Les Turcs redecouvrent la part armenienne de leur identite

Le Figaro, France
Samedi 24 Avril 2010

Les Turcs redécouvrent la part arménienne de leur identité;
Une avant-garde se mobilise aujourd’hui pour commémorer le génocide de 1915.

par Marchand, Laure

TURQUIE Sur la rive asiatique d’Istanbul, les voyageurs qui descendent
du train à Haydarpacha risquent d’avoir un choc, ce samedi : Ã
l’occasion du 95e anniversaire des massacres d’Arméniens par l’Empire
ottoman pendant la Première Guerre mondiale, l’Association des droits
de l’homme réclamera devant la gare que l’Ã?tat turc reconnaisse le
génocide.

C’est de là que partit le premier convoi de déportés arméniens. Sur la
place de Taksim, le coeur névralgique de la mégapole, les badauds
auront également droit à une leçon d’histoire qui ne figure pas dans
les manuels scolaires. Durde, un collectif d’associations turques, a
appelé à un rassemblement pour rendre « hommage à la mémoire des
victimes de 1915, silencieusement et vêtu de noir ». « Environ 1,5
million d’Arméniens, 15 % de la population de l’époque, ont été tués
ou déportés et ils n’ont même pas de tombe, explique Cengiz Algan, un
des initiateurs du rassemblement. Notre démarche n’est pas une
révolution, mais une contribution pour que les Turcs se confrontent
enfin à leur histoire. »

C’est en tout cas une étape supplémentaire dans le long travail de
reconnaissance du génocide engagé par une partie de la société civile
turque. Près d’un siècle après les massacres de centaines de milliers
d’Arméniens, c’est la première fois que des manifestations défient sur
la voie publique le « négationnisme » de l’Ã?tat.

Restaurer les églises

En 2005, le lancement des négociations d’adhésion à l’Union européenne
avait fait souffler un vent de liberté en Turquie et les
universitaires turcs avaient brisé le tabou du génocide en organisant
une conférence sur ce non-dit de l’histoire. Deux ans plus tard,
l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink a réveillé les
consciences d’une avant-garde démocratique.

Le mois dernier, les votes d’une résolution sur le génocide arménien
par une commission de la Chambre des représentants aux �tats-Unis et
par le Parlement de Suède ont déclenché des crises diplomatiques avec
la Turquie. Pour Ankara, gardienne de la thèse officielle, le danger
vient désormais aussi de l’intérieur.

Travaux d’historiens, documentaires, débats télévisés et ouvrages se
multiplient. Film après livre, un passé occulté rattrape le présent
et, avec lui, la part arménienne cachée de l’identité de la Turquie.
Même les municipalités d’Anatolie se mettent à restaurer les églises
arméniennes, alors que depuis sa création en 1923, la République
turque avait tenté d’effacer toute trace de la présence arménienne, au
mieux en laissant s’écrouler ce patrimoine, au pire en le rasant.

Transmission orale

Paru à l’automne dernier, Les Petits-Enfants fait témoigner des
descendants d’Arméniens qui ont échappé aux massacres et qui ont été
en partie assimilés au fil des décennies. Ce recueil lève le voile sur
le sort caché de ces milliers d’enfants, des filles le plus souvent,
adoptés ou enlevés par des voisins musulmans. à l’exception d’un seul,
tous les petits-enfants y racontent leur secret de famille
anonymement. « Ce livre est un défi envers ce dont on a peur, la peur
est centrale dans toutes les histoires racontées, déclare Aysegül
Altinay, une des coauteurs. Mais en partageant leur vie avec les
lecteurs, ils disent basta ! »

Selon Cengiz Aktar (*), un des auteurs d’une campagne de pardon pour
la « Grande Catastrophe » – l’appellation désignant le génocide chez
les Arméniens -, qui a recueilli plus de 30 000 signatures sur
Internet, la seule façon de contourner le négationnisme est désormais
de « mener des actions pour développer une politique de mémoire,
conduire un travail pédagogique auprès de la population ». Afin de
faire émerger une conscience commune, un projet turco-arménien s’est
ainsi attaché à collecter dans les familles des histoires relatives au
génocide. L’étude montre qu’une transmission orale a lieu en dépit du
silence imposé dans la sphère publique.

Dans les familles, des récits se murmurent de génération en
génération. « En privé, même si les témoins ne sont plus en vie, ce
qui s’est passé est un secret de Polichinelle, explique Leyla Neyzi,
anthropologue turque qui a supervisé le recueil des récits. Cela peut
s’exprimer de façon inconsciente, mais même les anecdotes disent la
culpabilité. » Comme ce vieillard qui s’est mis à raconter, quand il
est devenu sénile, qu’il avait jeté des enfants arméniens dans la
rivière. Les fantômes hantent toujours les mémoires. « Résultat,
ajoute cette enseignante à l’université Sabanci d’Istanbul, les Turcs
sont totalement schizophréniques. » Pour eux, être en paix passera par
l’acceptation de leur responsabilité dans l’extermination d’un peuple
qui vivait en Anatolie, sur la même terre que la leur.

(*) L’Appel au pardon, CNRS éditions.