Cour Euopeeanne Des Droits De L’Homme: AFFAIRE DÄ°NK C. TURQUIE

COUR EUOPEEANNE DES DROITS DE L’HOMME AFFAIRE DÄ°NK C. TURQUIE

European Court of Human Rights

Sept 14 2010
STRASBOURG

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies a
l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches
de forme.

En l’affaire Dink c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section),
siégeant en une chambre composée de :

Francoise Tulkens, présidente, Ireneu Cabral Barreto, Dragoljub
PopoviÄ~G, András Sajó, Nona Tsotsoria, IÅ~_ıl KarakaÅ~_, Guido
Raimondi, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juillet 2010,

Rend l’arrêt que voici, adopté a cette date :

PROCÃ~IDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouvent cinq requêtes (nos 2668/07
6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09), dirigées contre la République
de Turquie et dont six ressortissants de cet Etat, M. Fırat Dink
connu sous le nom de plume Hrant Dink (décédé), Mme Rahil Dink,
M. Delal Dink, M. Arat Dink, Mlle Sera Dink et M. Hasrof Dink, (”
les requérants ”), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de
la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (” la Convention ”). La requête no 2668/07 a
été introduite le 11 janvier 2007 par le requérant Fırat Dink,
et les autres requêtes ont été introduites respectivement le 18
décembre 2007, le 21 mai, le 27 novembre et le 22 décembre 2008
par Rahil, Delal, Arat et Sera Dink après le décès de Fırat
Dink. Par ailleurs, dans la requête no 7072/09, Hasrof Dink est
aussi requérant.

2. Dans la procédure, les requérants ont été représentés par
Mes F.

Cetin, U.D. Tuna, A. Becerik et H. Bakırcıoglu, avocats a
Istanbul. Le gouvernement turc (” le Gouvernement ”) a été
représenté par son agent.

3. Les requérants alléguaient en particulier que le verdict de
culpabilité prononcé a l’encontre de Fırat Dink, journaliste turc
d’origine arménienne, pour ” dénigrement de la turcité (Turkluk –
l’identité turque)1 ”, infraction prévue a l’article 301 du code
pénal turc, avait enfreint l’article 10 de la Convention et que le
fait que les autorités nationales aient failli a protéger sa vie
(Fırat Dink a été assassiné par une tierce personne peu après
la confirmation du verdict par la Cour de cassation) avait emporté
violation de l’article 2 de la Convention.

4. Le 26 mai 2009, la Cour a décidé de joindre les requêtes (article
42 § 1 du règlement) et de les communiquer au Gouvernement. Elle
a également décidé qu’elle se prononcerait en même temps sur la
recevabilité et le fond.

5. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des
observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÃ~HCE

6. Les requérants, Fırat Dink (décédé), Rahil Dink, Delal Dink,
Arat Dink, Sera Dink et Hasrof Dink sont des ressortissants turcs, nés
respectivement en 1954, 1959, 1978, 1979, 1986 et 1957 et résidant
a Istanbul. Le premier requérant, Fırat Dink, a été assassiné
le 19 janvier 2007. Rahil Dink et Hasrof Dink sont respectivement
la veuve et le frère du défunt. Les autres requérants sont les
enfants de Fırat et Rahil Dink.

La requête no 2668/07 a été introduite par Fırat Dink, et les
autres requêtes ont été introduites par les autres requérants
après le décès de Fırat Dink. Par ailleurs, Hasrof Dink est
requérant uniquement dans la requête no 7072/09.

7. Le premier requérant, Fırat Dink, était le directeur de la
publication et le rédacteur en chef de l’hebdomadaire turco-arménien
Agos, un journal bilingue édité a Istanbul depuis 1996.

A. La série de huit articles rédigés par le premier requérant

8. Entre le 7 novembre 2003 et le 13 février 2004, le premier
requérant publia dans Agos une série de huit articles dans lesquels
il exposa son point de vue sur la question de l’identité des citoyens
turcs d’origine arménienne. Les sujets traités dans cette série
étaient les suivants :

9. Le premier article, intitulé ” A propos des générations ”,
exposait l’objectif de la série, qui était d’informer les Arméniens
de Turquie sur des thèmes faisant débat dans la diaspora arménienne
au sujet des questions d’identité.

10. Le deuxième article, intitulé ” Le rôle de l’Eglise ”,
traitait du rôle de l’église arménienne dans la construction de
l’identité et de la nation arméniennes.

11. Le troisième article, intitulé ” Les enfants de Kac Vartan ”,
analysait, a travers l’histoire des ” vartanians ”, l’influence
de la religion et du nationalisme sur l’identité arménienne, et
l’évolution de cette identité après la chute de l’Union soviétique.

12. Le quatrième article, intitulé ” La théorie de l’identité
pratique ”, expliquait que la migration de 1915, qui avait été
partiellement forcée et partiellement provoquée par des raisons
économiques, avait dénaturé l’identité arménienne, et que
les efforts déployés pour adapter cette identité aux valeurs
occidentales avaient accéléré cette dénaturation.

13. Dans le cinquième article, intitulé ” L’Occident : paradis et
enfer ”, il était soutenu que les membres de la diaspora arménienne
établie dans les pays occidentaux avaient vu leur identité s’éroder,
a la différence de ceux qui se trouvaient au Moyen-Orient ou dans
les pays musulmans.

14. Le sixième article, intitulé ” Le Turc de l’Arménien ”,
exposait que chaque diaspora avait besoin de raisons particulières
pour pouvoir conserver son identité, et que le passé de la diaspora
arménienne, comme celui de la diaspora juive, était marqué par un
génocide, dont la non-reconnaissance était facteur de destruction
pour l’identité arménienne, l’obsession de voir reconnaître leur
qualité de victimes d’un génocide devenant la raison d’être des
Arméniens. Le requérant déclara également dans cet article que
le fait que ce besoin des Arméniens se heurte a l’indifférence des
Turcs, contrairement a ce qui s’était passé pour le génocide juif,
que les Allemands avaient reconnu, expliquait que le traumatisme des
Arméniens restait vivace.

Selon cet article, le regard que les Turcs et les Arméniens
avaient les uns sur les autres était déformé par la paranoïa des
premiers et le traumatisme des seconds. Si les Turcs persistaient
a ne montrer aucune empathie pour les événements de 1915, le
malaise dans la définition de l’identité arménienne risquait de
perdurer. L’article se concluait sur l’idée que l’élément turc de
l’identité arménienne était en même temps un poison et un antidote.

15. Le septième article, intitulé ” Se débarrasser du Turc
”, indiquait que l’identité arménienne pouvait se libérer de
sa composante turque par deux voies : la première, qui semblait
difficilement réalisable dans l’immédiat, impliquait que les Turcs
montrent de l’empathie pour les Arméniens ; dans la deuxième,
plus probable, les Arméniens se libéreraient de l’élément turc,
en élaborant une qualification autonome des événements de 1915 par
rapport a celle retenue par le monde entier et par les Turcs. M. Dink
déclarait a cet égard que le fait de laisser ou de refuser cette
possibilité aux Arméniens serait une question de conscience et
d’humanité. Au lieu de faire pression sur les Turcs pour qu’ils
reconnaissent le génocide, les Arméniens devaient concentrer
leurs efforts pour assurer la survie et la prospérité du nouvel
Etat arménien.

16. Dans le huitième article, intitulé ” Faire la connaissance de
l’Arménie ”, le requérant, suivant la logique du reste de la série,
utilisait la phrase suivante : ” le sang propre qui se substituera
a celui empoisonné par le ” Turc ” se trouve dans la noble veine
reliant l’Arménien a l’Arménie, pourvu que l’Arménien en soit
conscient ”. M.

Dink estimait que les autorités arméniennes devaient s’employer plus
activement a renforcer les liens de la diaspora avec le pays, ce qui
permettrait une construction plus saine de l’identité nationale.

17. Entre-temps, le journal Agos publia en février 2004 un article
mentionnant l’origine arménienne de la fille adoptive d’Ataturk, S.G.,
aviatrice connue et symbole de la femme moderne en Turquie. Cette
publication suscita des réactions sous forme de manifestations et
de lettres de menaces, dont certaines portées a la connaissance des
autorités, de la part de membres des groupes ultranationalistes qui
virent dans cet article une tentative de ternir l’image d’Ataturk.

L’adjoint du préfet d’Istanbul invita le requérant Fırat Dink a son
bureau pour discuter des questions de sécurité que soulevaient ces
réactions. Lors de cette réunion, Fırat Dink aurait été prévenu
que les forces de sécurité ne pourraient garantir sa sécurité
si son journal continuait a publier des articles provoquant autant
de réactions.

B. La procédure pénale engagée contre Fırat Dink

18. Le 27 février 2004, des militants appartenant a un groupe
ultranationaliste manifestèrent devant les locaux du quotidien Agos
pour exprimer leur mépris envers le requérant. Le même jour, un
membre de ce groupe, M.S., avocat, déposa une plainte pénale contre
l’intéressé auprès du parquet de Å~^iÅ~_li (Istanbul), soutenant
qu’il avait insulté les Turcs par la phrase ” le sang propre qui
se substituera a celui empoisonné par le ” Turc ” se trouve dans
la noble veine reliant l’Arménien a l’Arménie ”. Par ailleurs,
M.S. reprocha aux Arméniens de fomenter une révolte et une trahison
contre les Turcs sous l’influence de puissances étrangères.

19. Le 16 avril 2004, le parquet de Å~^iÅ~_li (Istanbul) intenta contre
le requérant une action pénale devant le tribunal correctionnel
de Å~^iÅ~_li en vertu de l’article 159 du code pénal turc,
qui réprimait le dénigrement de ” la turcité (Turkluk) ” Il
reprocha au requérant d’avoir utilisé dans l’article intitulé ”
Faire la connaissance de l’Arménie ” la phrase ” le sang propre
qui se substituera a celui empoisonné par le ” Turc ” se trouve
dans la noble veine reliant l’Arménien a l’Arménie ”.

20. Pendant la procédure devant le tribunal correctionnel de
Å~^iÅ~_li, plusieurs membres du groupe nationaliste manifestèrent
contre Fırat Dink, avant et après les audiences. Certains membres de
ce groupe, avocats ou membres d’associations ou de partis politiques,
demandèrent au tribunal l’autorisation de se constituer parties
intervenantes a la procédure, au motif qu’ils se sentaient agressés
en leur qualité de Turcs par les propos de M. Dink, qui selon eux
qualifiait le sang turc de ” poison ”. Les conseils du requérant
s’opposèrent a ces demandes au motif que le fait de laisser ces
personnes ultranationalistes intervenir dans la procédure (en
qualité de citoyens d’origine turque victimes des propos d’un citoyen
d’origine arménienne) risquait de donner au procès un caractère
discriminatoire. Le tribunal correctionnel accepta néanmoins la
demande de ces personnes.

21. Le 14 décembre 2004, le tribunal nomma trois experts, des
universitaires spécialistes du droit pénal, qu’il chargea d’examiner
la série d’articles litigieuse rédigée par le requérant. Ceux-ci
rendirent leur rapport d’expertise le 15 mai 2005. Ils rappelèrent en
premier lieu les éléments constitutifs du délit de dénigrement et
le fait qu’il était étroitement encadré par la liberté d’expression
garantie et protégée par le système de la Convention. Après avoir
examiné l’ensemble des huit articles en cause, ils conclurent que
ce que le requérant qualifiait de ” poison ” n’était pas le sang
turc, mais l’obsession des Arméniens a faire reconnaître que les
événements de 1915 constituaient un génocide, obsession qui était
devenue selon lui l’élément principal de l’identité arménienne
et qu’il estimait être source chez les Arméniens de faiblesse et
de perte de temps.

D’après les experts, les propos du requérant n’étaient pas dirigés
contre les Turcs, mais contre une particularité selon lui critiquable
de l’identité arménienne. Pour eux, ces propos n’insultaient ni ne
dénigraient personne. Le fait de qualifier les événements de 1915
de génocide ne pouvait constituer un délit, toute appréciation de
faits historiques étant protégée par la liberté d’expression.

22. Par un jugement du 7 octobre 2005, le tribunal correctionnel de
Å~^iÅ~_li, siégeant a juge unique, déclara le requérant coupable
d’avoir dénigré la turcité (Turkluk) et le condamna a 6 mois
d’emprisonnement avec sursis. Estimant que les lecteurs du journal ne
devaient pas avoir a lire toute la série d’articles pour comprendre
le véritable sens des propos tenus par l’auteur dans le dernier de
ces articles, le juge reprocha au requérant les propos tenus dans
l’article intitulé ” Faire la connaissance de l’Arménie ”. A cet
égard, il rappela que la liberté d’expression n’était pas sans
limite, qu’elle pouvait être restreinte par la loi ou la morale et
qu’en tout cas, elle ne protégeait pas les insultes et les propos
dégradants.

23. Le tribunal correctionnel souligna que les valeurs morales de
chaque pays étaient différentes et que, dans certains pays, le
fait de porter les couleurs du drapeau national sur son pantalon
était toléré, alors que dans d’autres, le fait de toucher une
vache pouvait occasionner une vive réaction des citoyens. Il estima
que lorsqu’on parlait du ” sang ” en Turquie, cela évoquait pour
le public le sang des martyrs versé pour sauver la patrie. L’auteur
Fırat Dink, en qualifiant le sang turc de ” poison ”, l’avait ainsi
désigné comme un élément ” sale ” et l’avait insulté. Quant a
l’élément moral du délit, le tribunal considéra que le fait que
l’auteur encourage les jeunes de la diaspora a visiter et a connaître
l’Arménie et a fortifier ainsi leur identité révélait son intention
de voir les Arméniens de Turquie s’intégrer a l’Arménie.

24. Les conseils du premier requérant et les intervenants se
pourvurent en cassation contre le jugement du 7 octobre 2005. Les
conseils du premier requérant soutinrent devant la Cour de cassation
l’opinion émise par un universitaire et ex-président de la haute
juridiction, qui avait estimé que le juge de première instance avait
mal compris et interprété la phrase en question en considérant que
le ” poison ” désignait le ” sang turc ”, alors que ce que Fırat
Dink avait qualifié de ” poison ” pour l’identité des Arméniens
était leur obsession a faire reconnaître par les Turcs que les
événements de 1915 constituaient un génocide. Selon la thèse de
la défense, il ressortait clairement des propos du requérant que
l’identité arménienne ne pourrait continuer de se développer qu’en
se débarrassant de sa rancune obsessionnelle vis-a-vis des Turcs et
en se concentrant sur le bien-être des Arméniens. En considérant
que la turcité (Turkluk) se limitait a celle des citoyens d’origine
ethnique turque, le juge de la première instance, avait non seulement
enfreint le principe constitutionnel en vertu duquel la ” citoyenneté
turque ” englobe tous les citoyens sans aucune distinction d’origine
ethnique ou de race, mais encore fait naître un doute sur son
impartialité en tant que juge d’origine ethnique turque. Les conseils
du requérant soutinrent également que c’était aussi cette vision
du juge qui l’avait amené a accepter des demandes d’interventions
de personnes connues pour être des ultranationalistes. Rappelant
les grandes lignes de la jurisprudence de la Cour en matière de
liberté d’expression, notamment quant a la liberté de la presse
dans une société démocratique, ils conclurent que le tribunal de
Å~^iÅ~_li n’avait pas dÔment protégé cette liberté en l’espèce.

25. Dans ses observations présentées a la chambre pénale concernée,
le procureur près la Cour de cassation demanda que le jugement
attaqué soit cassé dans toutes ses dispositions et que l’affaire
soit renvoyée devant les juges du fond.

26. Par un arrêt du 1er mai 2006, la Cour de cassation (9e chambre
pénale) confirma le jugement quant au verdict de culpabilité du
requérant, mais l’infirma quant a l’acceptation des intervenants. Sur
les faits reprochés a M. Dink, elle estima que, compte tenu de
la position de l’intéressé, du but de la publication et de la
perception des lecteurs auxquels elle était principalement destinée,
la phrase litigieuse – ” le sang propre qui se substituera[it] a
celui empoisonné par le ” Turc ” se trouv[ait] dans la noble veine
reliant l’Arménien a l’Arménie ” – constituait indubitablement
un dénigrement de la turcité (Turkluk). Elle estima en outre que
le fait de dénigrer une société tout en faisant l’apologie d’une
autre ne pouvait être protégé par la liberté d’expression garantie
par la Convention.

27. Le 6 juin 2006, le procureur général près la Cour de cassation
forma un pourvoi extraordinaire devant les chambres pénales réunies
contre l’arrêt du 1er mai 2006 en ce qu’il confirmait la culpabilité
du requérant, et il demanda l’annulation du jugement du 7 octobre
2005 dans toutes ses dispositions. Le procureur général fit observer
que les lecteurs visés par l’article en question étaient plutôt
les citoyens d’origine arménienne et que la phrase litigieuse se
trouvait dans un article qui faisait partie d’une série complète de
huit articles. Après avoir rappelé la jurisprudence des chambres
pénales réunies en matière de diffamation et celle de la Cour en
matière de liberté d’expression, le procureur général mit l’accent
sur l’obligation positive de l’Etat dans la protection de la liberté
d’expression. Il estima qu’il s’agissait d’une liberté essentielle
pour le bon fonctionnement de la démocratie et pour la promotion de la
paix sociale. Selon lui, tout en établissant un système efficace de
protection, l’Etat était tenu de créer un environnement de débats
publics permettant l’expression sans crainte des opinions et des
idées, y inclus celles qui pouvaient irriter ou même choquer. Le
procureur général souligna ensuite que la phrase litigieuse était
ambigue et pouvait être interprétée de deux facons : on pouvait soit
considérer qu’une partie de la phrase visait les Turcs et qualifiait
leur sang de ” poison ”, et y voir un dénigrement des Turcs, soit
considérer que toute la phrase s’adressait aux citoyens d’origine
arménienne et que le mot ” Turc ” avait été utilisé dans le sens
de ” perception du Turc ” chez les Arméniens. Le procureur général
argua que, lorsqu’on examinait la série d’articles rédigée par
l’auteur, on ne pouvait que constater que tous les articles étaient
liés et que chaque article commencait par reprendre les idées
déja exprimées dans l’article précédent. Il fit observer que la
phrase litigieuse utilisée au début du huitième article reprenait,
avec un jeu de mots, les points de vue exprimés dans les sixième
et septième articles. En lisant cette phrase dans son contexte,
on comprenait que le ” sang empoisonné ” n’était pas celui
des Turcs, mais celui des Arméniens, le poison en question étant
leur obsession a faire reconnaître par les Turcs que les incidents
de 1915 étaient un génocide. Cette obsession contaminait le ”
sang ” des Arméniens, c’est-a-dire leur conception du monde et
leur identité. Le procureur général estima que cette intention
de l’auteur était aussi clairement perceptible dans la suite de la
phrase et dans la suite du 8e article. Même s’ils étaient sources de
polémiques, par leur exagération et la réaction qu’ils suscitaient
chez une partie de la population qui n’avait pas pris connaissance
de l’ensemble des articles, les propos litigieux devaient être
interprétés a la lumière de l’intention de leur auteur. A cet
égard, il rappela que tout doute quant a l’intention de l’accusé
devait jouer en sa faveur. Il s’opposa aussi au jugement de première
instance dans la mesure où les restrictions apportées a la liberté
d’expression ne pouvaient trouver leur origine dans les règles de
la morale et ne pouvaient être prévues que par la loi. Il rappela
que les citoyens d’origine arménienne étaient des citoyens turcs,
qui bénéficiaient du statut de minorité en application du traité
de Lausanne. Enfin, il estima qu’en utilisant et en transformant les
propos d’Ataturk (selon lesquels la jeunesse turque trouverait ” la
force nécessaire ” pour sauvegarder les valeurs de la République
” dans le noble sang coulant dans ses veines ”) afin de protéger
l’identité arménienne de certains citoyens turcs, l’auteur n’avait
nullement dénigré la turcité (Turkluk).

28. Le 11 juillet 2006, les chambres pénales réunies de la Cour
de cassation rejetèrent, par dix-huit voix contre six, le pourvoi
formé par le procureur général près la Cour de cassation. Elles
considérèrent en effet que la phrase selon laquelle ” le sang
propre qui se substituera[it] a celui empoisonné par le ” Turc ”
se trouv[ait] dans la noble veine reliant l’Arménien a l’Arménie ”
constituait un dénigrement de la turcité (Turkluk).

Pour ce faire, les chambres pénales réunies firent une description de
la turcité (Turkluk), protégée par l’article 159 du code pénal :
selon elles, la turcité (Turkluk) se référait a l’élément humain
de l’Etat, c’est-a-dire a la nation turque. En effet, la turcité
(Turkluk) était constituée par ” l’ensemble des valeurs nationales
et morales, composées des valeurs humaines, religieuses et historiques
ainsi que de la langue nationale, des sentiments nationaux et des
traditions nationales ”. Par ailleurs, les chambres pénales réunies
considérèrent que tout acte dégradant, méprisant, dévalorisant,
portant atteinte a l’honneur des personnes morales protégées par
cette disposition constituait l’élément matériel du délit. A
la question de savoir quels actes ou qualifications pouvaient être
considérés comme ” constitutifs d’un dénigrement ” il fallait
répondre selon la perception ordinaire de la société ainsi que les
traditions et les coutumes. En outre, les chambres pénales réunies
estimèrent que le but de défier et de dégrader le respect et la
protection que le législateur avait voulu accorder aux personnes
morales protégées par l’article 159 constituait l’élément moral
du délit.

Les chambres pénales réunies poursuivirent en ces termes :

” L’accusé a dénigré la ” turcité (Turkluk) ” en utilisant
et en transformant habilement les propos de Mustafa Kemal Ataturk,
selon lesquels ” la force nécessaire se trouve dans le noble sang
coulant dans tes veines ” en ” le sang propre qui se substituera a
celui empoisonné par le Turc se trouve dans la noble veine reliant
l’Arménien a l’Arménie ”.

Pour aboutir a cette conclusion, les chambres pénales réunies
ne tiennent pas compte uniquement de cette phrase, mais prennent en
considération que les huit articles constituent une chronique et que,
notamment les 6e, 7e et 8e articles doivent être appréciés ensemble.

Par ailleurs, elles rappellent que l’analyse des incidents historiques
faite par l’auteur, citoyen turc d’origine arménienne, même si
elles ne la partagent pas, est protégée par la liberté d’expression.

En outre, s’appuyant sur l’article 66 de la Constitution qui considère
comme Turc quiconque est lié par les liens de nationalité,
considérant que les dispositions de la Constitution et du code
pénal interdisent toute discrimination, rappelant que l’identité
arménienne a été reconnue par le traité de Lausanne en tant que
celle d’une minorité, les chambres pénales réunies acceptent que
le plaidoyer pour la protection de l’identité arménienne chez les
citoyens turcs d’origine arménienne bénéficie de ces garanties,
et elles n’établissent pas de lien de causalité entre ces opinions
de l’accusé et les éléments matériels et moraux du délit en cause.

Même si chaque article de la chronique commence par un résumé des
idées exposées dans l’article précédent et que ce constat vaut
pour les huit articles, les chambres pénales réunies ne souscrivent
pas a l’appréciation des experts intervenus en première instance
ni a l’opinion du procureur général, selon lesquelles les termes
” poison ” et ” Turc ” dans le sang désignaient respectivement
l’obsession qui dénaturait l’identité arménienne et la perception
du refus turc par les Arméniens.

L’auteur, en analysant les relations turco-arméniennes et l’évolution
historique de son propre point de vue, a utilisé le terme ” paranoïa
” pour les Turcs et le terme ” traumatisme ” pour les Arméniens
et a affirmé dans le 7e article que les milieux arméniens sont
conscients de la réalité du drame historique vécu et que cette
réalité ne changerait pas selon la qualification retenue par le
monde entier et par les Turcs. L’auteur a également affirmé qu’” il
n’était pas trop tôt pour laisser chacun seul face a sa conscience
” et que le fait d’” accepter ou non la réalité [du génocide]
rel[evait] essentiellement de la conscience de chacun, [qui trouvait]
son origine dans notre identité humaine et nos valeurs communes
d’humanité ”. L’auteur a conclu que ” ceux qui accept[ai]ent
la réalité purifi[ai]ent notamment leur humanité ”. Dans ces
circonstances, les chambres pénales réunies estiment que la phrase
dégradante relative au ” sang empoisonné ”, lue a la lumière
de ces dernières affirmations de l’auteur, a été utilisée par
celui-ci dans une mauvaise intention, celle d’insulter les Turcs.

Compte tenu de la nature du journal dans lequel la chronique a
été publiée, de la position de l’auteur, de la catégorie de
lecteurs auxquels la chronique s’adressait et de la perception que les
lecteurs visés en ont eue, les chambres pénales réunies concluent
que l’expression litigieuse est de nature a dénigrer la turcité
(Turkluk), qu’elle a en réalité été rédigée dans ce but et que
le fait de dénigrer une société en se livrant a l’apologie d’une
autre société ne peut être protégé par la liberté d’expression
ou la liberté d’adresser des critiques.

Les chambres pénales réunies décident que, malgré les lacunes de
la motivation du jugement rendu en première instance le 7 octobre
2005, c’est a bon droit que la 9e chambre pénale l’a confirmé, et
qu’en conséquence le pourvoi exceptionnel formé par le procureur
général doit être rejeté. ”

Six des vingt-quatre hauts magistrats, parmi lesquels le président,
formulèrent des opinions dissidentes, dans lesquelles ils reprirent
et développèrent en général les points de vue exprimés par les
experts en première instance et par le procureur général près la
Cour de cassation dans son pourvoi extraordinaire.

29. Le 12 mars 2007, le tribunal correctionnel, devant lequel le
dossier fut renvoyé au terme de la procédure devant la Cour de
cassation, déclara l’affaire close quant a Fırat Dink en raison de
son décès.

C. L’assassinat du premier requérant et l’enquête préliminaire
menée contre les suspects

30. Le 19 janvier 2007, a Istanbul, le requérant Fırat Dink fut
assassiné de trois balles dans la tête, alors qu’il quittait le
siège de sa publication, Agos. L’auteur présumé de l’attentat, O.S.,
un jeune homme âgé de dix-sept ans, fut arrêté ultérieurement
a Samsun (Turquie).

31. L’enquête pénale préliminaire engagée par le parquet
d’Istanbul et menée par les policiers de la division antiterroriste
d’Istanbul aurait révélé que le suspect faisait partie d’un groupe
ultranationaliste, dont certains membres, E.T. et Y.H., avaient commis
d’autres actes de violence dans la ville de Trabzon, notamment un
attentat contre le restaurant Mac Donald et une agression contre
un prêtre. Les résultats de la même enquête auraient démontré
l’existence de liens entre le groupe ultranationaliste en cause et une
organisation politique ultranationaliste, le Parti de la grande union,
et son mouvement de jeunesse, ” Foyers Alperen ”. Ultérieurement,
l’enquête aurait établi la possibilité d’un lien entre le même
groupe et une organisation secrète connue sous le nom d’” Ergenekon
”2.

32. Par ailleurs, selon les dépositions recueillies par le parquet
d’Istanbul et rapportées par les médias turcs, des sous-officiers
des services de renseignement de la gendarmerie et des fonctionnaires
de la police de Trabzon auraient eu des contacts répétés avec
les suspects.

33. Il fut ultérieurement établi par l’enquête du parquet d’Istanbul
qu’Y.H. et E.T., deux individus accusés d’être les instigateurs de
l’assassinat et d’avoir prêté assistance a son auteur, étaient
connus et surveillés par les services de sÔreté de Trabzon. Par
ailleurs, E.T. était l’un des informateurs de la police de Trabzon
et avait déja informé les policiers qu’Y.H. était en train de
préparer l’assassinat de Fırat Dink. La sÔreté de Trabzon avait
donc officiellement informé la sÔreté d’Istanbul, le 17 février
2006, du fait qu’Y.H. était en train de planifier un assassinat
contre Fırat Dink, et que son casier judiciaire et sa personnalité
rendaient cet acte probable. La sÔreté d’Istanbul n’aurait pas
réagi a cette information.

34. Par un acte d’accusation du 20 avril 2007, le parquet d’Istanbul
intenta une action pénale contre dix-huit accusés, a qui il fut
reproché d’être des membres ou des dirigeants d’une bande fondée
dans le but de se livrer a des activités terroristes et a des
assassinats ou d’être les instigateurs de tels agissements. Cette
procédure est toujours pendante devant la cour d’assises d’Istanbul.

D. L’enquête pénale menée contre certains gendarmes de Trabzon

35. Par une ordonnance du ministère de l’Intérieur en date du 22
février 2007, les inspecteurs du ministère et de la gendarmerie
ouvrirent une enquête conjointe afin d’examiner la responsabilité
de la gendarmerie de Trabzon dans l’assassinat. Les inspecteurs
devaient rechercher si les huit membres de la gendarmerie impliqués
dans cette affaire, parmi lesquels deux sous-officiers du service
de renseignement de la gendarmerie, V.S. et O.Å~^., ainsi que
les sous-officiers et officiers qui étaient leurs supérieurs
et le commandant de la gendarmerie de Trabzon, pouvaient se voir
reprocher une négligence ou une défaillance dans l’obtention des
renseignements et dans la prévention de l’assassinat, dans la mesure
où un informateur-témoin, C.I., soutenait avoir prévenu V.S. et
O.Å~^. de ce crime, et où le commandement de la gendarmerie de Trabzon
démentait ces propos. Pendant l’enquête, les gendarmes de Trabzon,
interrogés par les inspecteurs, nièrent avoir été mis au courant
par un informateur des préparatifs de l’assassinat de Fırat Dink.

36. Par un avis du 2 avril 2007, les inspecteurs proposèrent, a
la majorité, d’autoriser l’ouverture d’une action pénale contre
quatre membres de la gendarmerie de Trabzon, qui étaient chargés
en particulier de recueillir des renseignements. Les inspecteurs
du ministère conclurent que les gendarmes visés par l’enquête
avaient dÔ être au courant de la préparation de l’assassinat,
dans la mesure où les individus accusés par la suite d’en être
les instigateurs avaient parlé de leur plan en public a tout leur
entourage, montré la photographie de Fırat Dink en le désignant
comme la personne a assassiner, essayé en plein air l’arme du crime
et planifié l’action dans un cybercafé. Les inspecteurs de la
gendarmerie n’étaient pas de cet avis.

37. Par une ordonnance du 4 avril 2007, la préfecture de
Trabzon autorisa l’ouverture d’une action pénale a l’encontre de
V.S. et d’O.Å~^., auxquels l’informateur C.I. était censé avoir
rapporté directement toutes les informations sur les préparatifs
de l’assassinat. La préfecture estima par ailleurs que les autres
gendarmes ne pourraient être accusés que si les juridictions pénales
chargées de l’affaire estimaient nécessaire de le faire a un stade
ultérieur de l’enquête pénale.

38. Par une décision rendue le 6 juin 2007 et notifiée le 29 juin de
la même année, la cour administrative régionale de Trabzon rejeta
le recours formé contre l’ordonnance du 4 avril 2007 par les avocats
des requérants, qui souhaitaient faire établir la responsabilité
des supérieurs des gendarmes mis en cause.

39. Par un acte d’accusation du 30 octobre 2007, le parquet de Trabzon
engagea une action pénale contre les gendarmes V.S. et O.Å~^.

devant le tribunal d’instance (pénal) de Trabzon. Il les
accusa d’avoir omis de donner suite aux renseignements fournis par
l’informateur C.I., et de s’être ainsi rendus coupables de négligence
dans l’exercice de leurs fonctions.

40. Dans leurs dépositions recueillies par le tribunal d’instance
lors de l’audience du 20 mars 2008, les gendarmes V.S. et O.Å~^.

confirmèrent les dires de l’informateur C.I. Ils reconnurent que
celui-ci les avait bien prévenus de l’éventualité que le groupe
ultranationaliste commette cet assassinat, et précisèrent qu’ils
en avaient a leur tour informé dans les moindres détails leurs
supérieurs hiérarchiques, y compris le commandant de la gendarmerie
de Trabzon.

Ils ajoutèrent qu’il incombait a leurs supérieurs de prendre
des mesures sur le fondement des renseignements recueillis et que
lorsqu’eux-mêmes avaient, a plusieurs reprises, demandé quelle
suite il fallait donner a ces renseignements, leurs supérieurs leur
avaient ordonné d’attendre des ordres sur ce point. Ils déclarèrent
également que c’était sur ordre de leurs supérieurs qu’ils avaient
nié, lors de l’enquête menée par les inspecteurs, avoir recu les
renseignements en question.

41. Cette enquête est encore pendante.

E. L’enquête pénale menée contre certains policiers de Trabzon

42. Le parquet d’Istanbul saisit également le parquet de Trabzon
contre les responsables de la sÔreté de Trabzon, auxquels il reprocha
plusieurs irrégularités et négligences dans l’accomplissement de
leur rôle de prévention et de répression de la criminalité. Il
souligna notamment que deux individus accusés d’être les instigateurs
de l’assassinat et d’avoir prêté assistance a son auteur, Y.H. et
E.T., étaient connus et suivis par les services de sÔreté de Trabzon
en raison de leur disposition a commettre des actes de terrorisme. En
outre, E.T., l’un des auteurs de l’attentat effectué contre un
restaurant Mac Donald a Trabzon, avait été couvert par la police
et servait même d’informateur pour la sÔreté de Trabzon.

43. Le parquet d’Istanbul nota également qu’E.T. avait informé la
police qu’Y.H. était en train de préparer l’assassinat de Fırat
Dink.

Les responsables de la police de Trabzon n’avaient rien tenté pour
faire obstacle a ces projets mais s’étaient contentés d’informer
officiellement les services de sÔreté d’Istanbul, le 17 février
2006, de la probabilité de cet assassinat. Le parquet d’Istanbul
indiqua aussi que les responsables de la sÔreté de Trabzon ne
lui avaient pas correctement communiqué l’ensemble des comptes
rendus des écoutes téléphoniques des accusés. Il ajouta que
l’un des chefs de la police de Trabzon avait affiché ses opinions
ultranationalistes et exprimé sa sympathie pour l’un des principaux
accusés de l’assassinat.

44. Le 10 janvier 2008, le parquet de Trabzon rendit une ordonnance
de non-lieu a l’égard des responsables de la sÔreté de Trabzon. Il
releva notamment que les accusations du parquet d’Istanbul reposaient
sur la déposition de l’un des accusés, E.T., et que celui-ci était
revenu sur cette déposition. Il jugea convaincant l’argument selon
lequel les policiers de Trabzon avaient estimé que les renseignements
fournis par E.T. n’étaient pas crédibles. Il considéra aussi que
les lacunes et les retards dans la communication au parquet d’Istanbul
des comptes rendus des écoutes téléphoniques par la sÔreté de
Trabzon étaient dus a des difficultés techniques. Enfin, il souligna
que le chef de la police soupconné d’avoir soutenu les agissements
des accusés niait les faits qui lui étaient reprochés.

45. L’opposition a ce non-lieu formulée par les avocats des
requérants fut rejetée le 14 février 2008 par le président de la
cour d’assises de Rize.

F. L’enquête pénale menée contre certains membres des services de
sÔreté d’Istanbul

46. L’enquête menée par le parquet d’Istanbul mit en évidence que,
le 17 février 2006, la sÔreté de Trabzon avait officiellement
informé la sÔreté d’Istanbul de la probabilité de l’assassinat
de Fırat Dink, en précisant l’identité des personnes suspectes. La
sÔreté d’Istanbul n’aurait pas réagi a cette information.

47. Le ministère de l’Intérieur déclencha, a des dates différentes,
trois enquêtes visant a déterminer si, dans cette affaire, les
responsables de la sÔreté d’Istanbul avaient donné les suites qui
convenaient aux renseignements qu’ils avaient recus de la sÔreté
de Trabzon. Les inspecteurs nommés par le Ministère menèrent
trois enquêtes successives. Ils établirent que la section de
renseignement de la police d’Istanbul n’avait pas suffisamment
réagi aux informations recues de la police de Trabzon ; qu’elle
n’avait même pas suivi correctement la procédure prévue par les
règlements applicables en la matière ; et qu’elle n’avait pas pris
les mesures imposées par l’urgence de la situation, en dépit du
fait que tous les services de la police d’Istanbul avaient déja
été alertés de la possibilité d’actes de terrorisme contre les
citoyens d’origine arménienne. Les inspecteurs estimèrent que le
chef de la police d’Istanbul n’était pas personnellement responsable
de ces dysfonctionnements.

48. Le conseil d’administration de la préfecture d’Istanbul,
suivant les conclusions des experts, décida, par des ordonnances du
28 février 2007, du 20 mars 2008 et du 28 aoÔt 2008, de traduire
devant la justice pénale certains membres des services de sÔreté
d’Istanbul, dont le chef de la section de renseignement, pour leur
négligence dans la prévention du crime en cause.

49. Cependant, la cour administrative régionale d’appel d’Istanbul,
par des décisions du 23 mai 2007, du 27 juin 2008 et du 15 novembre
2008, annula ces ordonnances du fait de l’insuffisance de l’enquête.

G. L’enquête pénale menée contre certains membres de la sÔreté
et de la gendarmerie de Samsun pour apologie du crime

50. Les membres de la sÔreté et de la gendarmerie de Samsun
interpellèrent O.S., l’auteur présumé de l’assassinat de M. Dink,
le lendemain du crime, a la gare routière de la ville de Samsun,
alors que celui-ci rentrait d’Istanbul a Trabzon. Pendant sa garde a
vue dans les locaux de la section antiterroriste, certains membres de
la sÔreté et de la gendarmerie de Samsun se firent photographier
en compagnie du suspect, qui portait dans les mains un drapeau
turc. En arrière-plan des photographies se trouvait un calendrier
où figuraient le drapeau turc et la mention ” la patrie est sacrée,
son sort ne peut être laissé au hasard ”.

51. Les requérants portèrent plainte contre les policiers et les
gendarmes qui avaient posé avec O.S., leur reprochant d’avoir fait
l’apologie de l’assassinat commis sur Fırat Dink et d’avoir abusé
de leurs fonctions.

52. Le 22 juin 2007, a l’issue des enquêtes administratives et
judiciaires, le parquet de Samsun rendit un non-lieu a l’égard des
agents de police et de gendarmerie mis en cause. Il nota que depuis le
moment de l’arrestation d’O.S jusqu’a son transfert dans les locaux
de la sÔreté d’Istanbul, les agents en question l’avaient traité
humainement et avaient ainsi pu obtenir de lui des renseignements
et des aveux très utiles, qu’ils avaient immédiatement versés
au dossier.

Observant que les treize photos prises pour le dossier d’enquête
avaient été réalisées dans les locaux de la police, il rappela
que l’apologie d’un crime ne pouvait être faite que publiquement.

Toutefois, il n’exclut pas qu’un certain nombre d’irrégularités de
procédure commises par les membres des forces de l’ordre (notamment
en ce qui concernait la confidentialité des enquêtes sur les mineurs)
puissent faire l’objet d’une procédure disciplinaire.

Les procédures disciplinaires engagées contre les membres des
forces de l’ordre aboutirent a des sanctions disciplinaires pour
non-respect de la confidentialité d’une enquête pénale et pour
atteinte a l’image des forces de l’ordre.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

53. L’article 301 du nouveau code pénal turc (entré en vigueur le
1er juin 2005) se lisait a l’époque des faits comme suit :

” Est passible d’une peine de six mois a trois ans d’emprisonnement
quiconque dénigre publiquement la turcité (Turkluk – l’identité
turque), la République ou la Grande Assemblée nationale de Turquie ;

Est passible d’une peine de six mois a deux ans d’emprisonnement
quiconque dénigre publiquement le gouvernement de la République
de Turquie, les organes judiciaires, les forces militaires, ou la
sÔreté de l’Etat ;

La peine sera augmentée d’un tiers lorsque la turcité (Turkluk)
a été offensée a l’étranger par un citoyen turc ;

L’expression d’opinions critiques ne constitue pas un délit. ”

54. L’article 301 du nouveau code pénal turc reprenait les
dispositions de l’article 159 de l’ancien code pénal.

Par ailleurs, l’article 301 du code pénal fut amendé par la loi
no 5759 entrée en vigueur le 8 mai 2008, en ce que, d’une part,
la notion de turcité (Turkluk) fut remplacée par l’expression ”
nation turque ” et que, d’autre part, les autorités judiciaires ne
pouvaient plus engager des poursuites pénales en vertu de l’article
301 qu’après avoir obtenu l’approbation du ministre de la Justice.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÃ~IGUÃ~IE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

55. Les requérants, autres que Fırat Dink, allèguent en premier
lieu que l’Etat a failli a son obligation de protéger la vie de
Fırat Dink.

Les membres de la gendarmerie et de la police auraient même marqué
leur sympathie a l’égard de l’auteur du crime suite a l’arrestation
de celui-ci.

Les requérants soutiennent en deuxième lieu que les poursuites
pénales engagées contre les agents publics qui avaient omis de
prendre les mesures nécessaires pour protéger la vie de Fırat Dink
se sont avérées ineffectives.

Les requérants invoquent a cet égard les articles 2, 6 et 14 de la
Convention. La Cour estime que, eu égard a leur nature et a leur
contenu, les griefs formulés par les intéressés doivent d’abord
être examinés sous l’angle de l’article 2 de la Convention, ainsi
libellé :

” 1. Le droit de toute personne a la vie est protégé par la loi. La
mort ne peut être infligée a quiconque intentionnellement, sauf en
exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas
où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet
article dans les cas où elle résulterait d’un recours a la force
rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence
illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher
l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément a la loi, une émeute ou une
insurrection. ”

A. Sur la recevabilité

56. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours
internes quant aux requêtes nos 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09,
car les poursuites pénales engagées contre les auteurs présumés
de l’assassinat du requérant Fırat Dink et contre les officiers
de la gendarmerie a Trabzon sont toujours pendantes. Par ailleurs,
les procédures introduites par les requérants devant le tribunal
administratif d’Istanbul contre le ministère de l’Intérieur seraient
également en cours.

57. Les requérants réfutent cet argument, tout en faisant observer
que les poursuites mettant en cause la responsabilité pénale des
fonctionnaires de police ou de gendarmerie concernant l’absence de
protection du requérant Fırat Dink ont déja été définitivement
classées sans suite.

58. La Cour estime que ces exceptions préliminaires soulèvent
des questions étroitement liées a l’examen de l’effectivité de
l’enquête pénale menée en l’espèce a l’échelon national, donc
au bien-fondé des griefs formulés sur le terrain de l’article 2 de
la Convention. Elle reprendra donc son examen sur ce point dans le
cadre de l’examen du fond de ces griefs.

59. La Cour constate par ailleurs que ces griefs ne sont pas
manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la
Convention.

Elle relève également qu’ils ne se heurtent a aucun autre motif
d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

60. Les requérants soutiennent que le verdict de culpabilité
prononcé a l’encontre de Fırat Dink pour l’expression de ses
opinions l’a exposé aux menaces de groupes ultranationalistes. Les
autorités chargées de la sécurité ont omis de prendre les mesures
nécessaires, par exemple assurer une protection rapprochée a Fırat
Dink, bien qu’elles aient été informées de la préparation de
l’assassinat dont il a été victime. Les requérants qualifient
l’assassinat en cause de crime de haine fondé sur la discrimination
en raison de l’origine ethnique de Fırat Dink et font observer
qu’il s’inscrit dans une série d’attaques organisées par les groupes
ultranationalistes contre les membres des minorités religieuses. Selon
les requérants, il est du devoir de l’Etat concerné d’instaurer
un système de protection spéciale afin de protéger les personnes
sous sa juridiction contre les agressions a caractère raciste et
discriminatoire.

61. Selon les requérants, les poursuites pénales engagées contre
les agents publics qui avaient omis de prendre les mesures nécessaires
pour protéger la vie de Fırat Dink se sont avérées inefficaces. La
seule procédure engagée contre les deux sous-officiers de
la gendarmerie de Trabzon est loin de faire la lumière sur les
responsabilités quant a l’inertie totale de l’ensemble des forces
de sécurité de Trabzon et d’Istanbul. Les requérants se plaignent
aussi de n’avoir pas pu participer effectivement a ces poursuites. Ils
ajoutent que les organes d’enquête n’étaient aucunement indépendants
du pouvoir exécutif.

62. Le Gouvernement accepte que l’article 2 de la Convention puisse
mettre a la charge des autorités d’un Etat contractant l’obligation
positive d’agir a titre préventif pour protéger la vie d’un individu
contre tout danger présenté par autrui. Il souligne cependant que
cette obligation ne peut naître que la où les autorités, dans des
cas exceptionnels, connaissent l’existence d’une menace réelle,
directe et immédiate pour la vie de l’intéressé. De plus, il
faudrait démontrer que le fait que les autorités nationales n’ont
pas pris de mesures préventives a constitué une faute de leur part.

63. Le Gouvernement met l’accent sur le fait que le requérant Fırat
Dink n’a jamais sollicité la protection des forces de l’ordre. Il
en déduit que le requérant n’était pas sous le coup d’une menace
réelle et imminente et/ou les autorités ne pouvaient pas connaître
l’existence d’une telle menace. En fait, comme le requérant ne
faisait pas partie des personnes placées, sans demande explicite
de leur part, sous protection rapprochée, il bénéficiait des
mesures de sécurité générale dans le quartier où se trouvaient
sa résidence et son lieu de travail.

Le Gouvernement souligne que l’enquête pénale a commencé
immédiatement après l’incident et que l’auteur présumé de
l’assassinat a été appréhendé le lendemain. Quant a la procédure
pénale engagée contre les auteurs de l’attentat et les responsables
des forces de sécurité de Trabzon et d’Istanbul, le Gouvernement
soutient que l’article 2 de la Convention n’a été enfreint ni du
point de vue matériel ni sous son aspect procédural.

2. Appréciation de la Cour

a) Quant a l’assassinat de Fırat Dink

i. Principes généraux

64. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1
astreint l’Etat non seulement a s’abstenir de provoquer la mort de
manière volontaire et irrégulière, mais aussi a prendre les mesures
nécessaires a la protection de la vie des personnes relevant de sa
juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des
arrêts et décisions 1998-III). L’obligation de l’Etat a cet égard
implique le devoir primordial d’assurer le droit a la vie en mettant
en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre
des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme
d’application concu pour en prévenir, réprimer et sanctionner
les violations. Cette disposition comporte aussi, dans certaines
circonstances définies, l’obligation positive pour les Etats de
prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger
l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels
d’autrui (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil
1998-VIII, Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 85, CEDH 2000-III,
Kilic c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000-III, et Opuz c.

Turquie, no 33401/02, § 128, CEDH 2009-…).

65. Il faut interpréter l’étendue de l’obligation positive de
manière a ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable
ou excessif, eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses
fonctions dans les sociétés contemporaines, a l’imprévisibilité
du comportement humain et aux choix opérationnels a faire en
termes de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace
alléguée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de
la Convention, a prendre des mesures concrètes pour en prévenir la
réalisation. Pour qu’il y ait obligation positive, il doit être
établi que les autorités savaient ou auraient dÔ savoir sur le
moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et
immédiate dans sa vie du fait des actes criminels d’un tiers et
qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures
qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce
risque (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-90, CEDH 2001-III,
Opuz, précité, § 129, et Gongadzé c. Ukraine, no 34056/02, § 165,
CEDH 2005-XI). Il s’agit la d’une question dont la réponse dépend
de l’ensemble des circonstances de l’affaire en question.

ii. Application en l’espèce

66. Quant a l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie de
Fırat Dink, la Cour estime que l’on peut raisonnablement considérer
que les forces de l’ordre étaient informées de l’hostilité intense
des milieux ultranationalistes contre l’intéressé durant la période
précédant son assassinat, pour les raisons suivantes. Tout d’abord,
a la suite de la publication dans le journal Agos, en février 2004,
d’un article mentionnant l’origine arménienne de la fille adoptive
d’Ataturk, plusieurs réactions en forme de manifestations et de
lettres de menace, dont certaines portées a la connaissance des
autorités, de la part des membres des groupes ultranationalistes, qui
voyaient dans cet article une tentative de ternir l’image d’Ataturk,
avaient été dirigés contre le requérant Fırat Dink. En outre,
après la série d’articles dont le dernier contenait la phrase ” le
sang propre qui se substituera a celui empoisonné par le ” Turc ”
se trouve dans la noble veine reliant l’Arménien a l’Arménie ”,
des militants appartenant a un groupe ultranationaliste avaient
manifesté le 27 février 2004 pour exprimer leur mépris envers
Fırat Dink et, le même jour, un avocat, membre de ce groupe,
avait déposé une plainte pénale contre lui soutenant qu’il avait
insulté les Turcs. Par ailleurs, les membres de ces groupes avaient
été autorisés par le juge de première instance a intervenir dans
la procédure pénale engagée contre Fırat Dink en raison de ces
propos, ce qui tendait a confirmer que le juge prenait au sérieux
la thèse selon laquelle ces personnes auraient pu avoir le sentiment
d’être insultées quant a leur origine turque.

Finalement, la Cour de cassation avait entériné le verdict de
culpabilité prononcé a l’encontre du requérant, journaliste
d’origine arménienne, pour dénigrement de la turcité (Turkluk),
sujet très sensible dans les milieux ultranationalistes turcs.

67. Pour apprécier les renseignements que pouvaient détenir les
forces de l’ordre quant a la question de savoir si l’hostilité des
membres de groupes ultranationalistes envers le requérant Fırat
Dink pouvait les inciter a tenter de le tuer, la Cour relève que,
d’une part, la police de Trabzon et celle d’Istanbul et, d’autre part,
la gendarmerie de Trabzon avaient été informées de la probabilité
de cet assassinat et même de l’identité des personnes soupconnées
d’en être les instigateurs.

68. En effet, en ce qui concerne la police, les enquêtes menées
par le parquet d’Istanbul et par les inspecteurs du ministère
de l’Intérieur ont mis en évidence que deux individus, accusés
d’être les instigateurs de l’assassinat et d’avoir prêté assistance
a son auteur, Y.H. et E.T., étaient connus et surveillés par les
services de sÔreté de Trabzon. Par ailleurs, E.T. était l’un des
informateurs de la police de Trabzon et avait déja indiqué aux
policiers qu’Y.H. était en train de préparer l’assassinat de Fırat
Dink. La sÔreté de Trabzon avait a son tour officiellement informé
la sÔreté d’Istanbul, le 17 février 2006, du fait qu’Y.H. était en
train de planifier un assassinat contre Fırat Dink et que son casier
judiciaire et sa personnalité rendaient cet acte probable. De plus,
la police d’Istanbul avait déja été alertée de la possibilité
d’actes de terrorisme contre les citoyens d’origine arménienne.

69. Pour ce qui est de la gendarmerie, l’enquête du parquet d’Istanbul
et, par la suite, celle des inspecteurs du ministère de l’Intérieur
montrent qu’un informateur, C.I., avait prévenu de ce crime deux
sous-officiers du service de renseignements de la gendarmerie de
Trabzon, V.S. et O.Å~^., et que ces derniers soutenaient en avoir
a leur tour informé dans les moindres détails leurs supérieurs
hiérarchiques, y compris le commandant de la gendarmerie de
Trabzon. Le rapport d’enquête présenté par les inspecteurs révèle
que les individus accusés par la suite d’être les instigateurs de
l’assassinat de Fırat Dink ne s’étaient pas montrés très discrets
quant a leurs intentions : ils avaient parlé de leur plan en public
a tout leur entourage, montré la photographie de Fırat Dink en le
désignant comme la personne a assassiner, fait en plein air l’essai
de l’arme du crime et planifié l’action dans un cybercafé.

70. A la lumière de ce qui précède, on peut estimer que les
autorités savaient ou auraient dÔ savoir que Fırat Dink était tout
particulièrement susceptible de faire l’objet d’une agression fatale.

De plus, eu égard aux circonstances, ce risque pouvait passer pour
réel et imminent.

71. La Cour va a présent examiner si les autorités ont fait tout
ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher
la matérialisation du risque pour Fırat Dink.

72. La Cour observe que trois autorités nationales relevant des
forces de l’ordre étaient concernées par la protection de la vie
du requérant : la sÔreté de Trabzon et la gendarmerie de Trabzon,
en leur qualité de responsables des lieux où le crime avait été
planifié et préparé, et la sÔreté d’Istanbul, en sa qualité de
responsable du lieu où habitait la victime et où le crime avait
été commis. Aucune de ces autorités, de manière coordonnée ou
isolément, n’a réagi afin d’empêcher l’assassinat de Fırat Dink
alors qu’elles étaient au courant de sa planification et de son
exécution imminente.

73. Le Gouvernement souligne que le requérant Fırat Dink n’a jamais
demandé a bénéficier de la protection rapprochée par la police. Les
requérants rétorquent qu’en vertu de la loi pertinente ainsi qu’en
pratique, la police prend d’office des mesures afin de protéger la
vie des personnes qui courent un danger imminent, comme ce fut le cas,
par exemple, pour l’auteur Orhan Pamuk.

74. La Cour considère a cet égard que, même si le requérant Fırat
Dink devait connaître et sentir l’hostilité de certains milieux
envers sa personne en raison de ses écrits dans son journal, dont une
partie avait été finalement qualifiée par la Cour de cassation de
dénigrement de la turcité (Turkluk), il lui était impossible d’avoir
des renseignements sur le fait qu’un groupe ultranationaliste a Trabzon
était en train de préparer un assassinat contre lui. Ainsi, il était
du devoir des autorités nationales, informées de la planification du
meurtre en question, d’agir afin de protéger la vie de Fırat Dink,
sans attendre la demande de celui-ci.

75. La Cour conclut que, dans les circonstances particulières de
l’espèce, les autorités n’ont pas pris les mesures auxquelles
elles pouvaient raisonnablement avoir recours pour prévenir la
matérialisation d’un risque certain et imminent pour la vie de
Fırat Dink.

Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous
son volet matériel.

b) Quant a l’allégation d’insuffisance de l’enquête sur les
défaillances des forces de sécurité dans la protection de la vie
de Fırat Dink

i. Principes généraux

76. Combinée avec le devoir général imposé a l’Etat par l’article 1
de la Convention de ” reconna[ître] a toute personne relevant de [sa]
juridiction les droits et libertés définis [dans la] Convention ”,
l’obligation de protéger le droit a la vie que consacre l’article 2
de la Convention requiert, par implication, qu’il y ait une enquête
officielle effective lorsqu’un individu perd la vie a la suite d’un
recours a la force, tant par des membres de forces de l’ordre que
par des tierces personnes (Branko TomaÅ¡iÄ~G et autres c. Croatie,
no 46598/06, § 62, CEDH 2009-… (extraits), mutatis mutandis,
McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série
A no 324, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil
1998-I). L’obligation procédurale au regard de l’article 2 exige
aussi l’existence d’une enquête effective au plan national sur les
allégations selon lesquelles les autorités nationales auraient commis
des imprudences, omissions ou négligences dans la protection de la
vie des personnes relevant de leur juridiction, lorsque ces personnes
étaient menacées par les agissements criminels d’autrui (voir dans le
même sens, Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, §§ 127-132, 15
décembre 2009, Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, §§ 67-87, CEDH
2003-VIII, et Branko TomaÅ¡iÄ~G, précité, § 64). Le but essentiel
de pareille enquête est d’assurer la mise en Å”uvre effective des lois
internes qui protègent le droit a la vie. Quant a savoir quelle forme
d’enquête est de nature a permettre la réalisation de ces objectifs,
cela peut varier selon les circonstances (voir, entres autres, Paul
et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 69, CEDH 2002-II,
et Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I).

77. Pour qu’une enquête menée au sujet de la responsabilité des
agents publics dans l’absence de prévention d’un homicide puisse
passer pour effective, on peut considérer, d’une manière générale,
qu’il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et
celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles
impliquées dans les événements (Gulec c. Turquie, 27 juillet 1998,
§§ 81-82, Recueil 1998-IV, et Ogur c. Turquie [GC], no 21954/93, §§
91-92, CEDH 1999-III). Cela suppose non seulement l’absence de tout
lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance
pratique (voir, par exemple, Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, §§
83-84, Recueil 1998-IV, et les affaires nord irlandaises récentes, par
exemple Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 120, CEDH 2001-III,
et Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, § 114, 4 mai 2001).

78. L’enquête menée doit également être effective en ce sens
qu’elle doit permettre de conduire a l’identification des responsables
et a l’imposition d’une sanction (Ogur, précité, § 88). Il s’agit
la d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités
doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement
accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant la
série des incidents (voir, par exemple, Salman c. Turquie [GC],
no 21986/93, § 106, CEDH 2000-VII, Tanrıkulu c. Turquie [GC],
no 23763/94, § 109, CEDH 1999-IV, et Gul c. Turquie, no 22676/93,
§ 89, 14 décembre 2000).

Tout défaut de l’enquête propre a nuire a sa capacité d’établir
la cause du décès de la victime ou a identifier la ou les personnes
responsables peut faire conclure a son ineffectivité (Adalı c.

Turquie, no 38187/97, § 223, 31 mars 2005, et Hugh Jordan, précité,
§ 127).

79. Une exigence de célérité et de diligence raisonnables est
implicite dans ce contexte. Une réponse rapide des autorités,
lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le contexte d’un assassinat, peut
généralement être considérée comme essentielle pour préserver la
confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter
toute apparence de complicité ou de tolérance relativement a des
actes illégaux (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00,
§ 136, CEDH 2004-IV, Indelicado c. Italie, no 31143/96, § 37, 18
octobre 2001, et Ozgur Kılıc c. Turquie (déc.), no 42591/98, 24
septembre 2002). S’il peut arriver que des obstacles ou difficultés
empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière,
il reste que la prompte ouverture d’une enquête par les autorités
peut, d’une manière générale, être considérée comme capitale pour
maintenir la confiance du public et son adhésion a l’état de droit
et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou
de collusion dans leur perpétration (Oneryıldız c. Turquie [GC],
no 48939/99, § 96, CEDH 2004-XII).

80. Pour les mêmes raisons, il doit y avoir un élément suffisant
de contrôle public de l’enquête ou de ses résultats pour garantir
que les responsables aient a rendre des comptes, tant en pratique
qu’en théorie. Le degré de contrôle public requis peut varier
d’une affaire a l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches
de la victime doivent être associés a la procédure dans la mesure
nécessaire a la sauvegarde des intérêts légitimes de la victime
(voir, par exemple, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 148,
CEDH 2001-III).

81. La Cour rappelle aussi que, lorsqu’elles enquêtent sur des
incidents violents, les autorités de l’Etat ont de surcroît
l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour
découvrir s’il existait une motivation raciste et pour établir
si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine
ethnique ont joué un rôle dans les événements. Certes, il
est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une
motivation raciste. L’obligation de l’Etat défendeur d’enquêter sur
d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une
obligation de moyens et non de résultat ; les autorités doivent
prendre les mesures raisonnables eu égard aux circonstances de la
cause (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98,
§ 160, CEDH 2005-VII).

ii. Application au cas d’espèce

82. La Cour constate que, a la suite de l’assassinat de Fırat Dink,
dans la présente affaire, le parquet d’Istanbul a mené une enquête
minutieuse et détaillée sur la manière dont les forces de l’ordre a
Istanbul et a Trabzon avaient géré les informations qu’ils avaient
obtenues quant a l’éventualité de cet acte criminel. Le parquet
d’Istanbul a dévoilé une série de défaillances possibles de la
part des forces de l’ordre et a transmis les renseignements obtenus a
cet égard aux autorités d’enquête de deux départements, Trabzon et
Istanbul, en précisant aussi l’identité des fonctionnaires auxquels
il reprochait d’avoir manqué a leurs devoirs de protéger la vie
du requérant.

83. A l’issue des poursuites pénales déclenchées a Trabzon sur
dénonciation du parquet d’Istanbul et sur ordre du ministère de
l’Intérieur, la préfecture a refusé d’autoriser de traduire devant
la justice pénale les officiers de gendarmerie en cause, a l’exception
de deux sous-officiers. Le recours des requérants contre ce refus
a été rejeté par la juridiction administrative, a l’issue d’un
examen sur dossier. Ainsi le dossier de l’enquête pénale ne s’est
soldé par aucune conclusion sur la question de savoir pourquoi les
officiers de la gendarmerie de Trabzon, compétents pour prendre des
mesures appropriées a la suite de la transmission des renseignements
par les deux sous-officiers, sont restés inactifs.

84. Par ailleurs, il ressort de la déposition de ces deux
sous-officiers que les membres de la gendarmerie de Trabzon, sur
ordre de leurs supérieurs, ont dÔ faire des fausses déclarations
aux inspecteurs qui enquêtaient sur l’affaire. La Cour estime qu’il
s’agit d’un manquement manifeste au devoir de prendre des mesures en
vue de recueillir des preuves concernant la série d’incidents, et
d’une action concertée propre a nuire a la capacité de l’enquête
d’établir la responsabilité des personnes concernées.

85. En ce qui concerne plusieurs irrégularités et négligences
prétendument commises par la police de Trabzon dans la prévention
de l’assassinat, qui ont été exposées en détail par le parquet
d’Istanbul, la Cour constate que l’ordonnance de non-lieu rendue par le
parquet de Trabzon contient des arguments qui contredisent les autres
faits mentionnés dans le dossier : la conclusion selon laquelle les
policiers n’avaient pas jugé convaincants les renseignements fournis
par E.T. est démentie par le fait que la police de Trabzon, se fondant
justement sur ces renseignements, avait officiellement informé la
police d’Istanbul de l’imminence de l’assassinat en cause. En outre,
le parquet de Trabzon a expliqué le fait que la sÔreté de Trabzon
n’avait pas correctement communiqué au parquet d’Istanbul l’ensemble
des comptes rendus des écoutes téléphoniques des accusés par
des difficultés techniques sans se livrer a un examen détaillé
de la question. Par ailleurs, les accusations dirigées contre le
chef de la police de Trabzon ont été classées sans suite par le
même parquet, au motif que cette personne niait les faits qui lui
étaient reprochés, sans aucune autre investigation approfondie. La
Cour observe que l’enquête menée par le parquet de Trabzon au
sujet du comportement de la police se résumait, dans son ensemble,
plutôt a une défense des policiers soupconnés de négligences et
d’omissions et qu’elle n’a fourni aucun élément sur la question
de savoir pourquoi ces policiers sont restés inactifs face aux
présumés auteurs de l’assassinat malgré plusieurs renseignements
en leur possession.

86. La Cour doit a présent se pencher sur l’effectivité de
l’enquête nationale sur les omissions de la part de la police
d’Istanbul. Alors que les inspecteurs du ministère de l’Intérieur
ont conclu que les responsables de la police n’avaient pas pris les
mesures qu’imposait l’urgence de la situation, aucune poursuite pénale
n’a été déclenchée a cet égard après l’annulation par la cour
d’appel administrative des ordonnances du conseil d’administration
de la préfecture d’Istanbul tendant a traduire certains policiers
devant la justice pénale. Le chef de la police a été écarté de
l’enquête par le conseil d’administration. Finalement, la question
de savoir pourquoi la police d’Istanbul n’a pas réagi a la menace
pesant sur le requérant Fırat Dink, malgré les renseignements
qu’elle détenait avant le meurtre, n’a pu être élucidée.

87. Il est vrai que, comme souligne le Gouvernement, une action
pénale est toujours pendante devant la cour d’assises d’Istanbul
contre les auteurs supposés de l’attentat, tous membres d’un groupe
ultranationaliste. Cependant, la Cour ne peut que relever qu’a ce
jour, toutes les procédures mettant en cause la responsabilité
des autorités officielles dans la prévention du crime ont été
classées sans suite, a l’exception de celle engagée contre deux
sous-officiers de Trabzon. La Cour considère que l’issue de cette
dernière procédure n’est pas de nature a influer sur ses constats
précédents, les poursuites pénales déclenchées contre les
supérieurs de ces sous-officiers ayant été également éteintes.

88. La Cour constate en outre que les accusations dirigées contre
les officiers de la gendarmerie de Trabzon et les fonctionnaires de
la police d’Istanbul n’ont été instruites au fond que par d’autres
fonctionnaires, tous faisant partie de l’exécutif (la préfecture,
le conseil d’administration), lesquels ne sont pas complètements
indépendants des personnes impliquées dans les événements. Cette
situation constitue en soi une faiblesse des enquêtes en cause
(paragraphe 77 ci-dessus).

89. La Cour note aussi que les proches parents du requérant Fırat
Dink n’ont pas été associés aux procédures engagées contre les
fonctionnaires de police et les officiers de la gendarmerie. Le fait
qu’ils ont pu faire opposition devant les organes de recours, qui
statuaient seulement sur dossier, ne saurait réparer les lacunes des
procédures en cause s’agissant de protéger les intérêts légitimes
des victimes.

90. Par ailleurs, les soupcons selon lesquels l’un des chefs de la
police aurait affiché ses opinions ultranationalistes et soutenu les
agissements des accusés de l’assassinat ne paraissent pas avoir fait
l’objet d’une enquête approfondie (paragraphe 43 ci-dessus). Or, les
autorités de l’Etat auraient dÔ diligenter pareille enquête pour
répondre a leur obligation de prendre toutes les mesures raisonnables
pour prévenir les actes inspirés par des motifs de haine fondée
sur l’origine ethnique (paragraphe 81 ci-dessus).

91. La Cour conclut que le classement sans suite des instructions
pénales déclenchées contre les responsables de la gendarmerie et de
la police de Trabzon ainsi que de celles de la police d’Istanbul pour
défaillances dans la protection de la vie de Fırat Dink s’analyse en
une méconnaissance des exigences de l’article 2 de la Convention,
en vertu duquel une enquête effective devait être menée afin
d’identifier et, éventuellement, de sanctionner les auteurs de
ces manquements.

Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour conclut a une violation
de l’obligation procédurale de l’article 2 de la Convention sur
ces points.

92. En outre, elle rejette pour les mêmes motifs l’exception
préliminaire du Gouvernement relative au non-épuisement des voies
de recours internes (paragraphe 56 ci-dessus).

93. La Cour estime au vu des constats figurant aux paragraphes 75
et 91 et des éléments pris en compte pour arriver a ce constat,
qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle des articles 6
et 14 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÃ~IGUÃ~IE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

94. Les requérants allèguent que le fait de déclarer Fırat
Dink coupable de dénigrement de la turcité (Turkluk) a porté
atteinte a sa liberté d’expression. La Cour de cassation, par son
constat de culpabilité, en aurait fait une cible pour les groupes
ultranationalistes, dont certains membres l’ont finalement assassiné.

Ils soutiennent aussi que Fırat Dink a fait l’objet d’une
discrimination fondée sur son origine ethnique arménienne, dans la
mesure où les plaignants et les juges ont déduit sa culpabilité
d’une interprétation de la notion de turcité (Turkluk) réservant
l’appartenance a cette identité exclusivement aux personnes d’origine
ethnique turque. Ils invoquent sur ces points les articles 6, 7,
10 et 14 de la Convention. La Cour estime que ces griefs doivent
d’abord être examinés sous l’angle de l’article10 de la Convention,
ainsi libellé :

” 1. Toute personne a droit a la liberté d’expression. Ce droit
comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de
communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y
avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de
frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre
les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision a
un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des
responsabilités peut être soumis a certaines formalités, conditions,
restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des
mesures nécessaires, dans une société démocratique, a la sécurité
nationale, a l’intégrité territoriale ou a la sÔreté publique, a
la défense de l’ordre et a la prévention du crime, a la protection
de la santé ou de la morale, a la protection de la réputation ou
des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations
confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du
pouvoir judiciaire. ”

A. Sur la recevabilité

95. Le Gouvernement fait valoir en premier lieu que, étant donné
que la requête no 2668/07, concernant principalement les griefs sur
la procédure pénale engagée contre Fırat Dink, a été introduite
devant la Cour après le décès de celui-ci, les autres requérants
ne peuvent prétendre poursuivre cette requête.

96. La Cour observe qu’il ressort de l’examen du dossier que la
requête no 2668/07 a été envoyée a la Cour par télécopie du
11 janvier 2007 et que la version papier signée a été postée
également le 11 janvier 2007, alors que Fırat Dink est décédé
le 19 janvier 2007, soit huit jours plus tard. Il s’ensuit que cette
exception du Gouvernement doit être rejetée.

97. Le Gouvernement soulève ensuite une exception quant a la qualité
de victime de Fırat Dink et a l’épuisement des voies de recours
internes par les requérants, dans la mesure où Fırat Dink est
décédé avant qu’une condamnation définitive ne soit prononcée a
son encontre par le tribunal correctionnel. En fait, l’affaire qui
a été renvoyée en première instance au terme de la procédure
devant la Cour de cassation, a été clôturée en raison du décès
de l’accusé.

98. Le Gouvernement conteste aussi la possibilité pour les autres
requérants de poursuivre la requête no 2668/07, soutenant que
ceux-ci ne peuvent revendiquer, au nom de Fırat Dink, les droits
non transférables concernant la liberté d’expression de ce dernier.

99. Les requérants contestent ces exceptions et demandent a la Cour
de les rejeter.

100. La Cour estime que ces exceptions préliminaires soulèvent
des questions étroitement liées a l’examen de l’existence d’une
ingérence dans la liberté d’expression de Fırat Dink, donc aussi
au bien-fondé des griefs formulés sur le terrain de l’article 10
de la Convention.

Elle reprendra donc son examen sur ce point a la lumière de sa
conclusion quant au fond.

101. La Cour constate par ailleurs que ces griefs ne sont pas
manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la
Convention.

Elle relève également qu’ils ne se heurtent a aucun autre motif
d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Existence d’une ingérence et/ou d’obligations positives de l’Etat

102. Le Gouvernement soutient que Fırat Dink n’avait pas la qualité
de victime étant donné qu’il est décédé avant qu’une condamnation
définitive ne soit prononcée par le tribunal correctionnel. En fait,
l’affaire, qui a été renvoyée devant la première instance au
terme de la procédure devant la Cour de cassation a été clôturée
en raison du décès de Fırat Dink. Celui-ci n’a donc fait l’objet
d’aucune condamnation finale.

103. Les requérants répliquent en faisant observer que la
culpabilité de Fırat Dink a été confirmée quant au fond par la
Cour de cassation et que le tribunal correctionnel ne pouvait plus
changer cette décision. Ils soutiennent en outre que les obligations
positives de l’Etat en matière de liberté d’expression exigeaient
que les autorités nationales prennent toutes les mesures nécessaires
afin d’empêcher que Fırat Dink ne soit attaqué par des tiers pour
avoir exprimé des opinions irritantes pour ces derniers.

104. La Cour rappelle les faits litigieux. La 9e chambre pénale de la
Cour de cassation a confirmé le jugement de première instance quant
au verdict de culpabilité, mais l’a infirmé quant a l’acceptation des
tiers intervenants. Le pourvoi extraordinaire formé par le procureur
général près la Cour de cassation contre l’arrêt de la 9e chambre
confirmant le verdict de culpabilité prononcé a l’encontre du
requérant a été définitivement rejeté par les chambres pénales
réunies de la Cour de cassation. Lorsque le tribunal correctionnel
a été de nouveau saisi de l’affaire – sans avoir la possibilité de
modifier le verdict- Fırat Dink a été victime, très probablement
en raison des propos qui lui avaient valu ce verdict, d’un assassinat
attribué aux milieux ultranationalistes.

105. Sur ce point, la Cour rappelle en premier lieu sa jurisprudence
selon laquelle, même si les poursuites pénales sont abandonnées pour
des motifs d’ordre procédural, lorsque le risque de se voir reconnu
coupable et puni demeure, l’intéressé peut valablement prétendre
avoir subi directement les effets de la législation répressive
concernée et de ce fait, se prétendre victime d’une violation
de la Convention (voir, parmi d’autres, Bowman c. Royaume-Uni, 19
février 1998, § 107, Recueil 1998-I). Elle considère que Fırat
Dink, dont la culpabilité avait été confirmée quant au fond par
la plus haute instance pénale, demeurait a fortiori en mesure de
se prétendre victime d’une atteinte a sa liberté d’expression,
et ce jusqu’a son décès.

106. Par ailleurs, la Cour considère que les griefs des requérants,
tels qu’ils ont été formulés, ainsi que les circonstances
particulières de l’espèce, font entrer en jeu l’obligation positive
de l’Etat dans le cadre de l’article 10 de la Convention. Elle rappelle
que l’exercice réel et effectif de la liberté d’expression ne dépend
pas simplement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence,
mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans
les relations des individus entre eux. En effet, dans certains cas,
l’Etat a l’obligation positive de protéger le droit a la liberté
d’expression contre des atteintes provenant même de personnes privées
(Ozgur Gundem c. Turquie, no 23144/93, §§ 42-46, CEDH 2000-III,
dans lequel la Cour a déclaré que l’Etat avait une obligation
positive de prendre des mesures d’enquête et de protection face a la
campagne de violence et d’intimidation dont un journal ainsi que ses
journalistes et son personnel avaient été victimes ; et Fuentes
Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000, concernant
l’obligation pour l’Etat de protéger la liberté d’expression dans
le cadre professionnel).

107. Quant aux circonstances particulières de l’espèce exercant un
effet sur la qualité de victime de Fırat Dink, la Cour observe en
premier lieu que les poursuites pénales dirigées contre lui ont
pour origine une plainte des membres d’un groupe ultranationaliste
qui ont affirmé s’être sentis attaqués dans leur identité de ”
Turcs ” par les propos du requérant. Lorsque le parquet a intenté
une action pénale contre Fırat Dink, le tribunal correctionnel a
permis aux membres de ces groupes de se porter parties intervenantes
a cette procédure pénale. En deuxième lieu, la Cour constate,
comme le font observer les requérants, que le fait que Fırat
Dink a été déclaré coupable en vertu de l’article 301 du code
pénal l’a présenté aux yeux de l’opinion publique, et notamment
vis-a-vis des groupes ultranationalistes, comme un individu insultant
toutes les personnes d’origine turque. Enfin, la Cour rappelle que
les auteurs présumés du meurtre de Fırat Dink appartiennent aux
milieux ultranationalistes, pour lesquels le sujet est extrêmement
sensible, et que les forces de l’ordre, qui avaient été clairement
informées de la préparation de cet acte criminel, n’ont pris aucune
mesure de nature a l’empêcher.

108. A la lumière de ces explications, la Cour estime que la
confirmation de la culpabilité de Fırat Dink par la Cour de
cassation, prise isolément ou combinée avec l’absence de mesures
protégeant celui-ci contre l’attaque des militants ultranationalistes,
a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit a la liberté
d’expression protégé par le paragraphe 1 de l’article 10.

109. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette l’exception préliminaire
du Gouvernement relative a l’absence de qualité de victime de Fırat
Dink au regard de l’article 10 de la Convention ainsi que l’exception
du non-épuisement des voies de recours internes.

110. A la lumière des mêmes considérations, la Cour estime que
les autres requérants ont un intérêt légitime a faire constater
que la culpabilité de Fırat Dink a été prononcée en violation
du droit a la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10
de la Convention (voir, mutatis mutandis, Dalban c. Roumanie [GC],
no 28114/95, § 39, CEDH 1999-VI, et Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25
aoÔt 1987, § 32-33, série A no 123). Elle rejette donc l’exception
du Gouvernement contestant la possibilité pour les requérants,
autres que Fırat Dink, de poursuivre la requête no 2668/07.

2. Sur le caractère justifié de l’ingérence

111. Pareille ingérence (verdict de culpabilité pour dénigrement de
la turcité (Turkluk), prise isolément ou combinée avec l’absence
des mesures nécessaires pour protéger la vie de l’intéressé,
enfreindrait l’article 10, sauf si elle remplissait les exigences
du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc a déterminer
si l’ingérence était ” prévue par la loi ”, inspirée par un ou
des buts légitimes au regard de ce paragraphe et ” nécessaire dans
une société démocratique ” pour les atteindre.

a) ” Prévue par la loi ”

112. Les requérants soutiennent que la portée extraordinairement
flexible du terme ” Turkluk (turcité) ” auquel se référait le
code pénal turc a ôté toute accessibilité et prévisibilité
au droit national. Ils font valoir aussi que la Cour de cassation a
interprété cette expression comme incluant toutes les valeurs des
personnes d’origine ethnique turque, ce qui était en contradiction
avec la notion de ” Turc ” prévue par la Constitution, qui englobe
tous les ressortissants turcs sans distinction d’origine ethnique ou
de religion.

113. Le Gouvernement fait observer que l’infraction pénale en question
était clairement prévue par l’article 159 de l’ancien code pénal
et par l’article 301 du code pénal actuel, entré en vigueur en juin
2005. Selon lui, Fırat Dink, journaliste expérimenté, était en
mesure de prévoir a un degré raisonnable qu’il risquait de faire
l’objet de poursuites pénales en vertu de cette disposition du
code pénal.

114. La Cour rappelle que les mots ” prévue par la loi ”, au sens
de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée
ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi a la qualité
de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci a la
personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les
conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence
du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Muller et autres c. Suisse,
24 mai 1988, § 29, série A no 133, Ezelin c. France, 26 avril 1991,
§ 45, série A no 202, et Margareta et Roger Andersson c. Suède,
25 février 1992, § 75, série A no 226-A).

115. La question de savoir si la première condition se trouve remplie
en l’occurrence ne prête pas a controverse. En effet, nul ne conteste
que les mesures en cause avaient une base légale, a savoir l’article
301 du nouveau code pénal tel qu’en vigueur a l’époque des faits,
qui avait repris les termes de l’article 159 de l’ancien code pénal et
qui réprimait, entre autres, le dénigrement de la turcité (Turkluk).

116. Se pose alors la question de savoir si la portée assez large
du terme ” Turkluk (turcité) ” peut réduire, comme le suggèrent
les requérants, l’accessibilité et la prévisibilité des normes
juridiques en cause. Dans la mesure où la Cour de cassation
aurait interprété cette expression comme incluant les valeurs
et coutumes des seules personnes d’origine ethnique turque, ce qui
serait en contradiction avec la notion de ” Turc ” figurant dans la
Constitution, qui inclut tous les ressortissants turcs sans distinction
d’origine ethnique ou de religion, la Cour considère que de sérieux
doutes pourraient surgir quant a la prévisibilité pour le requérant
Fırat Dink de son incrimination en vertu de l’article 301 du code
pénal. Cependant, eu égard a la conclusion a laquelle elle parvient
quant a la nécessité de l’ingérence (paragraphe 136 ci-dessous),
la Cour juge qu’il ne s’impose pas ici de trancher cette question.

b) ” But légitime ”

117. Pour le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait au moins
le but légitime du maintien de l’ordre public. Les requérants
contestent ce point.

118. La Cour considère d’emblée qu’un manquement a la protection
de la vie du requérant Fırat Dink, journaliste menacé pour
avoir exprimé ses opinions, ne pourrait répondre a aucun but
légitime. Il ressort cependant de l’arrêt de la Cour de cassation
que le législateur et les juridictions pénales turques estiment
qu’un discrédit jeté sur des institutions de la République peut
constituer une menace pour l’ordre public. En ce qui concerne
le verdict de culpabilité prononcé sur cette base contre
l’intéressé, la Cour a de profondes hésitations quant au point
de savoir si le but d’empêcher qu’un discrédit ne soit jeté sur
les organes de l’Etat relève de la ” défense de l’ordre public ”
en l’absence d’incitation de la part du requérant a l’usage de la
violence. Cependant, la Cour estime que cette question est étroitement
liée a l’examen de la nécessité de l’ingérence (paragraphe 119
et suite ci-dessous).

c) ” Nécessaire dans une société démocratique ”

119. Il reste a déterminer si cette ingérence était ” nécessaire
”, pour atteindre pareils buts.

i. Les parties

120. Les requérants soutiennent que les sujets traités par Fırat
Dink dans les articles litigieux relevaient des questions d’intérêt
public.

Selon eux, les juridictions pénales auraient dÔ prendre en
considération l’ensemble des écrits en cause ainsi que la
personnalité de Fırat Dink et constater que ce dernier avait
toujours agi pour les relations amicales entre les Turcs et les
Arméniens. Selon les requérants, il n’y a rien de plus normal qu’un
journaliste renommé, appartenant a une minorité reconnue par le
traité international de Lausanne, se prononce sur les questions
d’identité des membres de cette minorité. Créer un climat
démocratique dans lequel les membres d’une minorité se prononcent
sur leurs problèmes quotidiens devrait être l’une des obligations
positives de l’Etat en matière de liberté d’expression. Or, les
organes de l’Etat, en poursuivant et condamnant Fırat Dink pour
dénigrement de la turcité (Turkluk), auraient envoyé un message
aux milieux ultranationalistes selon lequel les membres de minorités
discutant de ces questions étaient des ennemis de l’Etat. Ce message,
clairement recu par les milieux ultranationalistes, aurait entraîné
l’assassinat de Fırat Dink.

121. Le Gouvernement estime que les propos tenus par le requérant dans
la série d’articles en cause s’analysaient en un discours de haine,
dans la mesure où les juridictions pénales les ont jugés comme
dénaturant, humiliant et méprisant la turcité (Turkluk). Réprimer
les discours de haine, fondés sur une discrimination entre les
origines ethniques ou religieuses, correspondrait a un besoin social
impérieux et serait nécessaire dans une société démocratique.

122. Le Gouvernement soutient en outre que l’obligation positive de
l’Etat en matière de liberté d’expression ne s’appliquerait pas aux
discours de haine ou aux actes portant atteinte a l’ordre public. Au
contraire, réprimer le discours de haine et prévoir des systèmes
de protection des victimes de ce type de discours feraient partie
des devoirs de l’Etat découlant des textes internationaux, notamment
des résolutions du comité des ministres du Conseil de l’Europe.

ii. Principes généraux

123. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des
fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve
du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non
seulement pour les ” informations ” ou les ” idées ” accueillies
avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes,
mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat
ou une fraction quelconque de la population (Prager et Oberschlick c.

Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, Castells c. Espagne,
23 avril 1992, § 42, série A no 236, Handyside c. Royaume-Uni,
7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Jersild c. Danemark,
23 septembre 1994, § 37, série A no 298).

124. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique
: si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment
a la protection de la réputation, il lui incombe néanmoins de
communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités,
des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt
général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37,
Recueil 1997-I). La liberté journalistique comprend aussi le recours
possible a une certaine dose d’exagération, voire même de provocation
(Prager et Oberschlick, précité, § 38).

125. D’une manière générale, la ” nécessité ” d’une quelconque
restriction a l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver
établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu
aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un ” besoin social
impérieux ” susceptible de justifier cette restriction, exercice
pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation.

Lorsqu’il y va de la presse, comme en l’espèce, le pouvoir
d’appréciation national se heurte a l’intérêt de la société
démocratique a assurer et a maintenir la liberté de la presse. De
même, il convient d’accorder un grand poids a cet intérêt lorsqu’il
s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10,
si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi
(Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I).

126. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle,
de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous
l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de
leur pouvoir d’appréciation. Pour cela, la Cour doit considérer l’”
ingérence ” litigieuse a la lumière de l’ensemble de l’affaire pour
déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales
pour la justifier apparaissent ” pertinents et suffisants ”
(voir, parmi de nombreux précédents, Goodwin c. Royaume-Uni,
27 mars 1996, § 40, Recueil 1996-II). Ce faisant, la Cour doit se
convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles
conformes aux principes consacrés a l’article 10 et ce, de surcroît,
en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents
(Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999-IV).

iii. Appréciation des faits et application des principes généraux
en l’espèce

127. Les propos litigieux du requérant Fırat Dink faisaient partie
d’une série d’articles concernant les questions d’identité de la
diaspora arménienne. Cette série, publiée dans un journal bilingue
turco-arménien, a pris la forme d’une réflexion sur les événements
historiques concernant les Arméniens, notamment ceux de 1915, ainsi
que d’un discours politique, aussi bien par son contenu que par les
termes utilisés, dans la mesure où elle proposait des solutions
pour les membres de la diaspora afin de redéfinir leur identité.

128. La Cour relève en premier lieu que, comme l’a indiqué le
procureur général près la Cour de cassation dans son pourvoi
dans l’intérêt de la loi, l’examen de l’ensemble de la série
d’articles dans laquelle le requérant avait utilisé l’expression
contestée fait clairement apparaître que ce qu’il qualifiait de ”
poison ” était la ” perception du Turc ” chez les Arméniens,
ainsi que le caractère ” obsessionnel ” de la démarche de la
diaspora arménienne visant a faire reconnaître par les Turcs que
les événements de 1915 constituaient un génocide. Elle constate
que Fırat Dink soutenait que cette obsession, qui faisait que
les Arméniens se sentaient toujours ” victimes ”, envenimait
la vie des membres de la diaspora arménienne et les empêchait de
développer leur identité sur des bases saines. La Cour en déduit,
contrairement a la thèse du Gouvernement, que ces affirmations, qui
ne visaient en rien ” les Turcs ”, ne sauraient être assimilées
a un discours de haine.

129. La Cour observe que la Cour de cassation est parvenue a une
autre conclusion, a savoir que l’expression ” poison ” utilisée
par Fırat Dink désignait le ” sang turc ”. Pour ce faire, la Cour
de cassation s’est fondée sur d’autres affirmations du requérant
: Fırat Dink avait aussi utilisé dans son analyse concernant les
relations turco-arméniennes des termes comme ” paranoïa ” et ”
traumatisme ” ; il avait également affirmé qu’il ” n'[était]
pas trop tôt pour laisser chacun seul face a sa conscience ” et que
le fait d’” accepter ou non la réalité [du génocide] rel[evait]
essentiellement de la conscience de chacun, [qui trouvait] son origine
dans notre identité humaine et nos valeurs communes d’humanité ”
; finalement Fırat Dink avait conclu que ” ceux qui acceptent la
réalité purifient notamment leur humanité ”.

130. Afin de voir comment la Cour de cassation a conclu, a partir de
ces faits, a l’établissement d’un ” dénigrement de la turcité
(Turkluk) ” de la part de Fırat Dink, la Cour examinera de
quelle manière la Cour de cassation a interprété cette dernière
expression.

Elle relève que selon la Cour de cassation, la turcité (Turkluk)
se référait a l’un des éléments de constitutifs de l’Etat,
l’élément humain, c’est a dire a la ” nation turque ”. En effet,
la turcité (Turkluk) serait ” l’ensemble des valeurs nationales et
morales, composées des valeurs humaines, religieuses et historiques
ainsi que de la langue nationale, des sentiments nationaux et des
traditions nationales ”.

131. La Cour constate que la facon dont la Cour de cassation a
interprété la notion de turcité (Turkluk) dans le cadre de la
présente affaire a eu un double effet du point de vue des intérêts
que l’article 301 du code pénal turc (ou l’article 159 de l’ancien
code pénal) tendait a sauvegarder. Premièrement, se rapportant a
la ” nation turque ”, donc a l’un des éléments constitutifs de
l’Etat, la turcité (Turkluk) s’apparentait a l’Etat lui-même, tel
qu’il se matérialise concrètement dans la politique menée par son
Gouvernement et dans les actes de ses institutions. Deuxièmement,
en limitant la ” turcité (Turkluk) ” a l’appartenance religieuse,
historique et linguistique traditionnelle turque, la définition
donnée par la Cour de cassation a exclu toute minorité religieuse,
linguistique ou ethnique, reconnue ou non par les traités
internationaux, de la définition de la turcité (Turkluk).

132. La Cour observe qu’interprétées de cette facon, les notions
de turcité (Turkluk) ou de nation turque devenaient pour la Cour de
cassation les symboles de la politique concrète des institutions de
l’Etat sur un point précis, celui de l’identité de la minorité
arménienne. Dès lors, toute critique dirigée contre cette
politique ou, en d’autres termes, contre la thèse officielle a
ce sujet pourrait passer pour avoir ” dénaturé, dévalorisé ou
méprisé ” la turcité (Turkluk) ou la nation turque. A la lumière
de ces observations, la Cour constate que, dans la présente affaire,
la Cour de cassation, en déclarant le requérant coupable pour ses
propos, l’a sanctionné indirectement pour avoir critiqué le fait
que les institutions de l’Etat nient la thèse de génocide quant
aux incidents de 1915.

133. La Cour rappelle toutefois que l’article 10 § 2 de la Convention
ne laisse guère de place pour des restrictions a la liberté
d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions
d’intérêt général (Wingrove c Royaume-Uni, 25 novembre 1996, §
58, Recueil 1996-V, et Seher KarataÅ~_ c. Turquie, no 33179/96, § 37,
9 juillet 2002). De plus, les limites de la critique admissible sont
plus larges a l’égard du gouvernement que d’un simple particulier,
ou même d’un homme politique. En outre, la position dominante
que le Gouvernement occupe lui commande de faire preuve de retenue
dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il y a d’autres moyens de
répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires
(Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV). Enfin,
la où les propos litigieux incitent a l’usage de la violence a
l’égard d’un individu, d’un représentant de l’Etat ou d’une partie
de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge
d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une
ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (Ceylan,
précité, § 34).

134. La Cour observe cependant que la série d’articles en question,
lue dans son ensemble, n’incite ni a l’usage de la violence, ni a la
résistance armée, ni au soulèvement, ce qui, a ses yeux, est un
élément essentiel a prendre en considération.

135. Même si cet élément n’est pas déterminant, la Cour
prend aussi en compte le fait que Fırat Dink s’exprimait en sa
qualité de journaliste et rédacteur en chef d’un journal bilingue
turco-arménien, traitant de questions relatives a la minorité
arménienne, dans le cadre de son rôle d’acteur de la vie politique
turque. Lorsque Fırat Dink exprimait son ressentiment face aux
attitudes qu’il considérait comme une négation des incidents de
1915, il ne faisait que communiquer ses idées et opinions sur une
question relevant incontestablement de l’intérêt général dans
une société démocratique.

La Cour considère qu’il est primordial dans une telle société que
le débat engagé relatif a des faits historiques d’une particulière
gravité puisse se dérouler librement (voir, mutatis mutandis,
Giniewski c. France, no 64016/00, § 51, CEDH 2006-I). Elle a par
ailleurs eu l’occasion de noter que ” la recherche de la vérité
historique fait partie intégrante de la liberté d’expression ”
et ” qu’il ne lui revient pas d’arbitrer ” une question historique
de fond qui relève d’un débat public toujours en cours (voir,
mutatis mutandis, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 69,
CEDH 2004-VI). De plus, selon la Cour, les articles rédigés par
Fırat Dink n’avaient aucun caractère ” gratuitement offensant ”,
ni injurieux et ils n’incitaient ni a l’irrespect ni a la haine.

136. Il s’ensuit que le fait de déclarer Fırat Dink coupable pour
dénigrement de la turcité (Turkluk) ne correspondait a aucun
” besoin social impérieux ”, l’une des principales conditions
justifiant la nécessité d’une ingérence a la liberté d’expression
dans une société démocratique.

iv. Obligations positives de l’Etat

137. En réponse aux griefs des autres requérants selon lesquels le
verdict de culpabilité aurait désigné Fırat Dink comme une cible
pour les groupes ultranationalistes, qui l’ont finalement assassiné,
la Cour réitère ses considérations concernant les obligations
positives de l’Etat en matière de liberté d’expression (paragraphe
106 ci-dessus). Elle estime aussi que les obligations positives en la
matière impliquent, entre autres, que les Etats sont tenus de créer,
tout en établissant un système efficace de protection des auteurs
ou journalistes, un environnement favorable a la participation aux
débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant
d’exprimer sans crainte leurs opinions et idées, même si celles-ci
vont a l’encontre de celles défendues par les autorités officielles
ou par une partie importante de l’opinion publique, voire même sont
irritantes ou choquantes pour ces dernières.

138. Dans ce contexte, la Cour réitère ses constats concernant les
circonstances particulières de l’affaire exercant un effet sur la
qualité de victime du requérant Fırat Dink, tels qu’exposées au
paragraphe 107 ci-dessus. Elle estime que, dans ces circonstances,
le manquement des forces de l’ordre a leur devoir de protéger
la vie de Fırat Dink contre l’attaque des membres d’un groupe
ultranationaliste (paragraphe 75 ci-dessus), ajouté au verdict de
culpabilité prononcé par les juridictions pénales en l’absence
de tout besoin social impérieux (paragraphe 136 ci-dessus), a aussi
entraîné, de la part du Gouvernement, un manquement a ses obligations
positives au regard de la liberté d’expression de ce requérant.

v. Conclusions quant a la liberté d’expression de Fırat Dink

139. A la lumière de ces considérations, la Cour conclut que la
confirmation du verdict de culpabilité pris a l’encontre de Fırat
Dink par les juridictions pénales, pris isolément ou combiné avec
l’absence de mesures protégeant celui-ci contre l’attaque fatale des
militants ultranationalistes, a constitué une atteinte injustifiée
a son droit a la liberté d’expression.

Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

140. Eu égard a l’argumentation développée devant elle et a la
conclusion de violation a laquelle elle est parvenue au titre de
l’article 10 de la Convention, la Cour estime que les griefs au
regard des articles 6, 7 et 14 ne posent pas de problèmes de fait
et de droit nécessitant un examen séparé.

III. SUR LA VIOLATION ALLÃ~IGUÃ~IE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
COMBINÃ~I AVEC L’ARTICLE 2

141. L’article 13 de la Convention dispose :

” Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…)
Convention ont été violés a droit a l’octroi d’un recours effectif
devant une instance nationale, alors même que la violation aurait
été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs
fonctions officielles. ”

142. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé
au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte a
aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer
recevable.

143. La Cour rappelle que cette disposition exige que l’ordre
interne offre un recours effectif habilitant l’instance nationale
a connaître du contenu d’un grief défendable fondé sur la
Convention (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 108,
CEDH 2001-V). L’objet de cette disposition est de fournir un moyen au
travers duquel les justiciables puissent obtenir, au niveau national,
le redressement approprié des violations de leurs droits garantis
par la Convention, avant d’avoir a mettre en Å”uvre le mécanisme
international de plainte devant la Cour (KudÅ~Ba c. Pologne [GC],
no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI).

144. Pour ce qui est des affaires concernant les griefs tirés de
l’article 2, la notion de recours effectif au sens de l’article 13
implique, outre le versement d’une indemnité la où il convient,
des investigations approfondies et effectives propres a conduire a
l’identification et a la punition des responsables et comportant un
accès effectif de la famille a la procédure d’enquête. Vues sous cet
angle, les exigences de l’article 13 vont plus loin que l’obligation
procédurale de mener une enquête effective imposée par l’article 2
(Kaya, précité, § 107). La Cour peut donc être amenée a conclure
qu’un requérant a été privé d’un recours effectif si celui-ci n’a
pas eu la possibilité de voir établir les responsabilités pour les
faits dénoncés et, par conséquent, de réclamer une réparation
appropriée, que ce soit en se constituant partie intervenante dans
une procédure pénale ou en saisissant les juridictions civiles
ou administratives.

Autrement dit, il existe un rapport procédural concret et étroit
entre l’enquête pénale et les recours dont disposent ces requérants
dans l’ensemble de l’ordre juridique (Oneryıldız, précité, § 148).

145. Eu égard a ses conclusions relatives au grief tiré de l’article
2, la Cour ne peut que conclure au caractère ” défendable ” de
celui-ci aux fins de l’article 13. Les requérants auraient donc dÔ
pouvoir exercer des recours effectifs en théorie comme en pratique,
c’est-a-dire susceptibles de mener a l’identification et a la sanction
des responsables des omissions et négligences dans la protection de
la vie de Fırat Dink et a l’octroi d’une indemnité.

L’absence d’une enquête pénale effective quant aux évènements
susmentionnés amène donc la Cour a constater également une
violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article
2 de celle-ci, les requérants ayant été ainsi privés de l’accès
a d’autres recours théoriquement disponibles, tels qu’une action en
dommages-intérêts (Kamer Demir et autres c. Turquie, no 41335/98,
§§ 52-55, 19 octobre 2006).

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

146. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

” Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de
ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante
ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette
violation, la Cour accorde a la partie lésée, s’il y a lieu, une
satisfaction équitable. ”

A. Dommage

147. Les requérants réclament, au titre du préjudice moral qu’ils
auraient subi, 500 000 euros (EUR) pour la violation de la liberté
d’expression de Fırat Dink et 500 000 EUR pour le manquement
a protéger sa vie. Ils font observer que tous les membres de la
famille souffrent du fait que, par le verdict de culpabilité en cause,
Fırat Dink a été exposé a l’opinion publique comme l’ennemi des
Turcs et l’auteur d’un acte xénophobe, ce contre quoi l’intéressé
avait précisément lutté toute sa vie.

148. Le Gouvernement estime ces montants excessifs et injustifiés.

149. La Cour rappelle qu’elle a conclu que les autorités n’avaient
pas suffisamment protégé la vie de Fırat Dink contre une attaque
fatale des ultranationalistes alors qu’elles en étaient informées,
contrairement a l’obligation matérielle imposée par l’article 2
(paragraphe 75 ci-dessus), qu’elles n’avaient pas procédé a une
enquête ou offert de recours effectifs concernant les négligences
des autorités quant a la protection de la vie de Fırat Dink, au
mépris de l’obligation procédurale imposée par l’article 2 de la
Convention (paragraphe 91 ci-dessus) et contrairement a l’article
13 (paragraphe 146 ci-dessus), et que la confirmation du verdict de
culpabilité rendu a l’égard de Fırat Dink pour dénigrement de la
turcité (Turkluk), prise isolément ou combinée avec l’absence de
mesures protégeant celui-ci contre l’assassinat organisé par des
militants ultranationalistes, avait constitué une violation de sa
liberté d’expression, contrairement a l’article 10 de la Convention
(paragraphe 139 ci-dessus).

150. Dans les circonstances de l’espèce, elle juge approprié
d’octroyer conjointement aux requérants Rahil Dink, Delal Dink,
Arat Dink et Sera Dink 100 000 EUR. Par ailleurs, la Cour octroie au
requérant Hasrof Dink 5 000 EUR.

B. Frais et dépens

151. Les requérants demandent également 84 150 EUR au titre des
honoraires d’avocats, correspondant a 255 heures de travail devant
les juridictions internes et devant la Cour pour l’ensemble des cinq
requêtes. Ils sollicitent, justificatifs détaillés a l’appui, 3
595 EUR au titre de frais divers. Ils font observer que le contrat
d’avocat qu’ils ont signé avec leurs avocats contient une clause
selon laquelle les avocats recevront une somme équivalente a 15 %
du dédommagement que la Cour pourrait accorder aux requérants.

152. Le Gouvernement juge les honoraires excessifs et abusifs, et
fait valoir qu’il y a lieu de tenir compte du barème applicable au
barreau d’Istanbul.

153. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir
le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se
trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère
raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents
en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime
raisonnable d’octroyer aux requérants la somme de 28 595 EUR, tous
frais confondus.

C. Intérêts moratoires

154. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts
moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de
la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, Ã~@ L’UNANIMITÃ~I,

1. Joint au fond les exceptions préliminaires du Gouvernement et
les rejette ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous
son volet matériel ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous
son volet procédural ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article
2 de la Convention ;

7. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs tirés des articles
6, 7 et 14 de la Convention ;

8. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois a compter
du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément a l’article
44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes a convertir en livres
turques au taux applicable a la date du règlement :

i. 100 000 EUR (cent mille euros) conjointement aux requérants
Rahil Dink, Delal Dink, Arat Dink et Sera Dink et 5 000 EUR (cinq
mille euros) au requérant Hasrof Dink, pour dommage moral, plus tout
montant pouvant être dÔ a titre d’impôt ;

ii. 28 595 EUR (vingt huit mille cinq cent quatre-vingt-quinze euros)
pour frais et dépens aux requérants conjointement, plus tout montant
pouvant être dÔ a titre d’impôt par eux ;

b) qu’a compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement,
ces montants seront a majorer d’un intérêt simple a un taux égal
a celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois
points de pourcentage ;

9. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en francais, puis communiqué par écrit le 14 septembre 2010,
en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith Francoise Tulkens Greffier Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 §
2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion
séparée du juge Sajó a laquelle se joint la juge Tsotsoria.

F.T S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE SAJO Ã~@ LAQUELLE MME LA JUGE
TSOTSORIA DÃ~ICLARE SE RALLIER

(Traduction)

Je souscris a la conclusion de la Cour selon laquelle il y a eu en
l’espèce violation du droit a la vie et a la liberté d’expression de
Fırat Dink ; je parviens cependant a cette conclusion en me fondant
sur des considérations qui diffèrent quelque peu de celles qui ont
présidé au raisonnement de l’arrêt.

A. Quant a la qualité de victime et aux obligations de l’Etat –
Article 10

Il ressort du paragraphe 106 de l’arrêt que la qualité de victime de
M. Dink est liée aux obligations positives de l’Etat qui visent la
protection de la liberté d’expression. Le raisonnement semble être
le suivant : l’assassinat de M. Dink serait lié a sa condamnation, et
donc le manquement par l’Etat aux obligations positives lui incombant
au titre de l’article 10 a engendré la qualité de victime. Pour les
raisons que je développe ci-après, je ne pense pas qu’il existe
des obligations positives découlant spécifiquement de l’article
10 en l’espèce, ni que la Cour avait besoin de ce raisonnement pour
rejeter l’exception du Gouvernement concernant la qualité de victime
du requérant. Le Gouvernement fait valoir que l’affaire qui a été
renvoyée en première instance au terme de la procédure devant la
Cour de cassation a été close en raison du décès de l’accusé.

Or M. Dink est bien victime, premièrement parce que l’arrêt par
lequel la Cour de cassation a reconnu le requérant coupable devait
être exécuté par le tribunal de première instance. Dès lors, il
revêtait un caractère définitif. Deuxièmement, le Gouvernement ne
saurait se fonder sur un fait (le décès) résultant d’un manquement
par l’Etat a son obligation positive de protéger la vie du requérant
en vertu de l’article 2.

La Cour exprime l’avis que l’Etat avait l’obligation positive de
protéger un journal ou un journaliste. Selon les paragraphes 107-108
de l’arrêt, le meurtre de Fırat Dink découlerait en partie de
l’arrêt de la Cour de cassation et en partie de l’autorisation
accordée a des groupes ultranationalistes de se porter parties
intervenantes a cette procédure pénale. Et la Cour en conclut que
” la confirmation de la culpabilité de Fırat Dink par la Cour de
cassation, prise isolément ou combinée avec l’absence de mesures
protégeant celui-ci contre l’attaque des militants ultranationalistes,
a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit a la liberté
d’expression protégé par le paragraphe 1 de l’article 10 ”. Or la
question n’est pas la violation de l’article 10 mais la qualité de
victime de M. Dink, que le Gouvernement conteste en faisant valoir
que l’arrêt de cassation n’a pas eu de suites.

L’approximation avec laquelle la Cour lie la violation de
l’article 10, et même de l’article 2, aux activités des groupes
” ultranationalistes ” me dérange quelque peu. Voici les faits
établis par elle : des manifestations et des lettres de menace a
la suite de l’article concernant la fille d’Ataturk sont imputables
a des militants ultranationalistes. Cependant, rien n’indique que
ces manifestations avaient un caractère illégal ou intimidant. Une
autre manifestation, tout a fait légale, dirigée contre Fırat Dink
fut suivie d’une plainte déposée par un membre du même groupe, et
des membres de mouvements ultranationalistes manifestèrent durant
le procès. Trois ans plus tard, six mois après sa condamnation,
Fırat Dink fut tué par un militant ultranationaliste. Les militants
ultranationalistes qui avaient participé aux manifestations a
l’encontre de Fırat Dink sont-ils les mêmes, au moins en partie,
que ceux qui ont fomenté son assassinat ? De plus, nul ne sait s’il
y a un ou plusieurs groupes derrière ces diverses actions distinctes.

Pour déterminer la qualité de victime de Fırat Dink, la Cour a tenu
compte du fait que l’arrêt de cassation avait présenté l’intéressé
aux yeux de l’opinion publique, et notamment vis-a-vis des groupes
ultranationalistes, comme un individu insultant toutes les personnes
d’origine turque. Mais le complot visant son assassinat remontait
déja a 2006 au moins (paragraphe 33 de l’arrêt), et la police en
avait connaissance. La relation entre la planification du crime et
la condamnation d’une part, et la phase préparatoire du complot et
le meurtre lui-même d’autre part, n’est pas clarifiée. Je ne peux
conclure que la condamnation est en partie a l’origine de l’assassinat,
et encore moins qu’elle fait partie de la violation des obligations
positives de l’Etat de protéger la presse.

En outre, je ne peux souscrire a l’interprétation qui est faite dans
le présent arrêt des obligations positives de l’Etat de protéger
la liberté d’expression et de créer un environnement favorable a la
participation aux débats publics de toutes les personnes concernées.

Je partage les préoccupations exprimées par la majorité relativement
aux attaques et manÅ”uvres d’intimidation dirigées contre les
journalistes. Toutefois, dans les circonstances particulières de
l’affaire, les actes privés en cause (manifestations, constitution
de parties intervenantes) étaient légales. Etant donné qu’elles ont
eu lieu après la parution des articles litigieux, elles ne pouvaient
aboutir a aucune mesure de censure. Bien entendu, l’Etat doit mettre en
place un système permettant une protection effective de la liberté
d’expression. En outre les autorités doivent prendre des mesures de
protection spécifiques face a des actes de harcèlement émanant de
personnes privées et dirigées contre les activités de presse (voir
l’arrêt Ozgur Gundem c. Turquie, no 23144/93, CEDH 2000-III). Mais
lorsqu’il s’agit des obligations positives au regard de l’article 10,
il faut toujours se garder de ne pas verser dans le paternalisme. Au
côté positif de la protection de la presse peuvent correspondre
des restrictions a la liberté d’expression. Par exemple, toute
critique de la presse peut occasionner des mesures de protection
avantageant la presse (la plupart du temps, évidemment, la presse
pro-gouvernementale). Les abus de l’Etat sont souvent commis au nom
des obligations positives. Dans le contexte de l’article 10, ces
obligations doivent être liées a des activités journalistiques
spécifiques. Lorsque la vie de journalistes est menacée, le devoir
de protection se confond avec les obligations positives de l’Etat au
regard de l’article 2, lesquelles ont un contenu spécifique a deux
égards :

– de même que les crimes ayant une motivation raciste appellent
des devoirs spéciaux en matière d’enquête (Natchova et autres
c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, CEDH 2005-VII), un meurtre
motivé par le souhait de réduire un journaliste au silence devrait
également impliquer des obligations spéciales d’investigations
comparables, selon les principes exposés dans l’affaire Å eÄ~MiÄ~G
c. Croatie (no 40116/02, CEDH 2007-VI, qui concernait une agression
a caractère raciste.

– quant aux mesures préventives a prendre, j’estime que toute menace
d’atteinte a l’intégrité physique de journalistes est a prendre
au sérieux et sa réalité doit être présumée. Le journaliste
qui en fait l’objet doit bénéficier de la part des autorités d’un
degré élevé de protection, eu égard a la probabilité que cette
menace soit mise a exécution et a l’intérêt général attaché
aux droits relevant de l’article 10 (toute attaque contre la presse
produit un effet dissuasif général). En d’autres termes, protéger
l’intégrité physique des journalistes ne relève pas simplement du
pouvoir discrétionnaire d’un ministre, ainsi que semblent l’entendre
les autorités turques (voir le rapport d’évaluation 138/23, p. 33,
observations du Gouvernement).

B. Quant a la violation de l’article 10

La plupart des arrêts de la Cour concernant l’article 10 exposent
une analyse complète des questions de proportionnalité, mais
dans certains cas, comme en l’espèce, pareille approche n’est pas
la meilleure facon de protéger la liberté d’expression. La base
circonstancielle d’une telle analyse fait que toute personne souhaitant
se prévaloir de la liberté d’expression garantie par l’article 10
est constamment exposée a la tentation de l’autocensure. Lorsqu’elle
est soumise a l’arbitraire de restrictions juridiques aux contours
trop larges ou trop flous, elle peut faire l’objet de poursuites,
et en est réduit a espérer qu’une instance nationale ou la Cour
jugera sa condamnation disproportionnée. Mais il lui est impossible
de deviner a l’avance ce qui sera qualifié de ” disproportionné
”. Par exemple, une personne condamnée a une peine ou amende légère
n’aura pas gain de cause pour des propos qui auraient bénéficié
de la protection de l’article 10 dans d’autres affaires. Si elle
est relaxée ou n’écope que d’une faible sanction, les poursuites
judiciaires échapperont au radar de la Cour, alors même que ces
poursuites, en soi, s’apparentent a un ” châtiment ”, dans le
sens d’un sérieux désagrément. D’où un phénomène d’autocensure,
peu de personnes acceptant de s’exposer a une action en justice.

Eu égard a ce précède, et a la propension de l’article
301 du code pénal turc a faciliter les abus, j’estime que la
disposition applicable contenue dans cet article ne poursuit pas
un but légitime reconnu par la Convention de nature a fonder une
restriction a la liberté d’expression. Si la Cour a exprimé des
doutes quant a l’existence de préoccupations d’ordre public, je
ne vois pour ma part en l’espèce tout simplement aucun motif qui
puisse justifier d’ériger en infraction le dénigrement de la ”
turcité ” (Turkluk). Lorsque la loi même porte atteinte a la
liberté d’expression, comme en l’espèce, nous ne devrions pas
donner l’impression que c’est seulement la charge disproportionnée
occasionnée par son application dans le cas d’espèce qui fait que la
restriction litigieuse emporte violation de la Convention. Face a ce
type de loi, point n’est besoin de se livrer a une analyse exhaustive
de la proportionnalité pour déterminer ” si l’ingérence était ”
nécessaire ” pour attendre les buts allégués ”.

Par ailleurs, l’article 301 du code pénal turc est également
inacceptable en ce qu’il ne saurait passer pour remplir la condition
de prévisibilité ; en effet, il ne donne aucune orientation et
l’interprétation qu’en fait la Cour de cassation manque de netteté.

Je vois mal comment le fait d’ériger en infraction le dénigrement de
l’identité turque pourrait relever de l’un ou l’autre des motifs de
restriction autorisés au titre du second paragraphe de l’article 10.

Le Gouvernement fait valoir la préservation de l’ordre public,
sans plus de précision. Comment, dans des circonstances normales,
un discrédit jeté sur des institutions peut-il réellement porter
atteinte a l’ordre public ? La, nous ne pouvons que nous perdre
en conjectures.

Même des descriptions exagérées ou injurieuses du fonctionnement
d’institutions publiques relèvent du débat sur des questions
d’intérêt général, et je ne vois pas comment on peut soutenir
qu’elles risquent de déboucher sur des violences ou des troubles
quelconques a l’ordre public, indépendamment même de l’exigence de
démontrer qu’ils revêtent un caractère avéré et imminent. Si
l’intérêt d’ordre public allégué se fonde sur l’idée qu’une
attaque présumée contre la ” turcité ” jette le discrédit sur ”
les institutions publiques ”, alors il convient de qualifier cette
thèse de pure spéculation et de la rejeter sans autre analyse.

Je peux envisager deux autres explications possibles tenant a l’ordre
public – sachant aucune d’elle ne me satisfait. Premièrement, on
peut soutenir que le dénigrement de la turcité est un véritable
outrage face auquel de nombreuses personnes peuvent devenir violentes
(dans certaines parties de l’Inde, une insulte a un symbole religieux
déclenche inévitablement des émeutes). En d’autres termes, il peut
y avoir des circonstances spécifiques où une insulte dirigée contre
un groupe est de nature a susciter des réactions violentes : il s’agit
alors d’une forme spécifique de provocation a la violence. Mais en
l’absence d’une telle interprétation judiciaire (qui serait de toute
facon hautement problématique) et considérant que le Gouvernement
n’a pas démontré que la situation en Turquie fÔt si désespérée
que des violences et des émeutes ne pourraient pas être évitées,
j’estime que l’argument tenant a l’ordre public n’est pas recevable.

Il est possible qu’un certain nombre de personnes se soient senties si
outragées par les écrits de Fırat Dink qu’elles aient décidé de
le tuer, mais cela ne saurait être une considération pertinente. Les
autorités auraient dÔ empêcher le meurtre. Ce serait la fin de la
liberté d’expression et de la démocratie si les autorités d’un pays
étaient autorisées a réduire au silence les personnes s’exprimant
publiquement simplement en refusant d’allouer des ressources
au maintien de l’ordre public et de la sécurité. L’outrage,
même s’il découle de certains propos, n’est pas en soi facteur
de violence, et l’on ne saurait imputer un trouble potentiel aux
auteurs de ces propos dans les cas où le trouble allégué trouve
en fait son origine dans le mécontentement de ceux qui en sont
destinataires. Admettre que l’outrage et le trouble ou l’émeute qui
pourrait en résulter représentent un motif légitime de limiter
la liberté d’expression reviendrait a accorder un droit de veto aux
perturbateurs et a permettre a des groupuscules violents en désaccord
avec une personne qui se prévaut de la liberté d’expression de lui
imposer leur vision du discours admissible. S’il existe une obligation
positive de l’Etat a cet égard, elle se rapporte en réalité a
la prévention de la censure exercée par de tels groupes. L’ordre
public doit être préservé de la violence des destinataires de
propos publics, non de leur auteur.

Une troisième définition de l’ordre public peut être ” l’ordre
constitutionnel ”, une structuration des affaires publiques
conforme aux valeurs consacrées par la Constitution. Par exemple,
la reconnaissance du mariage polygame serait contraire a l’ordre
public dès lors qu’elle ne pourrait se concilier avec les valeurs
constitutionnelles du mariage, de l’égalité, etc., dans une société
donnée. A cet égard, l’on pourrait soutenir que les valeurs de la
turcité renvoient a l’ordre moral constitutionnel. Mais la liberté
d’expression s’étend a la critique des valeurs constitutionnelles,
sauf si elle en vient a détruire en réalité le système. De plus,
la protection des valeurs, notion abstraite, ne peut être le socle
du droit pénal, et les susceptibilités tenant a ces valeurs, et en
particulier a l’identité nationale telle qu’elle se traduit dans la
Constitution, ne comptent pas parmi les motifs reconnus de restriction
(Vajnai c. Hongrie, no 33629/06, 8 juillet 2008

L’arrêt de cassation évoque d’autres motifs de restriction. Il y
est fait allusion a une ” phrase dégradante utilisée (…) dans
une mauvaise intention, celle d’insulter les Turcs ”. On pourrait
soutenir que la protection de la turcité, des Turcs ou encore de la
nation turque est un aspect de la protection des droits d’autrui,
a savoir l’honneur (ou la dignité ?) de l’ensemble des membres de
la collectivité.

A mon sens, l’arrêt de la Cour de cassation laisse entendre que les
propos de M. Dink avaient constitué une attaque contre l’identité
collective (donc touchaient plus aux droits d’autrui qu’a l’ordre
public). Eu égard au fait que la collectivité visée est composée
d’une multitude des individus, il est impensable que la réputation
d’un seul de ses membres serait mise a mal aux yeux de ses compatriotes
pour avoir traité par le mépris quelque chose que les autorités
ou une grande partie du public tiennent pour essentiel pour la
collectivité.

Même si une attaque verbale portait atteinte a la dignité
des membres du groupe, il est normalement très improbable,
si les propos diffamatoires ne visent pas des membres du groupe
clairement identifiés, que le préjudice soit tel qu’il appellerait
l’intervention du droit pénal. Les opinions choquantes sont
protégées même lorsqu’il y va de la réputation collective. Les
effets négatifs allégués du mystérieux ” dénigrement de la
turcité ” ne se rapportent qu’a l’identité. Sauf interprétation
très spécifique, pareil dénigrement, en tant que préjudice causé
a l’identité nationale, ne relève pas des droits d’autrui, donc,
encore une fois, n’est pas un motif légitime de limitation des droits
issus de la Convention.

La signification la plus insultante que l’on puisse attribuer au
point de vue de M. Dink, si l’on suit la logique tordue de la Cour
de cassation, est que le Turc, dans l’esprit des Arméniens, est
assimilé a du sang empoisonné. Le dénigrement de la turcité
découle donc du qualificatif ” empoisonné ” attribué au Turc
(oublions que le requérant a qualifié la perception des Arméniens
de paranoïaque). Cela étant, il reste a voir dans quelle mesure
les droits d’autrui incluent le droit au respect d’une personne
morale. Celle qui se cache derrière la turcité est une partie de
la société turque qui a été dénigrée.

Selon la Cour de cassation, ” une société qui fait l’apologie d’une
autre société ne peut être protégée par la liberté d’expression
(paragraphe 28 de l’arrêt). Des excuses, des critiques ou des propos
agressifs adressés a l’une ou l’autre des parties de la société
turque touchant au Grand Crime d’atteinte a la sont déclarés abusifs
par la Cour de cassation (chambres pénales réunies). Mais rien
ne démontre qu’une prise de position d’un individu en la matière
(revendiquée par le requérant) puisse s’analyser en une atteinte aux
valeurs humaines et historiques de la turcité et, en conséquence, au
droit au respect de l’entité juridique qui se trouve derrière. Cette
déclaration ne s’apparente certainement pas a une apologie de la haine
contre des individus identifiables (pas même du simple fait de leur
appartenance au groupe visé). Au contraire, l’article appelle a ne pas
user de stéréotypes négatifs. Même si la Cour se doit de respecter
l’interprétation des interprétations et qualifications juridiques
données par les juridictions nationales, je dois admette sur ce point
que l’interprétation de la Cour de cassation frôle l’arbitraire
(comme le relèvent les diverses expertises et opinions dissidentes).

La Cour conclut que le sens qu’il faut attribuer aux propos de
Fırat Dink est qu’il a attaqué la politique menée par l’Etat et ses
institutions a l’égard de la communauté arménienne. Par conséquent,
elle estime, a la lumière de l’article 301 du code pénal turc, ”
se rapportant a la ” nation turque ”, donc a l’un des éléments
constitutifs de l’Etat, que l’identité turque s’apparentait a l’Etat
lui-même, tel qu’il se matérialise concrètement dans la politique
menée par son Gouvernement et dans les actes de ses institutions ”
(paragraphe 131). La seule raison justifiant cette lecture de l’arrêt
de la Cour de cassation tient au fait que d’une certaine facon l’Etat
est lié a la nation turque, les deux notions apparaissant dans la
même phrase : ” selon la Cour de cassation, l’identité turque se
référait a l’un des éléments constituant de l’Etat, l’élément
humain, c’est a dire a la ” nation turque ” (paragraphe 130). Je
trouve cette association malaisée.

Dès lors, je ne peux souscrire a la conclusion de la Cour selon
laquelle ” dans la présente affaire, la Cour de cassation, en
déclarant le requérant coupable pour ses propos, l’a sanctionné
indirectement pour avoir critiqué le fait que les institutions de
l’Etat nient la thèse de génocide quant aux incidents de 1915 ”
(paragraphe 132). En réalité, la Cour de cassation a estimé que
l’analyse des ” incidents ” de 1915 était protégée par la liberté
d’expression. Après tout, M. Dink ne faisait que dire que le ”
problème de l’empoisonnement ” devait être résolu selon les valeurs
communes de l’humanité et selon sa conscience individuelle. C’est en
érigeant en infraction ce type de point de vue personnel (qui laisse
la question de la qualification du Grand Crime en génocide a la
conscience de chacun) que la Cour de cassation apporte son soutien a
une position officielle exclusive de toute autre thèse. Or le diktat
d’une pensée gouvernementale unique dans un débat d’opinions ne
saurait se concilier avec la liberté d’expression.

1. L’expression ” Turkluk ” (” l’identité turque ”) utilisée a
l’article 301 (ancien 159) du code pénal, traduite dans l’arrêt par
” turcité ”, a été aussi traduite par certains auteurs par ”
turquitude ”.

2. Organisation secrète dont les membres présumés furent traduits
en justice pour avoir commis des actes de terrorisme destinés a
déstabiliser le régime politique et a faciliter une intervention
militaire sous prétexte de sauvegarder la laïcité et les intérêts
nationaux.

From: A. Papazian

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