Il y a dans ce quartier qui brandit sa culture comme une affirmation de son identité et de son histoire, l'envie de moderniser ses vitrines, mais aussi de faire cohabiter cette nouvelle énergie avec le charme de ses artisans, souvent âgés, souvent nostalgiques, et qui continuent à donner à la rue ses parfums et ses couleurs.
Officiellement entité à part, la municipalité de Bourj Hammoud, qui fait partie du Mont-Liban (caza du Metn), est une des régions les plus denses, avec une très importante population qui l'habite. Ses rues portent le nom de célèbres villes arméniennes, Yerevan, Arax, Marash, Sis, ou encore Cilicia. Jusqu'en 1900, tout ici n'était que zone humide, proche de la rivière delta de Beyrouth. Mais petit à petit, il y a plus de cent ans, des cabanes ont vu le jour sur les bords de la ville, pour loger le flot de réfugiés arméniens, venus directement d'Arménie ou via Alep. La plupart en train et plus précisément celui de Tariq el-Seqqe, la ligne de chemin de fer Alep-Beyrouth ou Damas-Beyrouth. Cette route coupe le nord de Bourj Hammoud en deux parties distinctes: la première, à l'est, comprend de nombreuses boutiques, des restaurants, des lieux culturels et artistiques. Et l'autre, plus à l'ouest, est essentiellement résidentielle.
En tournant à droite juste après le pont, l'église protestante apparaît, et, un peu plus loin, face au fleuve, (et actuellement les panneaux solaires qui le recouvrent), Saydet el-Nahr, une charmante chapelle en pierre souvent oubliée. Plus bas, le Cinéma Royale, désuet et silencieux, rappelle qu'il existait bien une gloire antan. Le centre culturel Badguer, incontournable, est une vieille maison qui expose et partage le patrimoine culturel, artistique et artisanal d'Arménie. On peut même y déguster des spécialités culinaires. Sur cette rue et celle parallèle, baptisée Maraash, des effluves d'épices se dégagent des petites boutiques alignées auprès d'enseignes plus modernes, mais qui restent elles aussi très exotiques.
Du charme et de la nostalgie
Les épiceries cohabitent dans une belle harmonie avec les salons de coiffure, les sandwicheries, les boutiques d'habits vintage, les disquaires, les épiciers. De même, les artisans de métal, de cuir et de bois friment en dévoilant, fièrement, leur marchandise. Ce hub à la fois artisanal et industriel est une véritable ruche d'artistes et de designers qui travaillent avec de nombreux matériaux, ainsi que des bijoutiers qui produisent quelquefois de leur maison, faute de moyens. Chacun de ces « résistants », qui sont à chaque coin de rue, réussit, à sa manière, à sauvegarder un savoir-faire et de précieux secrets transmis de génération en génération. Les étals de fruits se partagent la vedette avec les vitrines des artisans. Beaux ou moins beaux, ces mélanges de couleurs et de matières donnent à Bourj Hammoud un charme et une sincérité qui n'appartiennent qu'à lui. Et au visiteur de belles expériences sensorielles.
Tout comme ces bouquets d'épices accumulés, entassés dans des sacs immenses, l'architecture est elle aussi un beau méli-mélo. Des immeubles des années 30, 40 (aux balcons arrondis), ou 70, une structure d'une cabane en bois, inspirée de Gaudi, totalement inattendue, totalement étonnante, penchée en arrière et de côté, défiant toutes les lois de gravité, côtoient une architecture chaotique et dessinent le paysage urbain du quartier. L'usine Abroyan (de sous-vêtements de coton) demeure un bel exemple de récupération d'une architecture de ces années-là, aujourd'hui un magnifique espace de 14 000 m2 appartenant à Marc et Alain Hadifé, utilisé pour accueillir des événements essentiellement caritatifs.
À la fin de cette rue et un peu plus au sud, l'échangeur de Yerevan relie Achrafieh à Dekouané, en passant par le stade de Bourj Hammoud où sont organisés de nombreux matchs sportifs. Juste à côté, un mini-zoo insolite donne encore plus d'exotisme au lieu. Il y a même le quartier Shéhérazade, qui tient son nom de l'ancien et sublime (même si délabré) hamam aujourd'hui fermé.
En reprenant la fameuse rue Arax, ou sa parallèle, Pere Arees, des boutiques d'habits se partagent les trottoirs et les devantures. La municipalité s'impose, rassurante et amicale, avec son petit café. Les célèbres restaurants Abu Hassan et al-Hanna, fréquentés à toutes les heures du jour et de la nuit, flattent les papilles des gourmands. Les salles souterraines de billard restent de beaux vestiges des années 70 et le boucher voisin vend même… des têtes de vaches aux passionnés de cuisine exotique.
Bords de mer
Le quartier, extra-muros, c'est, parallèlement à la Quarantaine, un Bourj Hammoud-sur-Mer peuplé de pêcheurs cachés dans leur univers curieux, des bâtiments industriels, certains encore actifs, d'autres revisités et transformés. Il en est ainsi de l'immeuble Kassardjian, derrière la galerie Vanlian, un bâtiment-usine des années 70 appartenant à Éric et Raymond Jureidini, reconverti dans le design. Sous le nom de D Beirut, l'espace, réaménagé par Karim Begdache, réunit, outre les fabricants de cuisines Solarco, des artistes, photographes, galeries d'art, parmi lesquels Roger Moukarzel, Carwan gallery, et le studio Yoga Beirut. Quant à la designer Karen Chekerdjian, elle a planté de nouveaux repères sur cette même route, en même temps que se sont multipliés les restaurants et autres lieux de nuit.
Little Armenia, un surnom qui sied bien à Bourj Hammoud, est finalement une célébration des sens, un beau mélange de parfums libanais et arméniens. Un quartier où il fait bon s'arrêter, ou discuter avec le vendeur du coin tout en dévorant son sandwich.
Les anciens Souks de Beyrouth ont bel et bien disparu et, avec eux, ces ruelles au charme désordonné mais sincère, qui portent des couleurs purement locales. Se balader dans les tréfonds de Arax ou Pere Arees donne au visiteur l'impression d'être dans un de ces marchés recouverts d'avant. Un de ces lieux typiques où les immeubles, qui se chevauchent presque, racontent des histoires. Un tableau parfois surréaliste envahi par des câbles électriques qui flottent et se rejoignent comme dans une toile d'araignée bien organisée, du linge suspendu aux fils des balcons vieillissants et d'envahissants panneaux publicitaires. Quelquefois, en empruntant les ruelles parallèles, loin de tout ce tumulte, il fait bon écouter le bruit de ses pas, en même temps que résonne en écho le brouhaha des ouvriers, le moteur des voitures pressées, le son d'une balle de billard qui claque entre deux murs. C'est un peu tout ça, Bourj Hammoud, un mélange de genres et de couleurs et une identité forte, brute de décoffrage.
*Il a sillonné les rues de Beyrouth à pied, plongé dans ses entrailles, pour y décrypter les vrais noms, avant que des coïncidences, des (mauvaises) habitudes, ne les aient changées. Bahi Ghubril en a constitué des plans, des cartes, des guides et un label : Zawarib Beirut. Il devient ainsi, un samedi sur deux, le guide des lecteurs de « L'OLJ », irréductibles amoureux de cette ville aux mille parfums.