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"Requiem Pour Nos Freres Armeniens " Par Mustafa Akyol

"REQUIEM POUR NOS FRERES ARMENIENS " PAR MUSTAFA AKYOL
Stephane

armenews
3 mai 2010

Le 24 avril, une centaine d’intellectuels et de militants des droits
de l’homme turcs ont commemore pour la première fois a Istanbul le
"massacre" d’Armeniens dans l’Empire ottoman. Si le terme de "genocide"
n’a pas ete utilise, la presse turque s’est bien fait l’echo du
malheur armenien, a l’instar du quotidien conservateur Hurriyet.

Il y a quatre-vingt-quinze ans, le 23 avril marqua le debut d’un
episode sinistre dans l’Empire ottoman au bord de l’ecroulement. Près
de 250 intellectuels et notables armeniens furent arretes a Istanbul
et deportes en Anatolie, d’où ils ne revinrent jamais. La veritable
catastrophe commenca un mois plus tard. Le gouvernement d’Union et
Progrès, le parti des jeunes-turcs, qui avait pris le pouvoir dans
l’empire a l’issue d’un coup d’Etat militaire en 1913, vota une loi
d’expulsion qui lui conferait l’autorite de deporter quiconque etait
considere comme une menace pour la securite nationale.

En realite, c’etaient les Armeniens qui etaient vises. Bientôt,
dans presque toutes les villes et bourgades d’Anatolie orientale,
ils furent chasses de chez eux en direction de la lointaine et aride
Syrie. Dans certains endroits, ils furent embarques dans des trains,
mais la plupart durent marcher pendant des centaines de kilomètres,
souvent sans eau ni nourriture. Beaucoup moururent en route, de famine,
de deshydratation et de maladie. (Les photos de ces victimes, surtout
des enfants et des bebes mourant de faim, sont insupportables toute
personne douee de conscience). Ailleurs, ils furent massacres par les
habitants de la region, animes par la haine ou le desir de s’emparer
de leurs biens.

En tout, au moins 600 000 Armeniens, et probablement plus, perirent
en 1915, dans ce qui fut l’un des nettoyages ethniques les plus
tragiques de l’histoire. En tant que Turc musulman, je ne ressens
que du chagrin et du remords pour ces âmes torturees, dont la memoire
merite d’etre entretenue et respectee. Pourtant, cette meme memoire
m’amène a me demander pourquoi cette grande catastrophe a eu lieu,
et comment ma nation l’a engendree.

La force motrice, ai-je cru comprendre, etait un melange de peur
et de nationalisme. En 1915, les Ottomans etaient en guerre sur
trois fronts meurtriers (contre les Britanniques et les Francais
a Gallipoli et au Moyen-Orient, et contre les Russes dans l’Est),
et les Armeniens etaient de plus en plus consideres comme ligues
avec l’ennemi. L’elite ottomane, en particulier les jeunes-turcs
originaires des Balkans, avait vu comment les Grecs et les Bulgares
avaient procede au nettoyage ethnique de grandes parties de leurs
populations musulmanes lors de leurs soulèvements nationaux. Ils
craignaient de vivre la meme chose en Anatolie avec l’avènement d’une
Armenie independante sous la tutelle des Russes.

On peut trouver trace de la logique "preventive" des jeunes-turcs dans
les memoires de Halil Mentese, ami proche de Talat Pacha, le cerveau de
toute cette tragedie [les massacres d’Armeniens]. Durant l’ete 1915,
il rendit visite a Talat chez lui, et le trouva deprime. "J’ai recu
des telegrammes de Tahsin [le gouverneur d’Erzurum] qui me parle de
la situation des Armeniens", expliqua Talat. "Je n’en ai pas dormi
de la nuit. Le c~ur humain ne peut endurer une telle chose. Mais si
ce n’est pas moi qui le leur fais, ce sont eux qui nous le feront."

Ma propre grand-mère se rangeait a cette logique, elle qui avait
toujours vecu a Yozgat, la où les Armeniens furent massacres en 1915.

"La rumeur disait que les Armeniens allaient s’allier aux Moscovites
pour tuer tous les musulmans", m’expliqua-t-elle un jour. "Alors,
les anciens sont entres de force dans l’eglise armenienne, et ils y
ont trouve beaucoup d’armes et de munitions, ce qui, pensaient-ils,
confirmait les rumeurs." Puis vint le kesim, le massacre des Armeniens,
ajoutait-elle tristement. Des Armeniens qui, probablement, n’avaient
accumule ces armes que par peur.

Dans l’esprit des Turcs, cette logique du "il fallait le leur faire
avant qu’ils ne nous le fassent" fut egalement renforcee par les
atrocites massives commises par les milices armeniennes contre les
musulmans en 1916-1917, quand ils eurent l’occasion de se "venger"
dans le sillage de la progression de l’armee russe sur le front du
Caucase. Les Turcs gardèrent la memoire des horreurs de cette periode,
les Armeniens ne se souvenant que de 1915.

Mais aujourd’hui, il est temps, selon moi, d’etre juste. Pour notre
part, je pense que les Turcs ont commis une erreur terrible pendant
des decennies en ignorant complètement les souffrances enormes que
connut le peuple armenien en 1915.

Pourtant, meme alors, il se trouva des personnalites exemplaires
qui firent passer la justice avant le nationalisme. A Bogazliyan, un
district de Yozgat, le mufti de la ville, Abdullahzade Mehmet Efendi,
denonca le gouverneur qui etait un bourreau volontaire. Le religieux
temoigna aussi contre le gouverneur lors d’un procès devant un tribunal
militaire en 1919, affirmant : "Je redoute la colère de Dieu."

On retrouve cette conscience musulmane dans les minutes du procès au
cours duquel les unionistes furent juges pour leurs crimes contre les
Armeniens. Un passage decrit comment "les anciens et les dirigeants" de
Cankiri, accompagnes de leur mufti, adressèrent au maire de la ville
la requete suivante : "Les Armeniens et leurs enfants des vilayet
[provinces] voisines sont chasses comme du betail vers les montagnes
pour y etre massacres. Nous ne voulons pas que cela se produise
dans nos vilayet. Nous avons peur de la colère d’Allah." Ces gens
qui redoutaient la colère de Dieu furent selon moi les meilleurs
representants de notre nation en 1915. Et aujourd’hui, nous sommes
de plus en plus nombreux a nous souvenir de leur esprit, et meme a
nous joindre a leurs pleurs.

Jalatian Sonya:
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