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Mai 68, les «gauchistes» arméniens et «Libé»
On commémore cette année les 50 ans de Mai 68 et une pléthore d’ouvrages et d’expositions sont proposés. Mais, sait-on que Mai 68 a aussi permis l’entrée en politique des minorités en France ? Ainsi en va-t-il de certains Arméniens de la 2e et surtout de la 3e génération, ceux dont les grands-parents, rescapés du génocide et arrivés en France dans les années 20, étaient restés dans l’entre-soi, et dont les parents, nés en France, se sont très bien intégrés au tissu social français. Leurs enfants, nés dans les années 50, scolarisés dans les lycées français, se sont familiarisés avec les luttes de libération nationale (Vietnam, Palestine), se sont politisés dans les AG, ont refusé l’ordre établi et se sont reconnus dans l’extrême gauche française, les maoïstes et plus largement les «gauchistes» (internationalistes, anti-impérialistes, antifascistes).
Parmi eux, Raffi Stéphane Indjeyan, né en 1952, et décédé il y a un an, le 21 juillet 2017, a pleinement vécu Mai 68. Il était «de toutes les manifs du Quartier latin, rue Gay-Lussac, là où ça cognait le plus dur» et aimait dans Mai 68 «le truc anti-autoritaire (1)». Après avoir été un des leaders de la révolte dans son lycée parisien, il défend les collectifs autonomes et, se qualifiant lui-même de «révolutionnaire», entre à la Gauche prolétarienne (GP) en 1970. Très vite, il établit des liens entre les peuples du tiers-monde et la situation des Arméniens, dépossédés de leur territoire en Turquie. Son militantisme politique nourrit alors un militantisme plus identitaire. Avec quelques militants arméniens proches de ses idées, il fonde en 1976 le mouvement Libération arménienne, dont le titre doit beaucoup au journal français Libération.
Car Stéphane Indjeyan travaille comme photograveur à Libération, il côtoie donc Serge July, Benny Lévy et Pierre Goldman. Les locaux du journal peuvent accueillir la nuit les militants arméniens pour qu’ils impriment leur journal, Hay Baykar («combat arménien»), mensuel créé en 1977. Libération ferme les yeux pendant presque deux ans et soutient la cause arménienne, qui se caractérise par la demande de reconnaissance du génocide de 1915 et la libération des territoires sous occupation turque. Pendant la «décennie terroriste» (de 1975 à 1985, des diplomates turcs sont assassinés partout dans le monde), de nombreux articles paraissent sur le sujet. «Stéph» apporte à son mouvement politique les pratiques d’agit-prop et des mao-spontex auxquelles il s’est formé lors de son passage à la GP. Les autres mouvements politiques arméniens sont aussi marqués par ces mutations, et les manifestations du 24 avril, date anniversaire du génocide arménien, prennent une tournure plus revendicative en France. La figure de Stéphane Indjeyan montre à quel point les relectures de Mai 68 sont encore bien loin d’épuiser la richesse du mouvement.
(1) Propos de Stéphane Indjeyan lors d’un entretien avec l’auteure, le 26 juin 2017.