ALEXIS GOVCIYAN : " ARMENIENS ET JUIFS, NOUS AVONS UNE COMMUNAUTE DE DESTIN "
Jean Eckian
armenews
vendredi16 avril 2010
Vous etes le president du CCAF et de l’UGAB-Europe. Quel est le champ
d’action de ces organisations ?
Ce sont deux entites differentes. L’UGAB-Europe depend de
l’organisation mondiale Union Generale Armenienne de Bienfaisance
dont le siège social est a New York et qui fonctionne par branches
nationales et continentales. Il s’agit d’une des plus anciennes
organisations armeniennes (creation en 1906, au Caire, en Egypte).
Elle compte des dizaines de milliers de membres repartis sur les cinq
continents et sa mission est de maintenir et de developper l’identite
et l’heritage du peuple armenien. Dans ce cadre, ses activites
sont multidimensionnelles : culture, education, actions sociales et
humanitaires, reseaux professionnels et actions politiques pour la
defense de la cause armenienne, (reconnaissance du genocide par la
Turquie et les consequences qui en decoulent, soutien a l’Armenie et au
droit a l’autodetermination du Haut-Karabakh). C’est une organisation
qui s’inscrit dans une approche inclusive de l’identite armenienne
dans la mondialisation, c’est a dire qu’elle est ouverte a toutes les
bonnes volontes pour peu qu’elles s’inscrivent en conformite avec
nos principes fondateurs. Aussi, l’UGAB-Europe agit pour remplir
toutes ces missions et aussi pour servir de plate-forme auprès des
instances europeennes.
Le CCAF (Conseil de Coordination des organisations Armeniennes de
France), dont l’UGAB est membre-fondateur, regroupe la majeure partie
des organisations armeniennes de France. Constitue en organisme
national a partir de trois conseils regionaux (Paris Ile-de-France,
Rhône-Alpes, PACA), le CCAF a une mission de representation auprès
des pouvoirs publics et d’action pour tout ce qui concerne l’interet
general de la communaute armenienne de France. C’est un Conseil qui
est jeune, cree en 2001, a la suite d’une autre structure, Comite
du 24 Avril mais qui a, deja, en si peu de temps enregistre quelques
resultats encourageants : le plus important etant l’union des Francais
d’origine armenienne, un soutien sans faille a l’Armenie, l’adoption de
la loi sur la reconnaissance par la France du genocide des Armeniens
et surtout le combat pour les valeurs essentielles et dans ce cadre,
la lutte contre le negationnisme, quel qu’il soit.
Combien y-a-t-il d’Armeniens en France ?
On estime aujourd’hui le nombre d’Armeniens en France a près de
500 000 personnes. Mais il s’agit très essentiellement de Francais
d’origine armenienne que d’Armeniens residant en France. Il y a en
effet une diaspora ancienne, celle qui remonte a l’après-genocide de
1915 et une diaspora plus recente, celles marquees par les crises au
Proche-Orient et dans l’ex-URSS.
Voici quatre ans, l’Assemblee nationale avait vote une loi
reconnaissant le genocide des Armeniens. Depuis, rien. Pourquoi ?
Il s’agissait non pas d’une loi reconnaissant le genocide des Armeniens
(c’etait fait dès 2001) mais d’une loi penalisant la negation en
France de ce genocide. Il faut tout d’abord rappeler que cette
loi est d’abord une grande victoire pour tous ceux et celles qui
luttent pour la verite historique. C’est aussi une victoire pour
les valeurs de la France, terre des droits de l’homme et du combat
universel pour les libertes. En effet, après la reconnaissance par
la France, du genocide des Armeniens, le 29 janvier 2001, le CCAF
s’est attele a l’adoption d’une loi portant sur la sanction de la
negation du genocide considerant que le combat ne pouvait s’arreter
a une declaration publique, fut-elle très importante. En effet,
elle etait incomplète car n’importe qui pouvait en toute impunite
nier la realite du genocide. Et c’est arrive a plusieurs reprises,
et parfois de manière violente sur le territoire de la Republique
y compris, depuis l’adoption de la loi en 2001. Vous le savez bien,
la negation du genocide est une offense a la memoire des victimes,
et une insulte, une atteinte a la dignite de leurs descendants. Ainsi,
grâce a notre demarche unitaire et republicaine, l’Assemblee nationale
a vote le texte le 12 octobre 2006. Depuis, le Senat bloque, en tout
cas, ne prend aucune initiative pour mettre a l’ordre du jour de ses
travaux l’examen de ce texte.
C’est en fait un processus qui necessite patience et determination.
Patience, car le contexte national et international est sensible.
Determination, car nous irons jusqu’au bout.
Clarifions les choses, notamment a l’adresse de ceux qui s’opposent
a ce qu’ils appellent cyniquement des " lois memorielles " : il ne
s’agit pas d’une loi memorielle car la lutte contre le negationnisme
ne relève pas de l’Histoire, comme le dit a juste titre Bernard Henri
Levy, mais du Droit, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un negationnisme
d’Etat, c’est a dire un negationnisme devenu l’un des axes fondateurs
de la diplomatie turque. A fortiori aussi lorsque le negationnisme
constitue une atteinte a l’ordre public et la paix civile. Je dois vous
dire que je suis très inquiet car il y a de plus en plus de propos
et d’actes negationnistes de la part de citoyens francais d’origine
turque, souvent manipules mais pas seulement et il n’est pas bon
de faire face a ce genre de situation dans notre Republique qui est
celle du vivre ensemble. Ces citoyens participent ou organisent des
manifestations negationnistes, dans les ecoles, on remet en cause la
realite du genocide et meme chez certains elus locaux d’origine turque,
cela devient aujourd’hui manifeste. Pour la defense de l’ordre public,
nous ne pouvons plus entendre parler de profanation de cimetières
juifs ou autres, de monuments dedies aux victimes des genocides. Nous
ne pouvons plus nous contenter de messages de soutiens contre ces
attaques antisemites, racistes ou anti-armeniennes. Car meme si les
attaques contre les cibles armeniennes sont moins nombreuses que les
actes antisemites en France, elles sont graves et preoccupantes pour
l’ordre public.
Pour l’instant, l’affaire de la loi semble donc bloquee. Certains
pretendent que le processus de normalisation des relations
entre l’Armenie et la Turquie y serait pour quelque chose. C’est
chronologiquement faux car elle a ete bloquee avant ce processus, qui
precisons-le, est aussi au point mort aujourd’hui. C’est politiquement
faux egalement car notre demarche est republicaine et democrate. Nous
ne voulons pas importer en France le problème entre l’Armenie et la
Turquie pour la simple et bonne raison que le genocide a ete commis
alors que l’Armenie n’existait pas en tant qu’Etat.
Il s’agissait d’un pouvoir central (Jeunes Turcs) responsable de
l’extermination d’une frange de sa population au motif qu’elle etait
Armenienne. C’est le regime Jeune-Turcs a la tete de l’Etat ottoman
qui a ordonne les massacres de ses sujets Armeniens ottomans, deux
tiers de la population armenienne a ainsi ete exterminee.
Notre approche n’est donc pas indexee a ce qui se passe la bas entre
deux Etats.
Nous reagissons et agissons en tant que Francais d’origine armenienne
et non comme un instrument communautariste, car telle n’est pas du
tout la vision que nous avons de notre destin.
On assiste a un rapprochement entre l’Armenie et la Turquie ? Pourquoi
? Qu’en esperez-vous ?
L’Armenie est un pays enclave geographiquement et frappe par un blocus
turco-azeri entame en 1989 et durci en 1993. Il faut rappeler que
sa frontière avec la Turquie est fermee par decision unilaterale
d’Ankara. Or, personne ne denonce en dehors de nous, ou presque,
cette injustice sous nos yeux.
Nous devons vivre dans un monde ouvert. L’Armenie a besoin de
se developper et de s’integrer aux marches internationaux. Son
desenclavement est un long processus qui doit passer aussi et surtout
par la Turquie. Mais une Turquie en phase avec son passe, qui cesse ses
menaces recurrentes contre un peuple et une civilisation trimillenaire
que le regime jeune-turc au pouvoir dans l’Empire ottoman agonisant
a eradique en quelques annees.
Ce rapprochement pourrait constituer aussi une marque de paix et de
stabilite pour la region, si chacun remplit, comme je vous l’ai dit,
honnetement ses responsabilites.
Nous attendons de la Turquie qu’elle renonce definitivement a son
negationnisme d’Etat, son mensonge permanent a l’egard du genocide et
qu’elle arrete de menacer ceux et celles qui en Turquie ou ailleurs
defendent la cause armenienne. Qu’elle mette aussi un terme a son
arsenal judiciaire contre ceux et celles qui a Istanbul, a Ankara ou
ailleurs defendent la verite historique, parfois au prix de leur vie.
Rappelons que le journaliste armenien de Turquie, Hrant Dink a ete
assassine parce qu’il etait Armenien et pour avoir oser dire et ecrire
la verite sur 1915.
Nous attendons egalement le debut d’un processus de reconciliation
qui doit prendre pour point de depart la realite du genocide.
Aucune personne, en Armenie comme en diaspora, aucune personne
non-armenienne pour peu qu’elle soit honnete et de bonne foi ne remet
en question la realite du genocide. En Turquie, la societe civile
turque s’est d’ores et deja emparee de son histoire et souhaite faire
face a son passe. Aux politiques turcs d’en faire autant.
De la meme facon, sur la question du Haut-Karabakh, les pressions
sur l’Armenie doivent cesser. Dans ce cas, il s’agit d’une province
armenienne rattachee a l’Azerbaïdjan en 1921 par Staline. A
chaque periode de " liberalisation " du regime sovietique, les
Armeniens, largement majoritaires dans la province, ont demande
leur attachement a l’Armenie, au nom de la justice et pour lutter
contre l’azerbaïdjanisation du Haut-Karabakh. En 1988, cette demande
s’est exprimee par le biais de manifestations soutenues d’immenses
rassemblements en Armenie et dans la diaspora. Bakou a repondu par
la repression, les pogroms et les exactions. Resultat, a la chute
de l’URSS, une guerre a eclate entre Armeniens et Azerbaïdjanais. En
1994, après une victoire militaire des Armeniens, un cessez-le-feu a
ete signe sous l’egide de la Russie puis de l’OSCE, laquelle a mis en
place le groupe de Minsk co-preside par les Etats-Unis, la France et
la Russie. Il s’agit, pour les Armeniens de maintenir et developper le
Haut-Karabakh, alors que la Turquie, alliee d’Azerbaïdjan fait pression
sur l’Armenie, depuis 1993. C’est ainsi qu’elle a ferme sa frontière
avec l’Armenie et pratique encore aujourd’hui un blocus terrestre. Par
consequent, on ne peut rien esperer d’un semblant de rapprochement, si
les questions fondamentales ne sont pas a priori abordees et reglees,
et celle-ci est pour nous une question fondamentale.
Quelles relations entretenez-vous avec la communaute juive et son
porte-parole politique le CRIF ?
Nos relations sont globalement etroites et de confiance et elles
sont appelees a l’etre de plus en plus. Etroites, car nous sommes
deux peuples issus d’un passe terrible et d’un genocide. Nous avons
un devoir envers les victimes et la, il convient de rappeler le
soutien important du CRIF et de la communaute juive, lors du vote de
la loi pour la reconnaissance du genocide. Il y avait eu une veritable
mobilisation appuyee d’ailleurs par un appel solennel de 123 historiens
mondiaux specialistes de la Shoah pour que la France vote une telle
loi et pour qu’il y ait une reconnaissance internationale.
Vous savez, nous avons une communaute de destin, car nous comprenons
mutuellement nos souffrances, ces blessures que nous portons en nous.
Relations de confiance aussi, car nous avons des visions et objectifs
communs : la defense des valeurs de la Republique, la lutte contre le
racisme, l’antisemitisme, le negationnisme et la defense des normes
universelles sur le concept de genocide. On ne peut pas placer sur
un meme plan ce qui s’est passe en 1915 contre les Armeniens, ou ce
qui s’est passe entre 1939-1945 dans toute l’Europe contre les Juifs,
avec ce qui se passe en Palestine ou ailleurs. En effet, lorsque la
Turquie parle de " genocide " pour ce qui se passe a Gaza, elle commet
une grave erreur. Ankara commet d’ailleurs la meme erreur pour le
Xingjiang avec les Ouïgours, minorite musulmane reprimee par la Chine.
Or Gaza et Xingjiang ne sont en rien des genocides ! Il faut le dire
et le repeter. Ankara a-t-il l’intention par ces procedes pernicieux
mais grotesques d’invalider la definition universellement reconnue du
genocide ? Les autorites turques veulent-elles disqualifier le concept
de genocide ? On est en droit de se poser la question… d’ailleurs,
comment expliquer le rapprochement entre l’Iran, le Soudan et la
Turquie, qui chacun derrière le masque du negationnisme denonce la
realite d’un genocide (Shoah, Darfour, Armeniens) ? C’est une question
grave qui ne doit pas laisser passifs nos decideurs et legislateurs,
car le negationnisme d’Etat dans lequel la Turquie excelle depuis 90
ans fait des petits en Iran et au Soudan.
Que repondez-vous a ceux qui s’inquiètent des relations entre l’Armenie
et l’Iran ?
S’agissant du negationnisme, j’ai parle de l’Iran et son attitude
envers Israël est inacceptable et doit etre combattue par tous les
moyens. Mais, l’Armenie est frappee par un double blocus impose par
l’Azerbaïdjan et la Turquie, depuis 1989 d’un côte et 1993 de l’autre.
L’Armenie est donc un Etat enclave, dont les ravitaillements en
vivres et gaz passent par la Georgie et l’Iran. Aussi, l’Armenie n’a
pas le choix et sait que la collaboration avec l’Iran peut avoir des
consequences dans ses relations internationales, mais Erevan exige
la levee du blocus pour pouvoir diversifier ses approvisionnements
et ne plus dependre des relations aleatoires entre la Russie et la
Georgie d’une part et des relations incertaines entre la communaute
internationale et l’Iran d’autre part. Attention cependant aux
raccourcis, tenez, prenons l’exemple de l’Azerbaïdjan qui collabore
etroitement avec l’Iran tout en fournissant 20% du petrole et du
gaz a Israël ! Vous mesurez bien la dans quelle situation nous nous
trouvons… C’est pour cela que la solidarite armeno-juive, au nom de
l’histoire, des victimes des genocides et d’une conception commune de
l’Humanite et de l’ethique internationale, doit etre plus forte que
la raison d’Etat et elle l’est dans les faits. Pour l’Etat armenien et
pour les Armeniens du monde entier, la Shoah constitue l’inimaginable
que les nazis ont commis, pour les juifs et la societe israelienne,
le genocide subi par les Armeniens est une realite, c’est parce que
nous nous comprenons dans la douleur, la memoire et le respect de la
dignite, meme si l’Etat d’Israël n’a pas encore reconnu le genocide
de 1915, au nom de ses relations avec la Turquie.