens relchent non seulement des miliciens capturés lors des
combats, comme ils sont prêts à le faire, mais aussi une vingtaine de
criminels ossètes emprisonnés en Géorgie depuis des années. Targamadze grogne,
ça discute, Sanakoev, gêné, explique : " Je ne veux pas politiser la
situation. mais comprenez, si je rentre les mains vides, ça sera difficile de
continuer ce processus. – Seul le président peut décider ceci ", lui oppose
Targamadze ; ces criminels ont été jugés et condamnés, ils ne peuvent pas être
relchés comme ça. Enfin, Borisov tranche : " Ladno. On ne va pas pinailler
pour quelques voleurs de voitures. Faites une liste A et une liste B,
rendez-leur les voleurs et les junkies, et gardez les autres. Comme ça tout le
monde sera content. " Puis la discussion passe à la question du retrait russe
: Borisov confirme qu’ils vont se retirer de Gori, et dessine rapidement pour
Lomaïa une carte approximative du futur déploiement dit " de sécurité " : une
ligne extérieure de huit postes, en arc de cercle, à 10-15 km de la frontière
ossète. (Au moment où j’écris, ces postes sont toujours en place, y compris
celui situé en bordure de la trassa ; si Medvedev tient sa parole donnée à
Sarkozy, ils devront être définitivement retirés d’ici au 10 octobre.) Lomaïa
demande alors à Borisov d’expliquer les événements de la veille, ce retrait
inexpliqué de quelques heures, puis le retour des postes. Le général glousse,
un ricanement gras et bref : " Akh, c’était rien. Le général qui m’a remplacé,
celui de la 42e division, c’est un jeune, il comprend rien. On lui a dit
d’enlever un blokpost pour laisser passer un convoi et il s’est planté, il les
a tous retirés. Makarov était furax, il la lui a plantée là (il fait un geste
obscène), et voilà, on les a remis. C’est tout. " Vrai ? Tout de suite après
la réunion, il expliquera à un journaliste de Gori que c’étaient les Géorgiens
qui lui avaient demandé de remettre les postes en place : " Ils m’ont dit
qu’ils ne pouvaient pas s’organiser pour mettre en place la sécurité. " Le
lendemain, vendredi 22, date du retrait promis par Medvedev, le jeu continue.
Aux checkpoints sur la trassa, les journalistes bavardent avec les soldats et
attendent. Personne ne peut passer, mais je croise Vardzelachvili qui rentre à
Gori et il me prend avec lui. On passera l’après-midi à tourner en rond, dans
l’hésitation et l’indécision. Lomaïa est à Tbilissi ; à l’hôpital, le
vice-ministre de la veille procède à un autre échange avec Sanakoev, encore un
car de civils contre cinq miliciens ossètes, dont un, qui a visiblement passé
un sale moment dans les prisons géorgiennes, doit être hospitalisé dès qu’il
est relché ; un autre est accueilli par sa femme, qui lui caresse longuement
la main tandis qu’il regarde dans le vide ; impossible de leur poser des
questions, un accompagnateur repousse les journalistes. Avec une collègue, on
tente de convaincre Sanakoev de nous amener avec lui à Tskhinvali : " Vous
vous plaignez toujours que les médias occidentaux ne sont pas impartiaux, mais
vous nous refusez l’accès ! Comment voulez-vous qu’on puisse écrire
objectivement si on n’a accès qu’à un seul côté ? – C’est vrai, c’est vrai,
mais je dois demander, je ne peux pas décider, appelez-moi. " Finalement,
c’est assis dans le coffre d’une voiture pleine de photojournalistes
américains, sillonnant la trassa, que j’assisterai au départ des dernières
colonnes russes et à l’arrivée dans Gori des premiers pick-up de police, qui
font un grand tour triomphal des rues vides avant de se disperser à travers la
ville. Les positions russes sont abandonnées. Lomaïa arrive à la tombée de la
nuit et donne immédiatement une conférence de presse improvisée : le dernier
checkpoint se repliera dans une heure, puis la police prendra le plein
contrôle de la ville. Une énorme explosion résonne au loin, du côté de la
nouvelle base, et je file voir avec Lomaïa : les Russes, après avoir évacué la
base, ont fait sauter un dépôt de munitions. Tandis qu’on le regarde brûler
dans le noir, une deuxième détonation colossale nous prend par surprise ; ses
gardes du corps se ruent sur Lomaïa, qui, furieux, les secoue et les frappe
pour les repousser. On observe encore les incendies, des détonations
secondaires continuent à crépiter, un cameraman filme. Plus tard, je me
retrouve à l’hôpital militaire avec Lomaïa, qui doit me ramener avec ma
collègue à Tbilissi. On discute politique, il me demande mon avis sur les
chances de la Géorgie d’accéder à l’OTAN, après tous ces événements, et je lui
relaie l’opinion d’un diplomate européen : " Ce qu’ils se demandent, à l’OTAN,
c’est comment on peut faire confiance à un pays qui déclenche une guerre sans
prévenir ses alliés. Les chancelleries se méfient de vous. Et puis aussi, je
peux vous le dire, beaucoup de gens, en Occident, pensent que votre président
est fou, qu’on ne peut pas lui faire confiance. " Alors qu’il écoutait
distraitement, il sursaute : " Fou ? Qui est fou ? – Eh bien. il y a des gens
qui disent que Micha est fou. – Micha ? Le président ? Fou ? " Piqué au vif,
visiblement choqué, il me quitte brusquement et disparaît dans l’hôpital. Une
demi-heure plus tard, il ressort et presque sans un mot nous embarque dans son
4 ¥ 4. Sur la trassa, les phares du véhicule trouent le noir, Lomaïa passe
son coup de fil du soir à Baghdassarian, appelle des Géorgiens, puis un long
silence s’installe. Tout à coup, il se retourne vers moi : " Vous savez,
Jonathan, commence-t-il doucement, je pense depuis tout à l’heure à ce que
vous avez dit. Je comprends bien que Micha puisse inquiéter les
gens. Objectivement, je peux dire, il n’est pas. une personne tout à fait
équilibrée (il fait un geste de balance, des deux mains ; ma collègue et moi
écoutons, muets). Il est. imprévisible, très émotionnel. Et ce ne sont pas
les qualités que personnellement j’apprécie le plus chez lui. Mais. vous devez
comprendre, parfois il faut quelqu’un qui puisse. juste faire, faire des
choses que personne d’autre ne ferait. Ou faire les mêmes choses mais d’une
façon nouvelle. Et ça Micha, il l’a fait. Tout le monde pense qu’on est fou de
nous être opposés à ce grand, puissant pays, la Russie. Que ce petit pays n’a
pas le droit de se confronter à un pays si vaste et si dangereux. Et nous
sommes à un tel moment, où toute la situation internationale est en train de
changer. Cette situation où l’Amérique était la seule puissance unipolaire
change, pour beaucoup de raisons, les erreurs de l’Amérique, le pétrole et le
gaz, tout ça, et maintenant la Russie et les autres pays sentent que c’est
leur moment de redéfinir la situation, l’environnement international. Et
nous. on a perdu tant de vies, on a sacrifié tant de vies, peut-être pour que
le reste du monde se rende compte de cela, de ce qu’est la Russie, pour qu’il
commence enfin à réagir à cette nouvelle situation de la bonne manière. " Sa
voix prend un ton de plus en plus ému, fervent ; même si je n’accepte pas sa
façon de présenter les choses, son récit, je reconnais qu’il vient du fond du
cour, que lui y croit vraiment, que ce n’est pas du " spin " mais sa vérité à
lui, celle dans laquelle il vit. " La Géorgie s’est sacrifiée pour que la
communauté internationale se rende enfin compte de ce qu’elle a en face d’elle
et puisse y réagir. Elle s’est sacrifiée pour ouvrir les yeux du reste du
monde. " "UN ATAVISME DE L’ÉPOQUE STALINIENNE" Je pourrais m’arrêter là, mais
un peu de perspective ne fait jamais de mal, et c’est pourquoi je voudrais
aussi citer la sortie haineuse d’un milicien ossète, coiffé d’un béret au
portrait du Che, le lendemain au checkpoint à l’entrée d’Akhalgori, petite
ville géorgienne dont les Ossètes venaient de prendre le contrôle. Me
regardant boire une bière locale, il me demande : " Elle est bonne ? –
Normale. – Non, elle n’est pas bonne. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’elle est
géorgienne. Uniquement pour ça. " A Soukhoumi, le mardi suivant, l’annonce de
la reconnaissance de l’indépendance abkhaze par la Russie provoque une
colossale explosion de joie : " Dès que Medvedev a ouvert la bouche, toute la
jeunesse de la ville est descendue dans la rue, klaxonner, chanter, tirer en
l’air, roulant dans tous les sens avec des drapeaux ", me raconte Manana
Gourgoulia, la patronne de l’agence de presse abkhaze Apsnypress à mon arrivée
le mercredi. Et ça continuait encore : la nuit, après un grand feu d’artifice
offert par Moscou, les jeunes s’étaient de nouveau réunis sur la grande place
devant le Palais des soviets brûlé et abandonné en 1993, pour jouer des
lesghinkas depuis des voitures aux coffres ouverts et danser, de folles danses
caucasiennes, endiablées, graves et belles ; les danseurs se déchaussent, les
garçons comme les filles virevoltent, se coupent les uns les autres,
rivalisent de beauté, de grce et de joie. Vu d’ici, les prétentions
géorgiennes sur la région ressemblent bien à " un atavisme de l’époque
stalinienne ", comme ironisera Sergueï Chamba, le ministre des affaires
étrangères abkhaze. Les Abkhazes, qui à la différence des Ossètes ont un vrai
gouvernement, un vrai sentiment national aussi, ne sont pas dupes des
ambitions russes : " Bien sûr, il y a un risque de colonisation, reconnaît
Chamba. Mais si notre seul choix est entre la Géorgie et la Russie, alors on
choisit la Russie. " La Russie, elle, n’entend laisser de choix à personne : "
Le monde peut faire une croix sur l’intégrité territoriale de la Géorgie ",
martèle leur ministre des affaires étrangères, Lavrov. " Vous pensez qu’on
aurait dû essuyer la morve sanglante et baisser la tête ? ", ajoute de sa
manière inimitable Poutine. " Saakachvili est un cadavre politique ", conclut
Medvedev, donnant clairement à entendre que les choses n’en resteront pas
là. Mais c’est à Régis Genté, un journaliste français habitant Tbilissi de
longue date, que je préfère laisser le dernier mot : " Il faudrait que les
Géorgiens oublient leur obsession pour les républiques séparatistes, pour dix
ou quinze ans au moins. Qu’ils se concentrent sur le développement de leur
pays, sur l’économie, sur les institutions, sur leur démocratie. Le temps
s’écoule, et ils vont passer à côté de tout ce qu’ils veulent vraiment, à
force. "

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