Le Monde, France
20 mars 2010 samedi
Les sans-papiers arméniens menacés d’expulsion par le premier ministre turc
par Guillaume Perrier
Ankara riposte à des pressions internationales pour la reconnaissance
du génocide arménien
REPORTAGE
On ne veut pas parler ! Non non, tout va bien ! " Le groupe de femmes
qui discutaient autour d’un étal de chaussettes posé sur un trottoir
se disperse en quelques secondes, méfiant. Dans les rues du quartier
de Kumpkapi, au coeur de la péninsule historique d’Istanbul, les
Arméniens se font discrets depuis la dernière saillie verbale de Recep
Tayyip Erdogan. Lundi 15 mars, le premier ministre turc, qui
s’exprimait à la BBC, a menacé d’expulsion les citoyens arméniens en
situation irrégulière en Turquie. " Il y a actuellement 170 000
Arméniens qui vivent dans notre pays. Soixante-dix mille sont des
citoyens turcs et nous tolérons les 100 000 autres, a-t-il lâché. Si
nécessaire, je pourrais leur dire de rentrer dans leur pays. "
Ces déclarations ont semé le trouble dans la communauté arménienne
d’Istanbul. En plus de la population autochtone, plusieurs dizaines de
milliers de citoyens d’Arménie y travaillent illégalement, attirés par
des salaires trois à quatre fois plus élevés qu’à Erevan. Plus de 90 %
sont des femmes qui travaillent comme employées de maison, gardent des
enfants ou des personnes âgées, montre une étude publiée début mars
par la sociologue Alin Ozinian. " Le premier ministre s’est
probablement trompé d’un zéro ", ricane le pasteur Krikor, qui tient
l’église évangélique arménienne de Gedikpacha.
Dans son bureau, à l’intérieur du bâtiment, il ne lâche pas du regard
son écran de vidéosurveillance. " Il a exagéré les chiffres pour
appuyer son propos, estime-t-il. La Turquie n’a plus beaucoup d’issue.
Elle menace les Arméniens pour empêcher que de nouveaux pays ne
reconnaissent le génocide, mais c’est une déclaration impensable pour
quelqu’un qui veut faire partie de l’Union européenne. "
Mercredi soir, à la porte de cette église, le pasteur répondait à une
chaîne de télévision turque, lorsque des habitants du quartier ont
lancé dans leur direction des bouteilles et un briquet.
A l’approche du 24 avril, la date anniversaire du déclenchement des
massacres de plus d’un million d’Arméniens en 1915, la Turquie doit
faire face à une série de pressions internationales sur la question la
plus douloureuse de son histoire. La commission des affaires
étrangères de la Chambre des représentants américaine a voté le 4 mars
une résolution visant à reconnaître le génocide arménien. Le 11 mars,
le Parlement suédois a fait de même. La Turquie a rappelé ses deux
ambassadeurs et l’affaire est devenue " une question d’honneur
national ", selon le ministre des affaires étrangères, Ahmet
Davutoglu.
" Ce n’est pas en renvoyant les gens dans leur pays qu’il va régler le
problème ", estime Shoshan, une jeune femme originaire de Gumri (ouest
de l’Arménie). Employée illégalement depuis cinq ans à Istanbul, comme
ses deux parents et sa tante, elle ne songe pas à rentrer tant que la
situation économique ne s’est pas améliorée en Arménie. Beaucoup, en
revanche, font des allers-retours tous les trois mois entre Istanbul
et Erevan, pour renouveler leur visa, et pratiquent " le commerce à la
valise " pour rentabiliser les voyages.
Donara, elle, donne des cours dans les sous-sols de l’église de
Gedikpacha, où des classes improvisées accueillent les enfants des
travailleurs clandestins arméniens, que le gouvernement refuse de
scolariser. Cette ancienne institutrice de 53 ans et son mari, un
colonel de l’Armée rouge à la retraite, ont migré en Turquie en 2005.
" S’ils nous expulsent, il nous reste une maison lÃ-bas, mais ce sera
difficile de s’en sortir. "
" Cette polémique pourrait donner des idées aux pays européens,
ironise le pasteur Krikor. Si l’Allemagne disait qu’elle allait
renvoyer tous les Turcs sans papiers, que penserait M. Erdogan ? "
L’entourage du premier ministre a tenté de minimiser la brutalité de
ses propos. L’un des responsables du Parti de la justice et du
développement (AKP), Suat Kinklioglu, a assuré que la menace ne serait
pas mise à exécution.
Mais une partie de la presse turque s’est offusquée. " Ne touchez pas
aux Arméniens, protégez-les ! ", a lancé l’éditorialiste Mehmet Ali
Birand dans le journal Posta.