Turquie : Bernard Lewis en ligne de mire

Turquie : Bernard Lewis en ligne de mire
Publié le : 11-05-2012

Info Collectif VAN – – Halil Berktay, qui est
l’un des rares intellectuels turcs à oser parler en Turquie du
génocide arménien, révèle dans le journal turc Taraf du 19 avril 2012
que l’universitaire Bernard Lewis, célèbre historien ottomaniste
(condamné en France le 21 juin 1995 pour avoir parlé de la « version
arménienne de l’histoire » au sujet du génocide arménien), aurait été
l’un des soutiens occultes de la dictature militaire turque, aux côtés
de Çevik Bir. Ce général à la retraite a été arrêté à Istanbul le 12
avril dernier dans le cadre de l’enquête sur le coup d’État
postmoderne du 28 février 1997. Le militaire avait été l’un des
principaux artisans de la répression de la société civile en Turquie.
A l’occasion de cette arrestation, Recep Tayyip Erdogan a parlé de «
la collusion entre des officiers conspirateurs et des dirigeants du
monde de la finance, des médias mais aussi des universitaires ». Pour
une fois, nous ne pouvons que souscrire aux propos du Premier ministre
turc mais en élargissant sa critique aux man`uvres du même type mises
en place par l’Etat turc (et donc par lui-même), et qui visent à
imposer au niveau international la négation du génocide arménien…

L’article de l’historien turc Halil Berktay vient à point nommé pour
étayer les propos d’Erdogan. Bernard Lewis, encensé depuis des
décennies par Ankara et les négationnistes du génocide arménien,
semble devenir la tête de Turc de certains de ses collègues qui
n’apprécient pas ses compromissions avec le fascisme turc. De quoi
donner du courage aux universitaires de Turquie qui essayent
timidement de s’opposer à l’historiographie officielle imposée par
l’Etat et relayée avec ostentation par Bernard Lewis. Jusqu’à présent,
ils hésitaient à enfreindre la ligne rouge et à s’opposer à ce
professeur émérite des études sur le Moyen-Orient à l’Université de
Princeton, spécialiste de la Turquie, du monde musulman et des
interactions entre l’Occident et l’Islam, auteur de nombreux ouvrages
de référence sur le sujet.

Dans ce papier, Halil Berktay, Professeur agrégé d’histoire à
l’Université Sabanci à Istanbul, diplômé de l’Université de Birmingham
(Grande-Bretagne), chercheur invité au Center for Middle East Studies
à l’Université Harvard, dénonce vigoureusement ce qu’il appelle le «
lobby israélien ». Précisons qu’il n’est pas considéré comme
antisémite alors que l’antisémitisme est malheureusement très répandu
en Turquie : certains de ses collègues universitaires n’hésitent pas,
eux, à parler de « lobby juif ». Si ses propos peuvent néanmoins avoir
une résonance choquante en France, il est utile malgré tout de les
mettre à disposition ici en s’attachant davantage à ce que l’historien
confirme : à savoir, l’utilisation de personnalités, chaires,
organisations ou institutions nationales basées à l’étranger, sous
couvert de représentation de l’Etat Profond turc, aux fins de relayer
la propagande de la Turquie. Nous l’avons constaté ces derniers mois
en France : les interventions lues et entendues au sujet du génocide
arménien n’avaient que peu de choses à voir avec un véritable travail
scientifique et historique et visaient, très politiquement, à
autoriser la diffusion d’un négationnisme d’Etat sur le territoire de
la République française. Le Collectif VAN vous propose la traduction
de cet article en turc.

A gauche, le Général à la retraite Çevik Bir, arrêté à Istanbul le 12
avril 2012 dans le cadre de l’enquête sur le coup d’État postmoderne
du 28 février 1997.

A droite, Bernard Lewis, célèbre historien ottomaniste, qui a créé
avec lui l’ASMEA (Association de recherches du Moyen Orient et de
l’Afrique).

Copyright photo :

NOTES DE LECTURE

BERNARD LEWIS, ÇEVIK BIR et ASMEA

Halil Berktay

hberktay[at]sabanciuniv.edu

Taraf, 19.04 :2012

Maintenant, je vais vous raconter, au sujet du 28 février, quelque
chose que peu de gens connaissent, sauf dans certains milieux
académiques très restreints.
A l’origine de ce que je vais vous raconter, il y a le fait de savoir
comment le monde scientifique et les institutions académiques peuvent
être sciemment utilisés par les ennemis de la démocratie dans un but
néfaste.

Il s’agit d’une histoire qui relate les multiples aspects de la
collaboration des partisans d’Atatürk, responsables des coups d’Etat
en Turquie, avec Israël et le lobby israélien, au nom de la protection
de la laïcité au Moyen-Orient.

Mais, le point de départ est un problème plus général: ceci pointe
aussi l’utilisation de certaines chaires, organisations ou bien
certaines institutions nationales basées à l’étranger, sous couvert de
représentation de l’Etat Profond et de l’intérêt national.

Ces derniers jours, la relation entre les activistes du 28 février et
le lobby israélien a été abondamment écrite et discutée. Par exemple,
dans une interview publiée le 16 avril 2012 dans le journal Taraf,
Cengiz Çandar raconte à Nese Düzel que Bernard Lewis aurait été
directement informé par l’Etat-Major, sous le sceau du secret, du
concept de “Coup d’Etat Postmoderne” utilisé pour la première fois par
Çevik Bir ; et que c’est Bernard Lewis lui-même qui l’aurait dit à
Cengiz Çandar lors d’une réception.

Bernard Lewis est un historien célèbre. C’est un dur d’Europe
centrale, ayant un point de vue qu’on peut appeler d’orientaliste.
Pour lui, l’islam et l’univers islamique représentent toujours
“l’autre”, voire même “l’ennemi”. Le développement de l’Occident est
normal, le sous-développement de l’islam est anormal et nécessite tout
un terrain de recherches sous le titre de “qu’est-ce qui n’a pas
marché ?” (what went wrong). Les néo-conservateurs américains sont
redevables à des gens comme Bernard Lewis, chez lesquels ils puisent
les multiples clichés racistes et malsains de leur islamophobie à
moitié fasciste (selon laquelle l’islam est plus “fanatique” que les
autres religions).

Bernard Lewis est en même temps un partisan convaincu d’Atatürk. Son
premier livre, et jusqu’à nos jours, le plus célèbre chez nous [Nota
CVAN : en Turquie], c’est “The Emergence of Modern Turkey”. Dans ce
livre, il raconte nos 19ème et 20ème siècles comme l’histoire d’une
population d’Orient, enterrée dans l’obscurité de l’islam qui –
d’abord grce aux Ittihatci [Nota CVAN : les membres du Parti Union et
Progrès – Ittihat ve Terakki – parti responsable du génocide arménien]
et surtout grce aux Kémalistes – a pu retrouver la lumière et
rejoindre l’Occident en rattrapant le retard accumulé au cours des
siècles.

Sur la scène politique, Lewis est un faucon israélien. Pour lui, toute
critique envers Israël équivaut à une hostilité envers le Juif.
Défendre les droits du peuple palestinien est le sommet de
l’antisémitisme. Dans le passé, il a tout fait pour empêcher que “des
gens comme ça” puissent obtenir des chaires permanentes dans les
universités américaines. Il a beaucoup d’étudiants. Une partie de ses
étudiants est très attachée à lui. Certains d’entre eux, sont même –
du point de vue idéologique – plus durs que lui. J’ai même connu des
personnes, laissons Israël de côté, qui considèrent toute critique
envers Lewis comme une hostilité envers le Juif (et Israël).

Avec toutes ces spécificités, Bernard Lewis est devenu un allié solide
de l’Etat-nation turc nationalo-militariste. Face à “l’hostilité
antiturque” des lobbies grecs et arméniens, il a représenté “l’amitié
pro-turque” du lobby israélien. Ceci s’est répercuté jusqu’aux
discussions sur le génocide arménien. L’idéologie fondatrice de l’Etat
d’Israël est assez jalouse du sujet de l’Holocauste de 1942-45, le
considérant comme l’unique génocide de l’histoire.

Ceci est pour eux “une injustice qu’on ne peut pas partager”
(contested victimhood). Tous ces facteurs ont fait de Bernard Lewis un
défenseur “de la thèse turque” contre “les revendications
arméniennes”.

Le 9/11 arrive : l’horrible attaque d’Al Qaïda sur le World Trade
Center. La puissante vague de réaction qu’elle a créée a profité aux
ennemis du monde arabo-musulman. Le lobby israélien a fait souffler
une terreur psychologique et intellectuelle en plusieurs endroits des
Etats-Unis. Tout travail sur l’islam ainsi que des cursus ou bien des
centres de recherches concernant le Moyen-Orient ont été déclarés
acteurs du terrorisme.

Des personnes non qualifiées, n’ayant pu se faire une place dans un
univers scientifique sérieux, ont créé un site web détestable intitulé
” Campus Watch ” rattaché au groupe de pensée Middle East Forum et
elles ont appelé les étudiants et les autres enseignants d’universités
à dénoncer toutes les recherches, les cours, les conférences, les
manifestations et toutes sortes d’activités effectués sur le
Moyen-Orient.

Cette nouvelle furie McCarthyste a mené à télécharger sur ce site “les
dossiers” de huit professeurs considérés par Campus Watch comme
“ennemis” des Etats-Unis. Cependant, cette mise sur une “liste noire”
a généré une telle réaction qu’elle a été supprimée en octobre 2012.

Certains étudiants américano-israéliens majeurs de Bernard Lewis ont
également participé à ce type de mauvaises et sombres affaires qui se
sont déroulées autour du Middle East Forum (et, de manière plus
générale, autour de la préparation de l’attaque contre l’Irak sous la
présidence de George W. Bush).

Pourquoi est-ce que je raconte tout cela ? Les débuts du 21ème siècle,
“la guerre contre le terrorisme” des néo-conservateurs, en plus de
tous les autres dégts, est la période où ont également été
empoisonnés les milieux de la science et de l’enseignement supérieur.
A l’intérieur de ce cadre, les assauts du lobby israélien sont allés
jusqu’aux efforts de destruction des institutions professionnelles les
plus nobles. The Middle East Studies Association (MESA), aux
Etats-Unis, The British Society for Middle East Studies (BRISMES) en
Angleterre, sont deux organisations internationales à l’origine des
travaux concernant le Moyen Orient. Voyez plutôt : Bernard Lewis et
ses amis, sous prétexte que la MESA n’était pas “restée neutre” à
propos du courant islamophobe précédant l’élection d’Obama, ont essayé
de la diviser. Et ils ont voulu créer une soi-disant « alternative ».
Ainsi, l’ASMEA (Association for the Study of the Middle East and
Africa: Association de recherches du Moyen Orient et de l’Afrique) a
été mise en place en 2007 et l’organisation a été créée en 2008 à la
suite d’un congrès.

La question critique : à votre avis, avec qui d’autres, Bernard Lewis
a-t-il créé ASMEA? Serait-ce uniquement avec certains autres
historiens et des politiciens? Si je dis qu’en 2007, sur la liste des
premiers membres figurait Çevik Bir (un militaire à la retraite depuis
8 ans), allez-vous me croire? J’ai obtenu cette information en 2007, à
Harvard. Ne cherchez pas la preuve sur le site web de l’ASMEA
d’aujourd’hui, vous ne la trouverez pas.

Sinon, il y a un endroit où l’information existe encore. Dans la
biographie de Çevik Bir sur Wikipédia (en anglais), la mention “a
former membre of ASMEA” [Nota CVAN : ancien membre de l’ASMEA] existe.
Regardez vite, avant que quelqu’un ne l’enlève.

OKUMA NOTLARI 19.04.2012
Halil Berktay
Bernard Lewis, Çevik Bir ve ASMEA

Traduction du turc : S.C. Relecture A.A. pour le Collectif VAN – 11
mai 2012 – 11:30 –

Nota CVAN :
Wikipedia n’est pas la seule source. La présence du général
turc Çevik Bir parmi les membres fondateurs d’ASMEA était
annoncée en 2007 sur les deux sites ci-dessous. Le premier est un
site de soutien aux militaires américains en Irak et le second une
reprise du premier.

L’article en turc est encore disponible partiellement sur :

et en entier sur le lien ci-dessous.

Retour à la rubrique
Source/Lien : SavasKarsitlari.org

From: Baghdasarian

http://www.pressmedya.com/?aType=haber&ArticleID=8202
http://op-for.com/2007/11/asmea_launches.html
http://www.mudvillegazette.com/milblogs/archives/2007/11/
http://www.taraf.com.tr/halil-berktay/makale-bernard-lewis-cevik-bir-ve-asmea.htm
http://www.savaskarsitlari.org/arsiv.asp?ArsivTipID=1&ArsivAnaID=67475
www.collectifvan.org
www.collectifvan.org