La chanteuse et pianiste Macha Gharibian
© Richard Schroeder
CULTMacha Gharibian, pianiste et chanteuse aux origines cosmopolites, porte depuis toujours l'héritage d'une double histoire familiale tourmentée. Dans l'album "Trans Extended", elle développe les thématiques, intimement liées dans son cas, du voyage, du déracinement et de la transmission. Elle se produit ce vendredi soir à Paris, avant d'autres dates comme Marseille. Rencontre.
Macha Gharibian defend ce projet très personnel, composé de morceaux chantés et instrumentaux, sur scène où sa voix grave et profonde, son jeu raffiné au piano et un échange chaleureux avec le public, en plus de la créativité des musiciens qui l'entourent, séduisent et emportent l'adhésion. Elle se produit ce vendredi soir à Paris au Centre culturel Alex Manoogian, avant des concerts à Saint-Claude, Wolfisheim ou Marseille.
– Culturebox : Le titre de votre album "Trans Extended" évoque l'idée du voyage…
– Macha Gharibian : À l'origine, je suis tombée sur des images du Transsibérien qui traverse plein de paysages sur des milliers de kilomètres… Je sentais que ce voyage était proche de mon propre voyage musical où je n'hésite pas à traverser les frontières pour entendre une flûte bulgare, ou partir à New York… Donc il y a cette idée des grandes étendues, des paysages, et il y a aussi le préfixe "trans"… Je suis issue d'une famille dans laquelle on m'a "transmis" tellement de choses à travers mes parents, mes grands-parents… De par ces histoires familiales, je me sens "trans extended", traversée par plein de choses, d'envies, de désirs, de rencontres qui m'ont transformée.
Dès que j'ai commencé à penser cet album, ce titre m'est venu à l'esprit, m'a habitée et il m'était impossible de m'en défaire. Au moment de choisir le titre du disque, il était encore là. Il prenait tout son sens parce qu'il y avait beaucoup de gens sur ce disque, venus eux aussi d'univers très différents. Donc l'idée de transmission concerne aussi les choses que l'on se laisse les uns aux autres, et même aujourd'hui, entre musiciens. Avec Dré Pallemaerts, par exemple, il y a eu une vraie rencontre.
– En plus des thématiques du voyage, du multiculturalisme et de la transmission, l'album aborde aussi celle de l'exil et du déracinement…
– Oui, les textes des chansons en parlent. Il est question des traces laissées par l'exil à travers les générations. Je pense évidemment à l'histoire des Arméniens [ndlr : du côté de son père], ainsi qu'à ma mère, née à Tunis et arrivée en France à 8 ans, juste avant l'indépendance de la Tunisie. Toute mon enfance, j'ai entendu plein d'anecdotes : ses premiers hivers, le froid, les copines qui fêtaient Noël alors que sa famille ne l'avait jamais fait… L'adaptation au territoire est inscrite dans mon histoire et dans ma famille depuis des générations. Il y a l'exil, le départ, l'absence, mais aussi ce qu'on va trouver à l'arrivée…
La première chanson du disque, "I who have nothing" ("Moi qui n'ai rien"), parle du fait d'avoir tout laissé derrière soi, tout perdu, et de garder quand même de l'espoir, de la lumière et cette force de continuer à vivre, créer, rencontrer, partager, qui est celle de l'être humain. "There was a child" raconte l'histoire d'un enfant arménien qui cherche la chanson de sa grand-mère qui a dû quitter son village où tout a été détruit. Le village d'où venait mon grand-père a été complètement rasé. Aujourd'hui, il n'y a plus rien, seulement la montagne. Toute la vie a été supprimée. La chanson parle de la colère de cet enfant qui conserve en lui en endroit qui n'est pas réparé. J'ai dédié ce disque à mes grands-mères, et à mon arrière-grand-mère et mon arrière-grand père paternels qui ont quitté leur village de l'Est de la Turquie en 1915 [ndlr : année du début du génocide des Arméniens].
– Ce sentiment de déracinement vous accompagne-t-il au quotidien, se rappelle-t-il fréquemment à votre souvenir ?
– C'est une question à laquelle je n'arrive pas à répondre… Je pourrais me sentir chez moi dans plein d'endroits différents. C'était le cas quand je suis allée vivre à New York il y a quelques années, et même récemment lors d'un voyage qui nous a amenés, avec mon groupe, à Bogota, à Hong Kong, en Chine. Finalement, partout, qu'il s'agisse de la culture, la nourriture, l'air, la manière dont les gens se comportent entre eux, il y a quelque chose en moi qui s'adapte naturellement. Ça vient peut-être de là : de ce déracinement qui fait qu'où que l'on soit, on s'adapte sans oublier d'où on vient et qui on est… même si en vérité, ce n'est pas facile.
– J'ai composé la plupart des morceaux instrumentaux à Paris. J'ai écrit "Mount Kurama" en pensant à la saxophoniste Alexandra Grimal, parce qu'on allait le jouer ensemble. C'est une montagne symbolique au Japon. On est toutes les deux fascinées par cette culture, et nous partageons une démarche commune, celle de deux femmes musiciennes en quête de sérénité dans un univers encore très masculin. Il y a des peurs qui résistent en nous, qui sont ancrées dans nos mémoires, depuis des générations. Être une femme, être descendante d'Arméniens de Turquie, et d'autres choses encore, participent à ces mémoires. Le Mount Kurama, c'est l'ascension d'une montagne, une marche lente et spirituelle, une forme de méditation. Et mon espoir c'est d'arriver en haut de la montagne, de contempler la beauté du monde et de trouver la paix.
J'ai écrit "Saskatchewan" en pensant à Tosha Vukmirovic, qui est clarinettiste. Dès le départ, j'ai pensé tout ce projet avec les instruments à vent : Alexandra, Tosha et, à l'origine, Sébastien Llado au trombone, même si c'est finalement Matthias Mahler qui a continué l'aventure. J'avais envie depuis longtemps de concevoir une matière sonore avec des vents, des cuivres. Concernant les textes, j'en ai écrits certains à New York, j'en ai peaufiné d'autres juste avant les sessions d'enregistrement.
– "Saskatchewan", que vous avez mis en avant au moment de la sortie de l'album, sonne très arménien. Quelle est l'histoire de ce titre ?
– Oui, à la fois arménien et balkan. Au départ, quand j'ai écrit ce morceau, j'avais cette basse qui tournait dans ma tête comme une transe, quelque chose d'obsessionnel. Je pensais aux Indiens d'Amérique. J'avais rencontré une chanteuse du Manitoba, une région du Canada où on trouve beaucoup d'Indiens. Elle m'a parlé de sa grand-mère, de la langue qu'ils parlaient… Ça faisait complètement écho à mon histoire en tant qu'Arménienne, à cette langue qui me reste mais que je ne parle pas vraiment. J'ai trouvé des similitudes entre les Indiens d'Amérique, leur histoire et tous les peuples qui vivent l'exil forcé. Dans le même temps, le Saskatchewan est une région qui a pour tradition d'accueillir énormément d'étrangers. Symboliquement, j'aimais cette idée de pouvoir réunir des gens de partout dans ce morceau. Enfin, "Saskatchewan", en langue indienne, ça veut dire "Rapide", du nom d'une rivière qui coule dans la région, je ne sais pas exactement où car je n'y suis jamais allée. Ce morceau au tempo rapide est le seul du disque dans lequel jouent les huit musiciens de l'album.
Macha Gharibian "Trans Extended" en concert
Vendredi 2 juin 2017 à Paris, 20H00, à Paris (en quartet)
Centre culturel Alex Manoogian de l'Union générale arménienne de bienfaisance (Ugab)
Macha Gharibbian (piano, voix), Théo Girard (contrebasse), Fabrice Moreau (batterie), David Potaux-Razel (guitare)
Samedi 3 juin à Saint-Claude (Jura), La Fraternelle (en quartet)
Samedi 1er juillet à Wolfisheim (Bas-Rhin), Wolfi Jazz (en quartet)
Vendredi 7 juillet à Marseille, Musique au Jardin (en duo)
Dimanche 13 août à Fay-sur-Lignon (Haute-Loire), Festival sur Lignon (en quartet)
> L'agenda-concert de Macha Gharibian