LES HISTORIENS N’ONT PAS LE MONOPOLE DE LA MEMOIRE
Le Monde
8 novembre 2008 samedi
France
Les citoyens ont leur mot a dire sur la gestion de leur propre
passe. N’en deplaise aux specialistes
Un debat ouvert dans Le Monde par les articles de Pierre Nora et
Christiane Taubira (les 10 et 16 octobre) ne peut se reduire a une
opposition entre historiens et politiques, car il divise aussi les
historiens. Dès mars 2005, nous avons reagi contre la loi du 23
fevrier qui invitait les enseignants a montrer le " rôle positif "
de la colonisation, mais nous n’avons pas signe la petition " Liberte
pour l’Histoire " publiee neuf mois plus tard dans Liberation. Nous
ne pouvions pas accepter que la " loi Gayssot " (penalisant les
propos contestant l’existence des crimes contre l’humanite), la "
loi Taubira " (reconnaissant la traite et l’esclavage en tant que "
crimes contre l’humanite ") et la loi portant sur la reconnaissance
du genocide armenien de 1915 soient mises sur le meme plan qu’un
texte faisant l’apologie de la colonisation, et cela au nom de la "
liberte de l’historien ".
Nous l’acceptions d’autant moins que cet appel ne posait pas dans toute
sa generalite la question du rôle de la loi par rapport a l’histoire,
laissant notamment de côte d’autres " lois memorielles " comme celle
de 1999 substituant l’expression " guerre d’Algerie " a " operations en
Afrique du Nord ". L’appel de Blois lance recemment par les promoteurs
de la petition " Liberte pour l’Histoire " n’aborde pas, lui non plus,
la question des rapports entre la loi, la memoire et l’Histoire,
sur des bases pertinentes. Contrairement a ce qu’affirme ce texte,
nous ne pensons pas qu’il existerait en France, ou en Europe, une
menace serieuse contre la liberte des historiens.
Cet appel se trompe de cible quand il presente la decision-cadre
adoptee le 21 avril 2007 par le conseil des ministres de la justice
de l’Union europeenne comme un risque de " censure intellectuelle
" qui reclamerait leur mobilisation urgente. Ce texte demande aux
Etats qui ne l’ont pas deja fait de punir l’incitation publique
a la violence ou a la haine visant un groupe de personnes donne,
de reprimer l’apologie, la negation ou la banalisation des crimes
de genocide et des crimes de guerre, mesures que la France a deja
integrees dans son droit interne par les lois de 1990 et de 1972.
Il ne nous paraît pas raisonnable de laisser croire a l’opinion que des
historiens travaillant de bonne foi a partir des sources disponibles,
avec les methodes propres a leur discipline, puissent etre condamnes en
application de cette directive pour leur manière de qualifier, ou non,
tel ou tel massacre ou crime de l’Histoire. Pour la Cour europeenne,
" la recherche de la verite historique fait partie integrante de la
liberte d’expression ". La decision-cadre precise qu’elle respecte les
droits fondamentaux reconnus par la Convention europeenne des droits
de l’homme, notamment ses articles 10 et 11, et n’amène pas les Etats
a modifier leurs règles constitutionnelles sur la liberte d’expression.
LES " REPENTANTS "
En agitant le spectre d’une " victimisation generalisee du passe
", l’appel de Blois occulte le veritable risque qui guette les
historiens, celui de mal repondre aux enjeux de leur epoque et de
ne pas reagir avec suffisamment de force aux instrumentalisations du
passe. Nous deplorons egalement la croisade que ce texte mène contre
un ennemi imaginaire, les " Repentants ", qui seraient obsedes par la
" mise en accusation et la disqualification radicale de la France
". L’Histoire, nous dit-on, ne doit pas s’ecrire sous la dictee des
memoires concurrentes. Certes. Mais ces memoires existent, et nul
ne peut ordonner qu’elles se taisent. Le reveil parfois desordonne
des memoires blessees n’est souvent que la consequence des lacunes
ou des faiblesses de l’histoire savante et de l’absence d’une parole
publique sur les pages troubles du passe.
Dans un Etat libre, il va de soi que nulle autorite politique ne
doit definir la verite historique. Mais les elus de la nation et,
au-dela, l’ensemble des citoyens ont leur mot a dire sur les enjeux
de memoire. Defendre l’autonomie de la recherche historique ne
signifie nullement que la memoire collective soit la propriete des
historiens. Il n’est donc pas illegitime que les institutions de
la Republique se prononcent sur certaines de ces pages essentielles
refoulees qui font retour dans son present.
En tant que citoyens, nous estimons que la loi reconnaissant le
genocide des Armeniens – heureusement non prolongee, a ce jour, par une
penalisation de sa negation – et celle reconnaissant l’esclavage comme
un crime contre l’humanite sont des actes forts de nos institutions
sur lesquels il ne s’agit pas de revenir.
Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gerard Noiriel
sonthistoriens et membres du Comitede vigilance sur les usages
publicsde l’histoire (CVUH).
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