C’est le roman d’une quête: la recherche d’une montagne de l’hémisphère sud qui symboliserait tous les sommets sacrés des écritures. L’ouvrage s’appelle Le Mont Analogue, paru en 1952 et devenu culte malgré son histoire inachevée, ou à cause de celle-ci, son auteur René Daumal étant décédé avant d’avoir pu apporter un point final au périple imaginaire.
C’est autour de cette trame narrative célébrant exploration et impossibilité que s’est construite «Standart 2017», première Triennale d’art contemporain d’Arménie, à vivre en ce moment dans le petit pays au Sud du Caucase. Car Le Mont Analogue, dévoré par nombre d’artistes dans les années 1960, «nous invite à penser à un autre sommet sacré comme peu dans le monde: le mont Ararat», suggère Adelina von Fürstenberg, curatrice de l’événement. Symbole de l’Arménie depuis l’Antiquité, il n’est plus accessible, ses neiges éternelles étant situées de l’autre côté de l’infranchissable frontière turque. En ce mois de septembre, les flancs pelés grimpant à plus de 5100 mètres se parent d’un voile brumeux persistant.
Avec comme sous-titre «Mont Analogue», cette Triennale «ne pouvait prendre vie qu’en Arménie, redécouvrant une topographie culturelle complexe, poussant les artistes invités à voyager à travers le pays à la recherche de leur propre initiation», explique la directrice de l’ONG genevoise Art for The World, d’origine arménienne (elle est née Cüberyan). C’est l’Armenian Arts Council qui l’a invitée à prendre les rênes de la manifestation, après lui avoir confié le pavillon arménien de la Biennale de Venise 2015. Cent ans après le génocide perpétré par les Ottomans, il a remporté le Lion d’or de la meilleure participation nationale.
Alors que la première partie de la Triennale a ouvert ses portes fin juillet, la seconde vient de vernir ses propositions, à découvrir jusqu’au 31 décembre. Le Courrier était de la partie: visite en quatre étapes.
1. Erevan, Gare centrale d’Erebouni
«Lorsque j’ai vu ce lieu, je suis tout de suite tombé amoureux.» Au cœur de la gare, l’artiste tessinois Felice Varini, connu pour ses insertions d’anamorphoses dans les espaces urbains, ne cache pas son enthousiasme. Invité l’an dernier par l’ambassade suisse pour une exposition documentaire sur ses jeux d’optique – produits tout autour du monde, ils ont fait sa réputation depuis 1979 –, il a parcouru la capitale arménienne de long en large. «On voulait l’inviter à produire une œuvre dans la ville, il fallait qu’il choisisse un emplacement adéquat», glissait peu avant l’ambassadeur Lukas Gasser, en plein zigzag sur l’avenue Tigran Mets, entre SUV, limousines allemandes et moult Lada en ruine.
Bien sûr, les emplacements potentiels ne manquent pas, dans cette métropole où vit un tiers des 3 millions d’habitants du pays. Et où se bousculent constructions clinquantes contemporaines, bâtiments traditionnels en tuf, restes de l’Empire russe et vestiges de l’époque soviétique.
La gare d’Erevan, construite en 1956 et située dans le quartier d’Erebouni, est un pur produit du communisme, sorte de version réduite de l’université de Moscou dessinée par Lev Rudnev. «Elle a un côté hybride, avec une architecture soviétique à l’extérieur et un intérieur qui rappelle les églises de la Renaissance, observe Felice Varini. En plus, elle est orientée d’est en ouest, comme une église», ajoute l’énergique sexagénaire établi à Paris, dont les Lausannois n’ont pas oublié les cercles concentriques insérés rue de la Louve en 2015 (lire interview en page suivante).
Les lieux appartiennent à la Compagnie des chemins de fer russes: en plus de protéger les frontières du pays, notamment avec les voisins-ennemis turc et azéri, l’ancienne force occupante maintient son contrôle sur plusieurs infrastructures stratégiques. Peut-être dans l’attente que le rail redémarre: aujourd’hui, il n’y a plus qu’une poignée de trains par jours, alors qu’à l’époque soviétique on comptait jusqu’à quatre liaisons quotidiennes avec Moscou, à plus de 2000 kilomètres au nord. Les liaisons ferroviaires avec l’Iran ont été abandonnées, tout comme celles avec l’Azerbaïdjan, pour cause d’occupation par l’Arménie des territoires du Haut-Karabakh.
Dans la gare, deux soirs avant le vernissage, une petite équipe s’active à terminer le collage de bandes adhésives. On parle essentiellement italien, même du côté des relais locaux, pour compléter les Hexagones, disques et trapèzes, comme les liste le titre de l’œuvre. Il faut trouver le point de vue adéquat pour que les formes en trompe-l’œil se mettent en place et donnent l’illusion d’une surface plane, alors qu’elle est répartie sur plusieurs niveaux. Une concrétisation qui passe par un travail mental: la forme n’existe jamais en tant que vérité tangible, un peu comme le mont Analogue, en somme.
Quarante-huit heures plus tard, le résultat enchante le tout-Erevan venu au vernissage. On se désaltère au chasselas de la Côte – c’est aussi la soirée officielle du 1er août, fêté en décalage pour éviter l’absence des aoûtiens – ou au cognac Ararat, fierté locale et hommage éthylique aux brumes de la montagne inatteignable. Après les discours, les invités dansent, alors que l’orchestre alterne mélodies traditionnelles et version acoustique de «Despacito». Et tout ce beau monde de sortir régulièrement prendre l’air sur le quai: il fait très chaud, en cette soirée de la mi-septembre.
2. Les utopies du lac Sevan
On prend de l’altitude pour l’autre grande inauguration de la seconde phase de la Triennale, qui se déroule au bord du gigantesque lac Sevan, deux fois et demi le Léman, situé à presque 2000 mètres. On reste dans l’époque soviétique: les deux bâtiments qui accueillent les expositions ont été dessinés par des architectes arméniens avant-gardistes, Makael Mazmanyan et Gevorg Kochar.
Hôtel destiné aux écrivains officiels du régime, le premier bâtiment est construit dans les années 1930, avant que les purges staliniennes n’envoient les architectes en Sibérie. A son retour en Arménie en 1963, Kochar dessine le second édifice, qui fait office de cantine, en forme de langue s’avançant sur le lac Sevan. Surplombé par le monastère des Saints-Apôtres, une construction du IXe siècle, le lieu continue à exercer sa fonction première puisqu’il accueille auteurs et artistes en recherche d’inspiration. Et qu’importe si le tout n’est plus en très bon état: la Getty Foundation de Los Angeles a promis de financer les études pour un programme de restauration.
La quête du mont Analogue concerne ici les utopies architecturales liées au communisme. La dimension d’impossibilité est symbolisée par l’échec des rêves utopistes, ou par cette manie de vouloir contrôler la culture en nommant officiellement les poètes à célébrer – en opposition à ceux condamnés au goulag. Mais aussi dans les nombreuses structures architecturales pensées pour améliorer la vie du peuple, sans jamais totalement y parvenir.
«L’exposition s’inspire notamment du magazine avant-gardiste soviétique Standard, imaginé par l’un des architectes de Sevan et dont un seul numéro est sorti en 1924 avant d’être brûlé», précise le curateur associé Ruben Arevshatyan. L’objectif de la revue était de penser le futur des arts et de la société. «Mon projet se déroule à l’époque de la construction de cette cantine», explique l’affable Gerard Byrne, en pleine interview pour la télévision, venue à Sevan filmer le vernissage. Il poursuit: «Les idéaux sont à peu près les mêmes, malgré des origines très différentes.»
Sur trois écrans, au cœur de la cantine, l’artiste irlandais montre 1984 and Beyond (2005-2007): une mise en scène de textes publiés en 1963 dans le magazine Playboy, eux-mêmes tirés d’une table ronde réunissant douze écrivains de science-fiction (Isaac Asimov, Ray Bradbury, Robert Heinlein, etc.). Ils étaient invités à imaginer le futur, vingt ans avant 1984. La télévision locale revient à la charge: «Et sinon, que pensez-vous de l’Arménie?»
Dans l’hôtel, l’artiste autrichien Josef Dabernig, qui avait participé à feue la Biennale de Gyumri, dans l’ouest du pays, est présent avec plusieurs vidéos. Dont la plus belle est Stabat Mater (2016), filmée au cœur d’un sanatorium en bord de mer, où les interactions minimales entre les hôtes se confrontent à une voix off venue d’Uruguay: un paysan décrit la sécheresse qui décime son troupeau.
Ailleurs, le film Hypercrisis (2011) évoque le passé du lieu dans lequel il a été tourné, en l’occurrence l’ancien Centre de récréation pour réalisateurs soviétiques de Transcaucasie, près de la ville arménienne de Dilijan. Et dans une autre chambre de l’hôtel, l’artiste croate Igor Grubic propose Monument (2015), fascinante plongée de cinquante minutes dans les constructions antifascistes de l’ex-Yougoslavie. Les images sont impressionnantes, au même titre que la musique faite de sons stridents qui rappellent les bandes-son de vieux films SF.
3. Gyumri, l’autre ville
A deux heures de route de la capitale, cette fois au nord-ouest, Gyumri se distingue par sa sobriété – pas étonnant que nombre de personnes la chérissent. Aucune constructions de plus de deux ou trois étages, peu de bâtisses tape-à-l’œil, zéro hôtel aussi vulgairement moche que le DoubleTree (Hilton) d’Erevan, un trafic supportable: la deuxième ville du pays, Alexandropol pendant l’Empire russe puis Léninakan durant l’ère soviétique, fait de sa modestie son étendard. Sans pour autant cacher l’origine en partie tragique de sa simplicité – elle a subi de plein fouet le tremblement de terre de 1988, qui a tué entre 25 000 et 50 000 personnes.
C’est à Gyumri – en plus de deux expositions à Erevan (lire point 4) – que s’est tenue la première partie de la Triennale, vernie fin juillet et qui se termine le 30 septembre. «Les artistes invités ont passé plusieurs semaines sur place, ils étaient très unis», sourit Adelina von Fürstenberg. Leurs travaux sont principalement exposés au Musée de l’architecture nationale et de la vie urbaine, belle bâtisse en tuf sombre. «Elle est restée debout durant tremblement de terre de 1988, pour ensuite accueillir dix familles sans abri, avant de redevenir un musée en 2003», souffle l’un des employés du musée.
A l’extérieur, on admire les très belles sculptures de Mikayel Ohanjanyan, artiste arménien – le «yan» ou «ian» final l’atteste, signifiant «fils de» – établi à Florence: elles assemblent plusieurs blocs de basalte, solidement attachés de manière à rendre impossible la lecture des textes que comprennent certaines faces. Les écrits évoquent Mehèr le Petit, de l’épopée populaire racontant David de Sassoun, héros national dont la statue équestre décore de nombreuses places publiques.
Sous la couverture du balcon boisé, Maria Tsagkari suspend sa belle végétation bleue, référence à un roman de Novalis. Il raconte comment un jeune homme part à la recherche d’une petite fleur bleue, symbole de vérité et de vie idéale, qui se transforme ici en cauchemar – l’artiste grecque invente une entreprise désireuse d’imposer le bleu comme le nouveau vert de la végétation mondiale.
L’Italien Riccardo Arena s’inspire lui aussi du Mont Analogue de Daumal, avec une installation toute en finesse qui mélange obsidiennes de la région du mont Ararat et dessins. Alors que Marta Dell’Angelo compose une installation d’une centaine d’images découpées et suspendues. Une vision éclatée qui fait écho au kaléidoscope géant de l’artiste israélien Benji Boyadgian, construit par des artisans de la région.
Difficile à résumer – mais comme d’habitude d’une beauté époustouflante –, le travail plastique, manuscrit et vidéo du duo Ayreen Anastas & Rene Gabri prend le titre du dernier chapitre du Mont Analogue, And You, What Do You Seek (2017). A travers des notes et images recueillies dans des villages de tout le pays, les deux artistes explorent leur propre présent et environnement.
Au Musée de Mariam et Eranuhi Aslamazyan, deux sœurs peintres actives durant les années 1930-1950, des étonnantes toiles toutes en couleurs expressives racontent les voyages des artistes. De l’Inde à la Chine en passant par l’Afrique ou les Etats-Unis, elles sont accompagnées de différentes vidéos de la Triennale, comme The Crossing (2008) de l’Indien Murali Nair, ou La Mangue (2008) du réalisateur burkinabé Idrissa Ouedraogo.
On retrouve aussi la très belle vidéo à image circulaire A Story I never Forgot (2013-2015) de l’artiste brésilienne Rosana Palazyan. Par des procédés artisanaux, elle raconte le génocide arménien et de la fuite de sa famille jusqu’en Amérique latine – une œuvre qu’on a pu voir à la Biennale de Venise 2015. C’est la seule pièce de la Triennale qui fait référence au génocide, non sans évoquer elle aussi Le Mont Analogue: par définition, la diaspora inclut le fantasme d’un retour, le plus souvent impossible.
On termine par un crochet à la Villa Kars, maison d’hôte qui a accueilli les artistes de la Triennale pendant leurs séjours prolongés à Gyumri. Eux aussi en tuf, les lieux ont été aménagés par Antonio, médecin italien venu sur place dans la foulée du tremblement de terre. Avant de décider de rester: «L’Arménie est comme ça: elle t’enthousiasme ou te laisse indifférent, il n’y a pas de voie médiane.»
La belle bâtisse a résisté au séisme: «Elle était russe, pas soviétique, époque où on économisait sur le ciment», soupire Antonio, qui a vu de ses yeux les décombres des nombreux immeubles populaires. Son hôtel comprend un ambitieux projet social, autour de plusieurs fours à céramique installés dans une maison voisine. «Il y a de l’intérêt, on pense pouvoir donner du travail à une dizaine de familles de la région.» C’est lui aussi qui finance le repavement de la rue voisine, non sans s’énerver contre les bouches d’égout jamais recouverte la nuit. «Je leur dis que les gens ont des droits, mais ici ils s’en fichent…»
4. Erevan, un passé glorieux
Dans la capitale, la première phase de la Triennale expose les photos du Brésilien Gaspar Gasparian (1899-1966), fils d’un émigré arménien. Il faisait partie de l’avant-garde progressiste pauliste du Foto Cine Club Bandeirante, dans le cadre duquel il a immortalisé São Paulo, l’église de Pampulha de Belo Horizonte – un chef-d’œuvre de Niemeyer – ou les fameuses vagues des trottoirs pavés de Rio.
«Mon père ne s’est jamais rendu en Arménie. Il y vient maintenant avec son travail, ses photos, pour cette première exposition personnelle hors du Brésil», note avec émotion son fils, venu pour le vernissage du second volet de la Triennale. «Regardez cette photo, elle est caractéristique de la manière de procéder de mon père. De son image d’origine, il n’a gardé qu’un petit détail», en l’occurrence le reflet d’une femme dans l’eau. Les photos sont exposées à l’Union générale arménienne de bienfaisance, un ancien siège du parlement.
Dans les espaces bruts tout en cercles imbriqués du Hay-Art Cultural Center, surnommés barils par les habitants d’Erevan, Ilya & Emilia Kabakov proposent deux œuvres d’une grande finesse. Tout d’abord leur Concert for a Fly (1986), douze sièges en rond et des partitions dessinées, entourant une mouche en papier figée en plein air, comme crucifiée. A côté, abritée par des voiles blancs, une grande table recense, par des voies doucement surréalistes, vingt manières d’attraper – ou non – une pomme.
A l’époque soviétique, le Hay-Art Cultural Center était un musée d’art moderne et contemporain: une exception dans l’URSS, explique Vartan Karapetian, président de l’Armenian Arts Council, entre deux dolmas dans la cour ombragée d’un petit resto. «Dans les années 1970, le syndic d’Erevan a lancé un défi à Moscou en soutenant l’art underground dans ce musée. On venait de Russie pour voir ces exposition! Le syndic défendait son projet en mettant en avant le caractère périphérique et peu nuisible de l’Arménie.» Le Kremlin laissait faire, alors qu’à Moscou ou Kiev, ce type d’art était brûlé, raconte celui qui est aussi attaché culturel de l’ambassade arménienne au Vatican.
Paradoxalement, cette dimension avant-gardiste s’est affaiblie à l’indépendance (1991). Si l’Institute for Contemporary Art enseigne par exemple les démarches d’aujourd’hui, la principale école d’art d’Erevan demeure très académique dans son approche. «Le projet d’installation que j’avais présenté pour le bachelor n’a pas été accepté, on m’a réorienté vers les techniques nettement plus traditionnelles. C’est par contre ce même projet qui m’a ouvert les portes d’un master à l’étranger», ironise une ancienne étudiante en arts appliqués.
Ainsi, à quelques exceptions près, les principaux artistes arméniens de la scène contemporaine sont issus de la diaspora – c’était le point commun entre tous les plasticiens du pavillon arménien de la Biennale de Venise 2015. Certains de ces artistes choisissent désormais de revenir sur la terre que leurs ancêtres avaient fui, pour beaucoup dans les années entourant le génocide. C’est le cas d’Ayreen Anastas et de Rene Gabri, au programme de la Triennale, respectivement originaires de Bethléem et de Téhéran et qui ont longtemps vécu aux Etats-Unis: lorsqu’ils ne voyagent pas pour leurs expositions, ils créent désormais dans une ferme retapée, sur un flanc de montagne à deux heures d’Erevan.
Invité par l’ambassade suisse à produire une pièce à Erevan, le Tessinois Felice Varini a choisi la gare centrale. Interview in situ.
Qu’est-ce qui vous a plu dans cet espace?
Felice Varini: A l’origine, je cherchais des lieux urbains en extérieur, mais c’était compliqué car le trafic est intense et l’état des bâtiments pas toujours optimal. En intérieur, il y avait par exemple l’Opéra. Ce qui m’a plu ici, c’est le mélange entre architecture soviétique et renaissante, orienté comme une église: le matin, le soleil entre depuis la place, alors que le soir il se couche du côté des rails.
A l’intérieur, l’espace est pratiquement vierge.
Oui, il y a seulement quelques publicités (dont l’une, pour une compagnie d’assurance russe, arbore un Intercity suisse, ndlr), on dirait presque une église récupérée par des protestants! On est face à un espace pur et propre, qui est aussi une sorte de place publique, avec du passage. Cette gare appartient à la Compagnie des chemins de fer russes, ce qui compliquait les démarches, notamment pour l’ambassade, mais finalement tout s’est bien passé. Le montage a duré deux semaines, de nuit.
Etonnant que l’endroit n’ait pas encore été transformé en supermarché…
Oui, c’est rare. Ça me rappelle la grande poste de Genève, à la rue du Mont-Blanc. Lors de sa restauration en 1991, on m’a commandé une pièce permanente – à cette époque, le lieu était superbe. Mais avec sa privatisation, la poste est devenue un centre commercial – l’endroit est désormais une catastrophe. Quelle tristesse! Cette gare est comme la poste de Genève, mais avant (rires).
A Erevan, vous avez produit une œuvres à double face.
Les deux pièces se chevauchent: quand j’en vois une, j’ai des informations sur l’autre, à découvrir du deuxième point de vue, et vice-versa. Les deux éléments dialoguent et créent un nouveau tableau, avec des surprises. Les formes se libèrent de tout symbolisme, et même au final de l’artiste – c’est ça qui me plait. Merci la gare!
Ce type de dialogue avec le lieu est-il une constante?
Oui, de manière plus ou moins riche. A partir d’une situation que je ne transforme pas en tant que telle, je fais naître une partition que la réalité me rejoue comme elle l’entend.
PROPOS RECUEILLIS PAR SSG
Dans la capitale, si le Hay-Art Cultural Center se remet à programmer de l’art contemporain, les autres lieux dédiés aux propositions d’aujourd’hui sont plutôt rares. Ou alors carrément étranges, comme le complexe Cascade, construction soviétique en escalier de 572 marches – et escalators à l’intérieur –, privatisé en 2002 pour devenir la Cafesjian Museum Foundation of Armenia. On y voit du design et des pièces essentiellement modernes ou des années 1960-1970, de Warhol ou Lichtenstein. Et à l’extérieur, sur la place qui précède Cascade, plusieurs sculptures sont présentées dans l’espace public, comme un Love d’Indiana, ou une femme nue aux formes généreuses de Botero, devant laquelle les hommes font des selfies. «Mais seulement les touristes: les Arméniens sont bien trop pudiques», glisse une jeune historienne de l’art.
On peut encore mentionner l’étonnant musée dédié à Komitas, compositeur et pionnier de l’ethnomusicologie, qui expose de l’art contemporain de manière temporaire; la Mirzoyan Library, délicieux espace sur deux étages comprenant une bibliothèque spécialisée en photo, un espace d’art, des ateliers et un café – on y passerait ses journées. Ou encore l’artist-run space de l’ONG 4 Plus, au deuxième étage d’un immeuble du centre, qui soutient les femmes photographes: on y voit ces jours les polaroïds et photos argentiques de Piruza Khalapyan, lauréate de l’Armenian Art Foundation. Dans un travail qui se cherche encore, elle retourne sur les lieux de son enfance dans la petite ville de Metsamor.
Enfin, exclu de quitter Erevan sans une visite au Musée Sergueï Paradjanov, dédié au célèbre réalisateur arménien souvent harcelé – voire emprisonné – par les Soviétiques. Or lorsque l’auteur de La Couleur de la grenade (1968) ou des Chevaux de feu (1964) ne pouvait pas tourner, il produisait par exemple des collages en forme de films compressés.
Mais également des chapeaux, vitraux, boîtes de poupées, ainsi que des Cènes en céramique avec Al Capone et Khrouchtchev, où une dizaine de Mona Lisa détournées. Exposées plus de soixante fois hors d’Arménie, ces pièces proches de l’art brut n’ont jamais été montrées dans un espace contemporain. Ce qui est étonnant, au vu de la récupération effrénée de ce type de démarches par les curateurs à la mode. «Hans Ulrich, où es-tu quand on a besoin de toi?», ironise un plasticien étranger de passage – une référence à Obrist, commissaire suisse omniprésent. SSG