Enquete sur un genocide

L’Express, France
18 Décembre 2008

Histoire;
Enquête sur un génocide

par Makarian Christian
LIVRES; Pg. 103 N°. 2998

Pour la première fois, un historien turc se penche sur l’extermination
des Arméniens, en 1915, avec pour seul souci la vérité des faits. Un
travail remarquable.

On oublie combien le métier d’historien peut être risqué. Taner Akçam
le sait fort bien, qui fut condamné à dix ans de prison en Turquie,
son pays natal, pour avoir milité à l’extrême gauche et soutenu des
thèses contraires à l’idéologie nationale. Il enseigne aujourd’hui aux
Etats-Unis, où il a écrit patiemment un livre magistral,
courageusement publié par les éditions Denoël. Avec une précision
redoutable, fondée sur l’analyse de centaines de documents décisifs,
il nous plonge dans le chapitre le plus noir de l’histoire turque, à
l’aube du XXe siècle. Page après page, Akçam nous fait partager le
malaise envahissant d’un empire en pleine décrépitude, dépecé par des
puissances européennes qui se disputent les restes d’un monde révolu.

Mais l’appétit des Occidentaux ne les prive pas d’une conscience «
humanitaire » : la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et la
Russie forcent les Turcs à accorder des droits élémentaires aux
minorités chrétiennes, Grecs et Arméniens, qu’ils persécutent. Pour le
sultan Abdülhamid II, comme pour les Jeunes-Turcs, qui vont lui
succéder, c’est inacceptable. « Les musulmans voyaient s’éroder leur
domination », écrit Akçam, déterrant les racines de l’intention
génocidaire bien avant le déclenchement de la Première Guerre
mondiale. L’islam, le ressentiment des réfugiés turcs chassés des
terres européennes de l’empire, l’incroyable incompétence des
Jeunes-Turcs qui renversent le sultan en 1909, l’émergence d’un
nationalisme panturc, le racisme antioccidental feront le lit d’un
génocide qui aura de nombreux partisans. A travers le portrait d’une
époque qui fait froid dans le dos, c’est le récit d’un enchaînement
aussi médiocre qu’inhumain, fabriqué par des acteurs dévorés par la
haine et un ignoble appétit de richesses. Les Grecs, puis les
Arméniens, qui représentent la « part européenne » de l’Etat turc,
sont liquidés les uns après les autres ; leurs biens sont distribués
entre les notables turcs. Plus de 1 million d’Arméniens seront
exterminés, en 1915-1916, avec un mélange de cruauté et de fourberie
alors inégalé . Akçam démontre que ces derniers, loin d’avoir oeuvré
pour les Russes, avaient reçu des félicitations pour leur loyauté à la
Turquie de la part du général Enver Pacha, lequel, comble du vice,
sera le principal organisateur des massacres. Jamais le portrait du
régime des Jeunes-Turcs n’a paru si accablant. Mustafa Kemal, qui les
chassera du pouvoir, était bien conscient de l’horreur accomplie : il
qualifiera l’extermination des Arméniens d’« acte honteux », si
honteux que ses successeurs le nient jusqu’à aujourd’hui.