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Livres: Un crime contre l’Histoire

Le Monde, France
5 décembre 2008 vendredi

Un crime contre l’Histoire

LE MONDE DES LIVRES; Pg. 7

Taner Akçam démontre la responsabilité de l’Etat turc dans le génocide
des Arméniens

A ceux qui s’interrogent encore sur la réalité du génocide des
Arméniens, perpétré en 1915 par les Jeunes-Turcs au pouvoir à
Constantinople, le livre de Taner Akçam devrait ôter leurs derniers
doutes. Paru aux Etats-Unis en 2006, l’ouvrage de ce sociologue turc
prend à contre-pied la thèse officielle turque sur ce crime commis
pendant la Grande Guerre.

Pour la première fois, un chercheur turc a le courage d’ouvrir les
archives ottomanes sur cette période sensible et d’assumer pleinement
ce qui s’est passé : ici, la catastrophe est disséquée non du point de
vue des victimes mais à travers le regard des assassins. La
représentation du drame s’en trouve transformée. Avec Taner Akçam, ce
qui compte, ce n’est plus le témoignage des rescapés, mais d’abord
l’analyse d’un empire paranoïaque capable de transformer ses
dirigeants en bourreaux. A 55 ans, cet enseignant au Center for
Holocaust and Genocide de l’université du Minnesota concentre ses
travaux sur une question : " Avons-nous des preuves d’une
planification centrale et déterminée des autorités ottomanes visant la
destruction totale ou partielle du peuple arménien ? "

En Turquie, la tragédie de 1915 est encore aujourd’hui présentée comme
une cruelle conséquence de la guerre, et non comme un acte volontaire
et formalisé : selon cette thèse, les sources officielles ne
comporteraient aucune preuve de l’élimination délibérée et
systématique des Arméniens. L’auteur démontre ici que ce discours est
sans fondement. De façon irréfutable, il souligne la responsabilité du
régime au pouvoir, de l’Etat, de son administration, et d’abord de
l’armée. La bureaucratisation du meurtre collectif apparaît évidente,
dit-il, dès lors que l’on se fonde sur " les minutes des débats
parlementaires, la correspondance privée des organisateurs du crime et
les procès-verbaux de soixante-trois tribunaux militaires jugeant en
1919 les dirigeants du CUP – le Comité union et progrès, le parti au
pouvoir – ", qui accablent ce dernier ainsi que l’armée turque.

Outre la responsabilité de l’Etat, Taner Akçam insiste sur la
continuité entre les Jeunes-Turcs et les kémalistes qui fondent la
République en 1923 : en effet, la majorité des dirigeants de la
Turquie moderne sont issus des rangs jeunes-turcs, y compris Mustapha
Kemal, et nombre d’entre eux sont compromis dans l’entreprise
génocidaire.

Cette idée de continuité est rarement examinée par les historiens ;
elle rompt avec la thèse selon laquelle la République kémaliste
n’aurait rien à voir avec les événements de 1915. En réalité, les lois
adoptées dans les années 1920 parachèvent le processus d’éradication
de la présence arménienne dans le pays.

C’est le nationalisme qui fait le lien entre les deux régimes. Taner
Akçam en décortique l’ambition : créer une Turquie homogène. Un
dessein interrompu par les échecs militaires (1912-1915) attribués à "
l’élément arménien ". Enfin, il aborde l’aspect économique de ce crime
contre l’humanité, considérant que c’est dans la spoliation des
Arméniens de l’empire, souvent aisés, que sont jetées les bases d’une
bourgeoisie turque, pilier de la proto-modernité kémaliste.

Telles seraient donc les origines du négationnisme d’Etat toujours en
vigueur en Turquie, mais désormais bousculé par une société turque
désireuse de s’approprier son histoire. En ce sens, ce livre salué par
Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature 2006, invite la Turquie à
revisiter sa mémoire. L’exercice est courageux : à Ankara, tout auteur
qui soulève le tabou arménien voit sa liberté menacée par les
tribunaux. Ancien militant d’extrême gauche, qui a connu la prison
dans les années 1980, Akçam n’en prend pas moins, désormais, ses
précautions : " Un acte honteux " n’est-elle pas l’expression utilisée
par Kemal lui-même pour qualifier l’extermination des Arméniens ?

Hier comme aujourd’hui, l’identité arménienne, prolongement de la
culture occidentale, demeure une pierre d’achoppement entre Turcs et
Européens. Tant que la Turquie ne s’interrogera pas " sur sa
perception des droits de l’homme et de la démocratie ", prévient-il,
le dissensus sur les normes éthiques perdurera. Selon Taner Akçam, il
revient donc à la Turquie de s’affranchir de cet " acte honteux " par
un acte courageux : la reconnaissance du génocide.

Gaïdz Minassian

Un acte honteuxLe génocide arménien et la question de la
responsabilité turque de Taner Akçam Traduit du turc par Odile
Demange, Denoël, 490 p., 25 ¤.

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