LE GENOCIDE DES ARMENIENS : LA CARICATURE , par
Yves Ternon
La caricature est, pendant la Grande Guerre, un des modes de propagande
les plus efficaces. Elle exagère le trait et livre au lecteur une image
grossièrement deformee de l’ennemi. La presse satirique reproduit des
stereotypes. Ici, dans ce numero de La Guerre illustree paru en mars
1917, deux officiers, epee au côte : l Allemand, arrogant, casque a
pointe, bottes et eperons ; le Turc, fourbe, fez et babouches ; tous
deux cyniques, designant un convoi de civils encadre par des soldats
allemands. Ce mensuel, edite a Londres de septembre 1916 a novembre
1918, regroupait des documents iconographiques provenant de la revue
anglaise Illustrated London News. Ce faisant, La Guerre illustree
exposait essentiellement un point de vue britannique du conflit au
premier sens du terme, et ce bien que la langue de redaction des
articles fût le francais. Les legendes des photos, ainsi que de la
caricature, sont en quatre langues : francais, italien, espagnol,
portugais.
Dans la guerre de propagande et d’images qui faisait rage pendant la
Première Guerre mondiale, il etait monnaie courante de republier des
articles et notamment des caricatures parus dans la presse des pays
neutres, afin de bien montrer que l’opinion publique dans ces pays
tendait a adopter une attitude critique, voire hostile, vis-a-vis de
l’ennemi. En l’occurrence, nous avons affaire a une caricature tiree
du quotidien espagnol La publicidad qui s’attaque aux crimes de guerre
de l’Allemagne ainsi que de son allie turc en mettant dans le meme
sac les violences contre la population civile commises par l’armee
allemande en Belgique et dans le Nord de la France et celles dont
ont souffert les Armeniens dans l’Empire ottoman. Sur le front ouest,
d’août a octobre 1914, les armees allemandes percoivent les populations
des territoires occupes comme des > et prennent
des mesures de retorsion contre de pretendus terroristes : bâtiments
incendies, otages fusilles. Plus tard, les deportations en Belgique
et en France occupees ont pour but d’eloigner du front des civils ou
de les utiliser comme travailleurs forces et non la destruction des
convois, comme le laisserait croire la colonne de deportes poussee
par des casques a pointe et des baïonnettes. La caricature accompagne
d’ailleurs la reproduction d’un ordre de deportation de la population
de Lille “a l’exception des enfants au-dessous de 14 ans et de leurs
mères, ainsi qu’a l’exception des vieillards”.
Dans la caricature, l’officier turc declare a son complice allemand
: >. Ce propos souligne bien le cynisme
des Jeunes Turcs du Comite Union et Progrès (CUP) qui contrôle le
gouvernement ottoman. Celui-ci masque sous une apparence humanitaire un
programme d’extermination des Armeniens de l’empire. Les Armeniens sont
nombreux, et en quelques lieux majoritaires, dans les six provinces
d’Anatolie orientale. L’ordre de deportation, affiche dans ces
provinces a partir de mai 1915, est camoufle par une loi promulguee
a cette date afin d’eloigner du front des civils dont on craint une
collaboration avec l’ennemi. En realite, dans les deux provinces où
penètrent alors les armees russes – Van et Bitlis – presque tous les
Armeniens sont massacres, a l’exception de ceux sauves par l’avance
russe. Il n’y a donc pas la de deportation, mais une extermination. En
revanche, plus au nord, dans la province d’Erzeroum, où le front est
stabilise, de mai a juillet 1915, les Armeniens sont tues sur place
ou deportes. Il en est de meme pour les autres provinces d’Anatolie
orientale. Les techniques de destruction revèlent un programme
preetabli. Pour le CUP, la priorite est d’ecarter toute possibilite
de resistance : les notables sont arretes les premiers ; les soldats
armeniens, desarmes depuis janvier et regroupes en > sont progressivement elimines ; dès l’ordre publie,
les hommes sont separes des femmes, regroupes et tues près de leur
lieu d’habitation. La deportation ne concerne donc que des femmes,
des enfants, des vieillards. Les convois sont regulièrement decimes
par des bandes de tueurs, des tribus kurdes ou meme par la population
turque lors de la traversee des villes. En outre, la chaleur, la faim,
la soif, les maladies contribuent a cette decimation. De telle sorte
que, sur le million d’Armeniens des provinces orientales d’Anatolie,
seuls quelques 100 000 survivants parviennent a l’automne 1915 a Alep,
en Syrie, lieu fixe pour le regroupement des deportes. Les oiseaux
noirs qui, sur la caricature, tournent autour d’un convoi encadre
par des Allemands, ne sont guère a leur place a l’Ouest. C’est en
Anatolie qu’ils se repaissent alors des milliers de corps abandonnes
sur les chemins de la deportation. Les deportes parvenus a Alep sont
rejoints a la fin de l’annee 1915 par ceux d’Anatolie centrale et
occidentale, de Cilicie ou de Thrace. Ils sont alors plus de 800 000,
entasses dans des camps de transit. Dans une seconde phase du processus
d’extermination, une Commission des deportes gère leur destruction. Le
flux principal est envoye le long de la rive droite de l’Euphrate,
d’un camp de concentration a l’autre.
Ces camps sont de veritables mouroirs, de telle sorte que ne
parviennent au lieu fixe comme terme de la deportation, Deïr-es-Zor,
que moins de 200 000 personnes. Les autres deportes sont morts
d’epuisement ou d’epidemies de typhus et de cholera. En decembre 1916,
les derniers survivants sont alors assassines. Seul une partie des
deportes diriges vers le sud de la Syrie demeurent en vie jusqu’a la
fin de la guerre.
L’auteur de la caricature ne percoit pas la nature singulière de ce
qui se passe en Anatolie. Dans les territoires occupes par l’armee
allemande, en Belgique et en France, les populations civiles sont
victimes d’infractions que le droit international defini après la
Seconde Guerre mondiale nomme > ou