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Les Demons Du Passe : Le Genocide Armenien Et Les Turcs

LES DEMONS DU PASSE : LE GENOCIDE ARMENIEN ET LES TURCS
Eckian

armenews
lundi12 avril 2010

Par Benjamin Bidder, Daniel Steinvorth et Bernhard Zand

Le mois d’avril marque le 95ème anniversaire du debut du Genocide
Armenien. Un documentaire inhabituel de television montre ce qui a
motive les assassins et pourquoi l’Allemagne et d’autres pays, sont
demeures silencieux.

Dikranoui Assartian aura cent ans cette semaine. Elle a range ses
couteaux et fourchettes il y a deux ans, lorsqu’elle a perdu le sens du
goût, et elle a arrete l’an passe de porter des lunettes, ayant perdu
la vue. Elle vit au septième etage d’un immeuble de grande hauteur
de la capitale armenienne Erevan, et il y a des mois qu’elle n’a pas
quitte sa chambre. Elle frissonne car le froid traverse la couverture
de laine grise sur ses genoux. "J’attends de mourir" dit-elle.

Il y a quatre vingt douze ans, elle attendait dans un village du côte
turc de la frontière actuelle, cachee dans la cave d’une maison. Le
corps d’un garcon armenien qui avait ete battu a mort gisait dans la
rue. Des femmes etaient en train d’etre violees dans la maison d’a
côte, et la fillette de huit ans pouvait les entendre hurler. "Il ya
de bons Turcs et des mauvais,’ dit-elle. Les mauvais avaient battu le
garcon a mort, tandis que le bon Turc les a aides, elle et sa famille,
a s’enfuir a l’arrière des troupes russes.

Avedis Demirci, un fermier, a 97 ans. Si quelqu’un dans ce pays
sauvegarde ce genre d’informations, il est probablement le dernier
Armenien en Turquie qui a survecu au genocide. Demirci regarde par la
fenetre son village de Vakifli, où les buissons de lauriers roses et
les mandariniers sont en fleurs. La Mediterranee est visible au pied
de la montagne et au loin.

En juillet 1915, les unites de police turques ont marche sur le
village. "Mon père m’avait attache sur ses epaules alors que nous
fuyions," dit Dermici. "C’est tut au moins ce que m’ont dit mes
parents." Armes de fusils de chasse et de pistolets, les gens de
son village et de six autres se sont enterres au Moussa Dagh, la
Montagne de Moïse. Dix huit ans plus tard, l’ecrivain autrichien Frantz
Werfel decrivit la resistance armee des villageois contre les soldats
assaillants dans sa nouvelle "les Quarante Jours de Moussa Dagh."

"L’histoire est vraie" nous dit Demirci. "Je l’ai vecue, meme si je
ne la connais que par les histoires qu’on m’a racontees.

Eviter le mot

En dehors du livre de Werfel – et de la vue, depuis le memorial sur
la colline de Dzizernagaberd près d’Erevan, du mont Ararat coiffe
de neiges eternelles et eternellement inaccessible – il ne reste que
peu de souvenirs du Genocide Armenien tandis que les rares derniers
survivants approchent de la mort.

Entre 1915 et 1918, quelques 800 000 a 1,5 million de personnes ont
ete assassinees dans ce qui est aujourd’hui la Turquie de l’est, ou
sont mortes au cours des marches de la mort vers le desert du nord
de la Syrie. C’etait l’un des premiers genocides du 20ème siècle.

D’autres genocides – contre les Juifs d’Europe, au Cambodge et au
Rwanda – ont eu lieu entre le Genocide Armenien et aujourd’hui.

Après qu’il ait subi une annihilation partielle, après avoir ete
eparpille dans le monde et repousse dans un pays qui est reste isole
jusqu’a ce jour, il a fallu au peuple armenien des decennies pour
assumer sa propre catastrophe. Ce n’est que dans les annees 1960,
après un long debat avec la direction de Moscou, que les Armeniens
osèrent eriger un memorial.

La Turquie, sur les territoires où le crime a ete commis, continue
de nier les actes du regime Ottoman. L’Allemagne, alliee de l’Empire
Ottoman lors de la Première Guerre Mondiale, et l’Union Sovietique,
bien disposee a l’egard de la jeune republique turque, n’avait pas
interet a faire connaître le genocide.

L’Allemagne n’a toujours pas reconnu officiellement le Genocide
Armenien. En 2005, le parlement allemand, le Bundestag, appelait la
Turquie a reconnaître sa "responsabilite historique", mais elle a
evite l’empli du mot "genocide".

En raison de l’importance politique et strategique d’Ankara
pendant les annees de Guerre Froide, ses allies de l’Ouest ne
jugeaient pas opportun un debat sur le genocide. Et le manque
relatif de documents photographiques et cinematographiques – par
comparaison avec l’Holocauste et les genocides qui ont suivi – a
ajoute a la difficulte d’examiner la catastrophe armenienne et de
l’assumer. "Le developpement des media modernes," dit le cineaste
de films documentaires Eric Friedler ("Le Silence des Quandts"),
"s’est produit vingt ans trop tard pour l’examen de ce genocide.".

Mais il y a des temoins contemporains, allemands et americains, en
particulier, dont les correspondances et rapports sont preserves
dans les archives, où ils ont ete etudies principalement par des
specialistes jusqu’a present. Ce vendredi, pour marquer le 95ème
anniversaire du genocide, la chaîne de television allemande ARD
passera le documentaire elabore de recherche "Aghet" (terme armenien
pour "desastre, cataclysme"), qui anime les dires de diplomates,
ingenieurs et missionnaires.

Un ensemble de 23 acteurs narrent les textes initiaux – non sous la
forme d’un docudrame qui rapporterait les evenements par des dialogues
semi-fictionnels en costumes d’epoque, mais par de simples interviews
qui recherchent leur efficacite dans la selection des textes et la
presentation, plutôt que par la dramatisation de l’histoire.

Documents inedits

Le premier comedien est l’acteur et auteur Hanns Zischler, qui a ete
la vedette du film du metteur en scène Wim Wenders de 1976 "Im Lauf
der Zeit" (ou "Kings of the Road", "Au Fil du Temps"). Il lit les mots
de Leslie Davis qui jusqu’en 1917, etait le consul des USA a Kharpout,
une ville de l’est de l’Anatolie où des milliers d’Armeniens ont ete
rassembles et envoyes vers le sud-est dans des marches de la mort. "Le
samedi 28 juin, Davis ecrivit, "il a ete publiquement annonce que
tous les Armeniens et les Syriens [Syriaques orthodoxes, Chaldeens et
Syriens catholiques), devraient s’en aller dans les cinq jours. Pour
qui n’est pas familier avec les conditions particulières de cette
region isolee, il est impossible d’imaginer toutes les consequences
d’un tel ordre. Un massacre, malgre l’horreur que peut evoquer ce mot,
serait en comparaison un traitement humain."

Friedrich von Thun, un acteur de cinema et de television qui a joue
dans le film de Steven Spielberg "La Liste de Shindler," tient le
rôle de l’ambassadeur Henry Morgenthau. Il decrit ses entrevues
avec le ministre de l’Interieur ottoman Taalat Pacha, qui, au debut
de l’operation, fit part a Morgenthau de sa "decision irrevocable"
de rendre les Armeniens "inoffensifs".

Après le genocide, Talaat convoqua a nouveau l’ambassadeur des USA
et fit une demande dont Morgenthau a dit qu’elle etait " peut-etre la
chose la plus etonnante que je n’aie jamais entendue". Talaat voulait
la liste des clients armeniens des compagnies d’assurance americaines
New York Life Insurance et Equitable Life of New York. Les Armeniens
etaient a present morts et n’avaient pas d’heritiers, disait-il, et le
gouvernement avait donc le pouvoir d’encaisser leurs capitaux. "J’ai
naturellement refuse d’acceder a cette demande," a ecrit Morgenthau.

Les actrices Martina Gedeck et Katharina Schuttler racontent l’histoire
de deux soeurs missionnaires, l’une suedoise et l’autre suisse. Hannah
Herzsprung et Ludwig Trepte narrent l’histoire de deux survivants,
et Peter Lohmeyer lit le journal du consul allemand Wilhelm Litten,
l’un des documents les plus eprouvants du moment.

Le 31 janvier 1916, Litten etait sur la route entre Deir es-Zor
et Tibni aujourd’hui en Syrie, d’où il ecrivit les notes dans son
journal. "Une heure de l’après-midi. Sur la gauche de la route il
y a une jeune femme, nue, portant seulement des bas marron sur les
pieds, le derrière dirige vers le haut et sa tete enfouie dans ses bras
croises. 1:30 après-midi. Dans un fosse a droite, il y a un vieil homme
avec une barbe blanche, nu, etendu sur le dos. Deux pas plus loin, il y
a un garcon, nu, le dos tourne vers le ciel, la fesse gauche arrachee".

Tout aussi froide et calculatrice a ete la reponse du chancelier du
Reich d’alors, Theobald von Bethmann-Hollweg, a la proposition de
l’ambassadeur allemand de denoncer publiquement l’allie ottoman de
l’Allemagne pour ce crime. "Notre seul but est de garder la Turquie de
notre côte jusqu’a la fin de la guerre, que les Armeniens disparaissent
ou non."

Deuxième partie " des erreurs"

La profusion d’images et de documents filmes reunis d’archives aussi
distantes que Moscou et Washington, dit l’auteur et realisateur
Eric Friedler, a surpris meme les historiens qui lui ont donne leurs
conseils d’experts pour ce film de 90 minutes. Quelques episodes, tels
que l’exhumation ostentatoire des restes de Talaat, qui a ete abattu
a Berlin en 1921, sera montree pur la première fois dans le film.

D’autres documents concernent des individus dont les archivistes
n’avaient pas connaissance.

Le film offre egalement une description accablante du debat en cours
sur le genocide, qui ne fait que commencer en Turquie, presque un
siècle après le crime. Le premier ministre Erdogan jure que la Turquie
n’admettra jamais qu’un genocide a eu lieu. Lors d’une exposition
sur l’Armenie, des ultranationalistes ont arrache avec colère des
photographies des murs, puis, comme s’ils etaient devenus fous,
il ont attaque une voiture dans laquelle Orhan Pamuk, laureat du
prix Nobel de litterature, etait ramene chez lui après une courte
apparition – parce qu’il avait ose exprimer ce que les historiens
ont prouve depuis longtemps.

Pendant des decennies, les Armeniens nes après le genocide se sont
sentis tortures et tourmentes. "La tragedie", dit Hayk Demyan, le
directeur du memorial du genocide a Erevan, est devenue "un pilier de
notre identite nationale." Et le president armenien Serge Sarkissian
a declare a Spiegel " la meilleure facon d’empecher qu’une telle
atrocite se repète est de la condamner clairement."

La generation des Turcs d’après le genocide ne souffre pas de troubles
du sommeil. Mustafa Kemal Ataturk, le fondateur de la Republique
turque, a rompu radicalement avec l’Empire Ottoman et les trois hommes
responsables en premier lieu-Talaat, Enver Cemal. Ataturk a admis
que "des erreurs" avaient ete commises, erreurs que ses successeurs
nient jusqu’a ce jour, mais il a aussi fait participer des membres du
gouvernement et des chefs militaires a son gouvernement, directement
impliques dans le genocide.

Une memoire vivante cachee

Les demons du passe se reveillent a present en reponse a la pression,
en particulier de la diaspora armenienne. A chaque printemps, avant
l’anniversaire du 24 avril de l’arrestation des hommes politiques
armeniens et des intellectuels a Constantinople, arrestations qui
marquèrent le debut des deportations de 1915, de nouveaux parlements
adoptent des resolutions pour reconnaître le Genocide Armenien. La
France en 2001, la Suisse en 2003, et cette annee, la Commission des
Affaires Etrangères de la Chambre des Representants des USA et le
parlement suedois.

A chaque fois qu’une telle resolution est votee, Ankara menace de
consequences politiques – qu’elle n’applique jamais. C’est devenu
un rituel, a propos duquel des hommes comme Hrant Dink se sont
questionnes. L’editeur du quotidien turco-armenien Agos ne voulait
pas s’attarder sur le mot "genocide". A la place, il voulait que la
Turquie affronte son epouvantable passe.

Il a paye cette opinion de sa vie. Le 19 janvier 2007, Dink a ete
assassine en plein jour. Les 200 000 Turcs qui ont defile dans les
rues d’Istanbul a ses funerailles, portant des ecriteaux sur lesquels
on lisait "nous sommes tous des Armeniens " ont humilie leur propre
gouvernement avec leur franchise. Une realite a laquelle des milliers
de Turcs sont confrontes dans leur propre famille semble avoir eu un
impact plus fort que la pression diplomatique.

Au debut des annees 1980, l’avocate d’Istanbul Fetiye Cetin a decouvert
qu’elle avait des racines armeniennes. Sa grand-mère Seher s’etait
confiee a elle après plusieurs decennies douloureuses. En 1915,
Seher, baptisee en armenien du nom de Heranouch, avait vu des hommes
de son village etre egorges. Elle survecut, fut prise par la famille
d’un officier turc, elevee en musulmane et finalement mariee a un
Turc. Elle devint l’une des dizaines de milliers d’ "Armeniens caches
" qui echappèrent aux tueries et se melèrent a la societe turque.

La revelation de sa grand-mère fut un choc pour Cetin, et elle commenca
a voir son entourage avec d’autres yeux. En 2004, Cetin ecrivit un
livre dans lequel elle souligna l’histoire de sa famille.

"Anneannem" ( ‘Ma Grand-mère’) devint un bestseller, et un grand
nombre de lecteurs contactèrent Cetin, beaucoup avec des mots elogieux.

D’autres la maudirent, l’accusant de "traître". Mais le tabou avait
ete rompu.

Der Spiegel 8 avril 2010

Traduit de l’Allemand par Christopher Sultan.

Ce document exceptionnel a ete projete en avant première le 7 avril au
cinema Babylon a Berlin, en presence d’Armen Martirosyan (ambassadeur
d’Armenie en Allemagne et du realisateur Erik Fridler. La Turquie
a deja fait part de sa reprobation. Le film devrait etre presente
dans plusieurs autres pays. Souhaitons qu’il soit très vite traduit
en francais.

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