La difficile reconciliation entre Turcs et Armeniens

Le Figaro, France
Samedi 10 Octobre 2009

La difficile réconciliation entre Turcs et Arméniens

Sur la frontière turque, la normalisation entre les deux peuples se
heurte à l’héritage du passé.

par Marchand, Laure

SUR une colline pelée, le Monument de l’humanité surplombe la ville de
Kars. Haut de 35 mètres, en béton, il représente un homme coupé en son
milieu. La main, qui consacrera la réunification des deux moitiés, gît
depuis un an aux pieds du géant. Cette statue, voulue par l’ancien
maire, devait symboliser la paix entre la Turquie et l’Arménie
voisine. Mais son projet de réconciliation se heurte à la résistance
des nationalistes locaux et la commission de sauvegarde du patrimoine
a ordonné l’arrêt des travaux. L’ouvrage et la bataille idéologique
qu’il a déclenchée sont à l’image des réactions passionnées que
suscite le rapprochement actuel entre Ankara et Erevan. Samedi, la
Turquie et l’Arménie doivent signer un accord visant à établir des
relations diplomatiques et à rouvrir leur frontière commune.

Les bâtisses russes du XIXe siècle aux façades décrépies sont les
uniques témoins de la splendeur perdue de Kars. Aux confins du
Caucase, la dernière ville turque d’importance avant l’Arménie, Ã 65
kilomètres, vivote d’élevage et d’une modeste industrie laitière. La
décision d’Ankara, en 1993, de fermer la frontière en rétorsion contre
Erevan engagée dans la guerre au Haut-Karabakh, une province
azerbaïdjanaise à majorité arménienne, a également asphyxié son
économie. Il y a cinq ans, une pétition réclamant la réouverture a
rassemblé 50 000 signatures. « Seule Kars pâtit de cette situation,
car des avions assurent la liaison entre Istanbul et Erevan, se
lamente Ali Burgan, le vice-président de la chambre de commerce.
L’ouverture nous ouvrirait les routes du commerce jusqu’en Chine. »
Sans aller aussi loin, Noyan Soyak fait des calculs plus pragmatiques
pour sortir la région de son enclavement. « Sur les 500 000 touristes
qui visitent l’Arménie chaque année, la moitié pourrait venir ici »,
estime le responsable du Conseil turco-arménien de développement des
affaires. Mauvais tour de l’histoire, les vestiges d’Ani, ancienne
capitale du royaume arménien au Xe siècle, se trouvent en effet côté
turc. Comme le mont Ararat, symbole national de l’Arménie. « Quant aux
Turcs, pourquoi ne pas aller voir le mémorial (du génocide, NDLR) Ã
Erevan ?, lance Noyan Soyak. Il est impossible de se comprendre en
restant derrière sa porte. »

Initiatives de rapprochement
Car les enjeux autour de la frontière dépassent les intérêts
commerciaux. « L’ouverture ne doit pas être une fin en soi », critique
Fuat Doganay. Ã rebours de la position négationniste d’Ankara, ce
restaurateur plaide pour que la Turquie se « confronte au génocide. Il
n’y a pas à avoir honte de faire la lumière sur son histoire et s’il
faut payer pour ce que l’on a fait, payons ». Ces dernières années,
des initiatives de rapprochement ont également vu le jour dans la
région. Ilhan Koçulu défend un projet de « fromage caucasien » avec
des producteurs géorgiens et arméniens : « Le fromage a le goût de la
terre, c’est la même pour tous, il contribuera au dialogue culturel,
raconte l’agriculteur, qui rêve aussi de planter des vignes
arméniennes. Les Turcs et les Arméniens sont devenus ennemis, les
actions concrètes sont indispensables, sinon la blessure se rouvrira
dès qu’on l’effleurera. Dans le passé, un peuple a tout perdu, y
compris sa terre, il faudrait pouvoir compenser cette perte. »
Le long des 268 kilomètres de frontière, hérissés de miradors turcs et
russes du côté arménien – un héritage du rideau de fer – les conflits
non résolus du Caucase nourrissent l’hostilité envers les Arméniens.
Une importante partie de la population, d’origine azérie, prend
naturellement fait et cause pour l’Azerbaïdjan toute proche. La
rivière Araxe sépare le village turc d’Halikislak de son voisin
arménien Bagaran. Parfois, les deux maires empruntent une nacelle pour
se rencontrer sur une rive et discuter des problèmes liés Ã
l’irrigation, autour d’un verre de vodka ou d’un kebab. Malgré cette
proximité géographique, une ligne de fracture traverse les esprits. «
Je ne veux pas de l’ouverture de la frontière tant que l’Arménie
n’aura pas rendu le Karabakh, ça serait trahir les frères
d’Azerbaïdjan », grommelle un vieux paysan.

Ligne de fracture
Ici plus qu’ailleurs en Turquie, la solidarité avec Bakou conduit Ã
soutenir la version officielle des événements qui se sont déroulés
pendant la Première Guerre mondiale. Plus au sud, Ã Igdir, un édifice
en métal, dont la forme oblongue évoque celle d’un obus, est planté le
long du boulevard Ilham Aliev – le président de l’Azerbaïdjan. Il
s’agit du Monument et Musée des martyrs turcs massacrés par les
Arméniens. Des mariés viennent se faire photographier sur les marches.
Lors des sorties scolaires, les écoliers turcs découvrent des images
de corps décharnés. Ce qu’ils n’apprennent pas en lisant les
écriteaux, c’est que ces tueries ont eu lieu après 1915, les Arméniens
profitant de l’avancée des Russes pour se venger.
Le poste frontière d’Alican, dont l’accord prévoit la remise en
service, se trouve à 15 kilomètres. « Nous avons fait exprès de placer
le mémorial à cet endroit : les Arméniens seront obligés de passer
devant, explique Göksel Gülbey, président de l’Association de lutte
contre les accusations arméniennes infondées, rompu à la propagande du
« génocide subit par les Turcs ». Ã Kars, un ordre de démolition
menace le Monument de l’humanité. Ses mésaventures sont remontées
jusqu’Ã Ankara. C’est désormais au gouvernement de sceller son destin.
La décision indiquera la voie que s’apprête à suivre la Turquie à un
carrefour historique.