TURQUIE : LE REVEIL DES ARMENIENS CACHES
Stephane
armenews
vendredi16 avril 2010
On les appelle " les convertis ". Turcs et musulmans dans la rue,
chretiens et armeniens dans leur coeur. Mais ces nombreux Armeniens
revèlent peu a peu leur identite reelle
De notre correspondante a Istanbul
Mon Dieu, merci de nous donner a manger et benissez ce repas, recite
solennellement en armenien Murat (1), le chef de famille. Au nom
duPère, du Fils et du Saint-Esprit, amen. " Les enfants, l’epouse,
la grand-mère, la tete couverte du voile blanc porte par les paysannes
kurdes, font le signe de croix et plongent leur cuillère dans la soupe
de yaourt aux pois chiches. La scène se deroule a la nuit tombee dans
l’appartement, une fois la porte d’entree soigneusement fermee pour
tenir a l’ecart les oreilles indiscrètes des voisins. La journee, Murat
tient une affaire de portes et fenetres en Plexiglas a Sultanciftligi,
un lointain quartier de la banlieue d’Istanbul. " A la boutique,
je fais le ramadan, explique-t-il. Ici, tout le monde est musulman
et conservateur. Etre chretien, ce n’est pas bon pour le commerce,
personne ne voudrait acheter a des " gavurs " [infidèles]. " Alors,
est-il chretien ? Musulman ? Les deux ? " Mon identite est dans mon
coeur, seul Dieu la connaît, sourit-il, emu. Dans mon coeur, il y a le
Christ. " Il y a surtout le genocide subi par les Armeniens pendant
la Première Guerre mondiale et la tragedie familiale, chuchotee de
generation en generation : sous la menace des soldats ottomans, son
grand-père, alors adolescent, a noye son petit frère dans l’Euphrate.
Prenom turc Officiellement, en Turquie, il ne subsiste qu’une petite
communaute armenienne de 65 000 membres, rescapes d’une epuration
ethnique qui fit plus d’un million de morts. Pour echapper aux
massacres planifies par le gouvernement des Jeunes-Turcs a partir de
1915, et avant par le sultan Abdulhamid II a la fin du XIXe siècle,
des dizaines de milliers d’Armeniens sont devenus musulmans. On les
appelle les donme, les convertis. Pendant des decennies, ils sont
restes dans la clandestinite, pour survivre a la politique d’un Etat
turc qui a voulu eradiquer toute trace de la presence armenienne
en Anatolie. Mais la vague de democratisation actuelle en Turquie
commence a faire sauter le tabou du genocide. Et les Armeniens caches,
preuve silencieuse de la page la plus sombre de l’histoire turque,
devoilent prudemment leur identite. Damla, etudiante en gestion,
a donne rendez-vous dans une pâtisserie a la mode d’Istanbul. Comme
tous les convertis, elle porte un prenom turc pour passer inapercue. "
J’ai toujours su que j’etais armenienne, mais quand j ‘etais petite,
mes parents me repetaient qu’il ne fallait surtout pas en parler
", se souvient la jeune femme. Musulmane, arrière-petite-fille
d’un eveque, elle perpetue a son tour une kyrielle de traditions
chretiennes. " A Noël, nous preparons un pain special dans lequel on
met un raisin. A Pâques, nous trempons des ficelles colorees dans l’eau
benite pour faire des bracelets et quand quelqu’un est malade, je mets
un cierge a l’eglise… " Les crypto-armeniens sont passes maîtres
dans l’art du syncretisme. Le mariage se fait a la mosquee mais entre
donme pour preserver l’identite. Inevitablement, a force d’efforts
pour se fondre dans l’islam, se soustraire a la pression sociale,
une partie des convertis a fini par etre entièrement assimilee. "
J’ai un parent imam, raconte Sadik Bakircioglu, un autre, islamiste,
a meme participe a un attentat rate en 1988. " Implacable et insidieux,
le temps a ete le meilleur allie du negationnisme.
Surveilles par l’Etat A rebours de l’ideologie officielle, des
chercheurs turcs ont entrepris de sortir les Armeniens caches des
oubliettes de l’histoire. " Au debut, les autorites acceptaient
les conversions qui dispensaient de la deportation, explique Selim
Deringil, professeur d’histoire a l’Universite du Bosphore, qui
travaille sur les archives consulaires et ottomanes. Ensuite, les
convertis n’y ont plus echappe car les conversions etaient considerees
comme non sincères. " Combien sont-ils a avoir change de religion
pour tenter de sauver leur vie ? " Au XIXe siècle, entre 20000 et 150
000… En 1915, on l’ignore. " Meme après le genocide, le phenomène
a perdure. Resultat : aujourd’hui, du sang armenien coule dans les
veines de la Turquie. Car aux convertis il faut ajouter les femmes
mariees de force a des musulmans, les enfants sauves ou enleves. Il
y en aurait eu entre 50 000 et 200 000. Dans sa bourgade de Sasson,
a l’est de la Turquie, Giyasettin Gelir a recueilli le temoignage
des derniers rescapes du genocide. " Tous m ‘ont dit qu’a l’epoque
ils croyaient que leur conversion serait passagère, le temps que les
choses se tassent. " Dans certaines regions d’Anatolie, l’hostilite
est toujours tapie, comme une menace sourde. A la sortie de son
village, love au creux d’une vallee reculee, Halil insiste pour
montrer l’etendue des anciens pâturages familiaux. Les chefs tribaux
ont fait main basse sur la riche propriete familiale en 1915. "
Voyez cette herbe grasse, nous possedions les meilleures terres,
il ne nous reste que deux terrains ", souffle-t-il, fixant l’horizon
de son regard tourmente. Les descendants des seigneurs locaux font
toujours la loi. " Cet ete, je voulais tirer de l’eau a notre ancienne
source pour les plants de tabac, ils m’ont traite de sale infidèle. "
" La verite, lâche sa femme, c’est que, meme musulmans, on reste des
Armeniens. " Halil songe a emigrer a Istanbul pour se refugier dans
l’anonymat de la metropole. " Le pire, c’est que je ne pourrais meme
pas vendre mes maigres terres. Ils lorgnent dessus, ils attendent
que je parte. " " Les restes de l’epee ", comme sont sinistrement
surnommes les survivants du genocide, sont surveilles de près par
l’Etat. A l’occasion d’une demarche administrative ou pendant leur
service militaire, les convertis s’apercoivent qu’ils sont fiches.
Ahmet, un jeune ingenieur, raconte que son frère n’a pas ete accepte
comme pilote " alors qu’il avait reussi tous les examens de l’academie
militaire ". Helas, un soir, un oncle qui avait trop bu a lâche :
" C’est parce que tu es armenien qu’ils n’ont pas voulu de toi. "
Eleve dans le culte de la nation turque, le garcon n’a pas supporte
la revelation. " Etre armenien est une insulte. Mon frère s’est mis a
croire qu’il avait ete elu par Mahomet et que son entourage cherchait
a le transformer en Armenien. " Il a sombre dans la schizophrenie. En
2007, Hrant Dink, un journaliste turc d’origine armenienne, a ete
abattu par un ultranationaliste de 17 ans. Pour ses funerailles, 100
000 Turcs sont descendus dans la rue en brandissant ces pancartes :
" Nous sommes tous des Armeniens ". Derrière ce cri de colère,
jusqu’alors inconcevable, la prise de conscience d’un heritage
collectif n’etait sans doute pas si loin… Depuis l’assassinat de
la principale voix armenienne de Turquie, documentaires, debats,
conferences appellent a la reconciliation, a la verite historique,
au devoir de memoire. Dans un pays en profonde mutation depuis
l’ouverture des negociations d’adhesion a l’Union europeenne,
confortee par l’ouverture du gouvernement islamo-conservateur au
pouvoir en direction des minorites, l’avant-garde intellectuelle
porte l’heritage de Hrant Dink et attaque l’histoire officielle. Les
coming-out de Turcs revelant une grand-mère armenienne se multiplient.
La parole se libère grâce a Fethiye Cetin, avocate stambouliote qui
a ete la première a reveler les secrets de famille. Son recit, "
le Livre de ma grand-mère ", s’est vendu a des milliers d’exemplaires.
Portee par cette empathie inesperee, la dernière generation de
convertis sort de l’anonymat, a Istanbul. Damla a fait son choix :
son mari sera un Armenien, un vrai, et ses enfants auront un prenom
chretien. Hakife, 27 ans, vient de se faire baptiser et fait la sourde
oreille aux mises en garde de sa grand-mère, voilee, qui ne lui predit
que " des ennuis avec cette histoire ". " Notre identite est bizarre.
Nos grands-parents etaient armeniens, nos parents ont ete musulmans
et nous redevenons comme nos grands-parents. " Elle n’ose toujours
pas faire les courses dans son quartier avec sa croix autour du cou. "
Mais au travail, j’ai dit a tous mes collègues que j’etais armenienne,
ils ont ete très comprehensifs, et desormais je voudrais que tout le
monde le sache ", s’enthousiasme cette restauratrice d’oeuvres d’art.
Si longtemps etouffee, l’" armenite " reclame son dû. Ahmet, ravage
par le destin tragique de son frère, veut lui aussi rattraper
l’histoire et s’est decide a aller questionner son oncle, dernier
depositaire du passe familial : " Je ne connais meme pas notre
nom. " Le realisateur Mehmet Binay est tombe par hasard sur Geben,
un village perdu dans les monts Taurus. " Les Turcs et les descendants
d’Armeniens y vivent côte a côte, pacifiquement, sans doute parce que
l’isolement du lieu l’a tenu a l’ecart de la propagande. Cette mixite
me donne de l’espoir pour la Turquie. " De cette rencontre est ne un
documentaire : " les Chuchotements de l’Anatolie ". Un jour d’octobre,
des membres de la communaute armenienne d’Istanbul assistaient a sa
projection. L’assistance a longtemps applaudi Mehmet Binay, emue
qu’un jeune Turc compatisse aux malheurs de son peuple. Dedie a "
ceux qui sont restes derrière ", son film montre le chemin a suivre
pour assumer le genocide.
(1) Les prenoms ont tous ete modifies, sauf ceux accompagnes du nom
de famille.
Laure Marchand
LE NOUVEL OBSERVATEUR
A lire
" Le Livre de ma grand-mère ", par Fethiye Cetin, L’Aube, 142 p.,
14 euros.
" Deux peuples proches, deux voisins lointains ", par Hrant Dink,
Actes Sud, 201 p., 19 euros.
" L’Appel au pardon ", par Cengiz Aktar, CNRS Editions, 77 p., 5 euros.
" Dialogue sur le tabou armenien ", par Ahmet Insel et Michel Marian,
Liana Levi, 169 p., 15 euros.
Turquie-Armenie : reconciliation en berne
Les Turcs ne ratent pas une occasion de promouvoir leur nouvelle
diplomatie, fondee sur la theorie du " zero problème " avec leurs
voisins. Mais ils ont bien du mal a la mettre en pratique avec
l’Armenie. En octobre dernier, Ankara et Erevan ont signe deux
protocoles visant a etablir des relations diplomatiques et a rouvrir
leur frontière commune. Six mois après ce rapprochement qualifie alors
d’historique, les textes n’ont toujours pas ete ratifies par les deux
Parlements. Car, depuis, le gouvernement turc a ajoute un prealable
et reclame des concessions armeniennes sur le Haut-Karabakh, une
province azerbaïdjanaise a majorite armenienne qui fut le theâtre d’une
guerre sanglante après la chute de l’URSS. La manoeuvre avait pour
but d’apaiser le courroux de Bakou, allie turcophone et fournisseur
de gaz. Ce faisant, le Parti de la Justice et du Developpement (AKP)
au pouvoir a reveille les sentiments nationalistes pro-azeris de ses
deputes : le risque est grand que ses propres troupes fassent capoter
la reconciliation en ne suivant pas les consignes de vote.
Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, est desormais coince
entre ses calculs politiques internes et la pression internationale.
Serge Sarkissian, le president armenien, a menace de revenir sur
l’accord si la partie adverse continuait de tergiverser. A quelques
semaines du 24 avril, date anniversaire du genocide armenien, cet
avertissement a fait l’effet d’un electrochoc. L’administration turque,
qui nie toujours le genocide, redoute que le president americain
n’emploie le " mot G ", comme l’ont surnomme les medias turcs, lors
du discours qu’il prononcera a l’occasion de la commemoration des
massacres de 1915. Le ministre turc des Affaires etrangères a donc
depeche jeudi dernier son numero deux a Erevan en urgence pour affirmer
la determination d’Ankara a faire ratifier les protocoles. Erdogan et
Sarkissian, eux, se sont rencontres a Washington en debut de semaine,
en marge du sommet sur les armes nucleaires.