Entre 2001 et 2017, la Syrie a perdu plus de la moitié de sa population chrétienne fuyant les menaces terroristes et cherchant refuge en Occident ou dans les pays avoisinants. Parmi ces chrétiens, un bon nombre d’Arméniens venus de Damas, d’Alep ou de Kassab (la province de Lattaquié).
Ceux qui ont choisi de rester ont montré leur résilience et ont défié, à leur manière, le terrorisme. C’est le cas de Nora Arissian. Femme de lettres, elle a intégré la vie politique du pays lors des élections législatives de 2016 devenant ainsi la première femme députée chrétienne et arménienne en Syrie et dans le monde arabe. Pour les rescapés du génocide arménien de 1915, la Syrie est considérée comme une seconde patrie. Fuyant l’Empire ottoman, ils y ont trouvé refuge et s’y sont installés afin de démarrer une nouvelle vie.
Aleteia : Comment vous considérez-vous, vous et tous ces arméniens de seconde ou troisième génération ? Plus arménienne ou syrienne ?
Nora Arissian : Ma famille est originaire du Sandjak d’Alexandrette (un territoire aujourd’hui turc, situé à la frontière syrienne ndlr), mais moi, je suis née à Damas et j’ai fait toutes mes études ici. Avec la facilité que j’ai en langues, j’ai pu suivre des études de littérature française, en plus d’un cursus de traduction et interprétariat en arabe et en arménien. Je me suis toujours considérée comme syrienne et arménienne à part entière. J’ai les deux cultures dans le sang puisqu’elles sont intégrées dans notre système éducatif depuis notre plus jeune âge, aussi bien à l’école qu’à la maison. Dans les écoles arméniennes en Syrie, la langue arménienne est enseignée à raison de 5 heures hebdomadaires, et les 2 heures par semaine de catéchèse sont en arménien. Ces heures accordées par le gouvernement est d’une grande importance car elles complètent notre identité et enrichissent l’éducation de la communauté aussi bien arménienne que syrienne. Beaucoup d’élèves syriens fréquentent les écoles arméniennes pour le bon niveau qu’elles assurent. J’estime que l’on ne peut pas défendre un peuple ou une cause si on ne maîtrise pas sa langue et sa culture.
Comment définissez-vous votre parcours professionnel ?
C’est un parcours linguistique. Ma richesse en langues étrangères m’a toujours servi. J’ai enseigné pendant longtemps le français au lycée puis à l’université de Damas ainsi que l’histoire de l’islam en français dans le département de sciences humaines. Dès que l’ambassade d’Arménie en Syrie a ouvert ses portes, j’ai travaillé en tant que traductrice auprès du bureau de l’ambassadeur. J’écris dans la presse syrienne, libanaise et arménienne, en arabe et en arménien. Et le plus émouvant pour moi, c’est quand je parcours le monde entier pour exposer en anglais ou en arménien l’arrivée des Arméniens en Syrie pendant le massacre puis le génocide arménien. Car ces Arméniens sont mes arrière-grands-parents, mes arrières-cousins. Mes aïeux. C’est un chapitre de l’histoire qui me tient à cœur au point d’en faire le mémoire de ma thèse. Depuis, j’en ai fait ma cause. En tant que femme de lettres, j’ai traduit en arabe 15 livres dans le cadre de l’histoire et de la littérature arméniennes. Et j’ai été honorée d’avoir été choisie comme membre de l’union des écrivains arabes. De ce fait, je suis la première femme arménienne intégrant ce milieu.
Quelles sont vos activités culturelles sur le terrain ?
Je suis présidente de l’association Amitié syro-arménienne. Je participe, j’encourage et je soutiens toute activité culturelle qui enrichit ces deux peuples. En Syrie, nous, les Arméniens, nous sommes une communauté très mobilisée et très active. Que l’on soit orthodoxe ou catholique, ensemble, nous avons constitué des chorales pour animer les cérémonies religieuses, une troupe de théâtre et une troupe folklorique. D’ailleurs, les Arméniens sont tellement réputés pour leur don en musique classique que le grand conservatoire de Damas a nommé Misak Baghboudarian, chef de l’orchestre symphonique national. Les Arméniens sont donc très présents sur le terrain culturel et social. Personnellement, j’œuvre toujours pour fortifier ce pont entre ces deux cultures.
Pouvez-vous nous présenter votre livre sur le génocide arménien et nous expliquer la raison de cet accueil réticent qu’il a eu auprès du gouvernement syrien ?
J’ai voulu publier mon livre à l’occasion du 90e anniversaire du génocide (1915-2005) et afin de montrer la position des journalistes, des rédacteurs en chef et des éditeurs des journaux syriens de cette époque vis-à-vis du génocide arménien. Il a été censuré en Syrie, car 2005 était l’époque de la lune de miel entre la Syrie et la Turquie… avant le divorce !
Mais ceci ne vous a pas empêchée de poursuivre votre projet ?
Bien sûr que non ! J’ai décidé de le publier au Liban et à mes propres frais. Sachant que plusieurs exemplaires ont pu finalement s’infiltrer sur le marché local et beaucoup de journalistes en ont parlé. Ce livre est une monographie. Il est le résultat d’une longue recherche dans les archives syriennes de la Bibliothèque Nationale et de la presse syrienne de l’époque, à savoir entre 1877 et 1930. Il rassemble ce qu’environ quarante intellectuels syriens (hommes politiques, historiens, artistes…) et 50 journaux ont dit ou écrit au sujet de ce génocide. La préface a été écrite par Dr. Georges Jabbour, un homme de terrain puisqu’il exerce un double rôle politique : il est membre du parlement syrien ainsi que de la commission arabe pour les droits de l’homme. À mon sens, ce livre est d’une importance majeure pour former l’opinion publique arabe au sujet du génocide arménien dans la mesure où il se base sur des informations récoltées de « la bouche » de Syriens. Ces derniers ont été non seulement une main charitable mais aussi les témoins des atrocités de ce chapitre d’histoire où des milliers d’Arméniens ont échappé à l’extermination de masse organisée par le gouvernement de l’Empire ottoman.
Depuis 1920 jusqu’à 2011, il y a toujours eu des députés arméniens hommes au Parlement syrien. En 2015, il y a eu aussi une ministre chrétienne dans le gouvernement, au ministère de l’Environnement, mais vous êtes la première députée chrétienne arménienne en Syrie et dans le monde arabe. Comment vous est venue l’idée de vous investir dans la politique ?
Tout d’abord il faut préciser que depuis toujours tout arménien se considère syrien à part entière avec ses droits et ses devoirs. Il cohabite avec tous les composants du tissu social syrien. Me présenter aux listes électorales parlementaires est un droit, devenu une ambition et un devoir envers cette Syrie déchirée !
Pendant le conflit syrien, une partie des Arméniens s’est installée en Arménie, au Canada ou en Australie. Mais la majorité de ceux-là ne s’est pas appropriée de biens immobiliers, gardant en tête l’idée du retour en Syrie dès que les combats se seront arrêtés. Ici nous sommes chez nous, bien enracinés. Bien que l’Arménie nous ouvre la grande porte pour nous accueillir et même pour nous garder. On l’a toujours dans le cœur, mais la Syrie, on l’a dans les gènes !
Nous sommes Syriens et nous sommes Arméniens. Pour ceux qui n’ont subi aucun dommage, l’idée de quitter le pays ne les a même pas effleurée. Au contraire, ils ont senti plus d’attachement, plus d’engagement envers cette terre détruite, en proie aux envahisseurs islamistes. Et nous avons décidé de nous investir davantage pour la sauver. D’où ma décision de me présenter aux élections législatives d’avril 2016 pour la circonscription de Damas, et celle de Jirair Reisian, le député qui a été élu pour la circonscription d’Alep, cette ville où est implantée la communauté arménienne industrielle et commerciale la plus importante.
Le challenge était de taille…
J’ai senti que j’avais un grand rôle à jouer vis-à-vis de la société syrienne et de son image par rapport à l’étranger. Il faut arrêter les mensonges qui ont amené la Syrie à son état actuel pour pouvoir entamer la phase de reconstruction. Je fais partie de la liste des Indépendants, loin du parti baathiste majoritaire, pour pouvoir représenter une nouvelle voix, celle de la majorité silencieuse, celle des lendemains. D’ailleurs le slogan de ma campagne électorale de 2015 le prouve bien : « Pour une Syrie recouvrée », qui est sortie de ce cauchemar ou du moins, dans sa phase finale. Je sais que j’ai pris beaucoup de risques : il y a la guerre, il y a Daech, il y a la société masculine orientale. Et, il y a le parti Baath. Mais j’ai foncé et j’ai gagné ! Au sein du Parlement, l’on compte 32 femmes sur les 250 députés élus, représentant ainsi tout le territoire syrien. Nous sommes répartis en 17 comités spécialisés. Chaque député peut faire partie de 2 comités. Personnellement j’ai intégré celui des relations internationales et celui des droits de l’Homme.
Quels changements pensez-vous pouvoir apporter à cette société fragilisée par une guerre qui dure maintenant depuis plus de 6 ans ?
Il y a tout d’abord le changement sur la scène internationale. Le cumul de mes expériences passées, en plus de ma double culture, m’ont permis d’avoir cette grande confiance en moi. Une sorte de dualisme positif. En un an et demi de travail continu, je me suis consacré à un objectif unique : faire bouger l’opinion étrangère nous concernant. Je me bats pour un changement rapide dans la politique étrangère par rapport à la Syrie. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai pu signer 24 accords d’amitié entre la Syrie et 24 pays étrangers et je suis devenue la présidente de l’association parlementaire de l’amitié syro-arménienne. J’ai reçu de nombreuses délégations étrangères occidentales, françaises, canadiennes et belges, venues s’assurer de ce que leur presse racontait. Pensant pouvoir confirmer sur le terrain l’image que transmettaient leurs médias, elles étaient étonnées de voir une réalité complètement différente. Car en ces temps de guerre, leur presse réduisait l’information sur la Syrie à l’image de femmes voilées dans les camps de réfugiés, les destructions massives sur tout le territoire syrien sans aucune distinction géographique et les ville-fantômes qui s’ensuivent. Il y a du vrai, mais il n’y a pas que ça ! De se voir accueillir par une femme « issue d’une minorité », qui leur montrais une réalité qui leur était étrangère et complètement méconnue, c’était déjà incroyable pour eux ! Et leur étonnement était encore plus grand quand je leur ai dit que je n’avais jamais pensé à immigrer, moi la chrétienne arménienne, malgré toutes les facilités qui m’avaient été proposées. La Syrie est le berceau des civilisations, le nid du christianisme, et j’œuvre pour la pérennité de l’existence des chrétiens dans ce pays et dans cette région. Cette politique de vider le Moyen-Orient de ses chrétiens est à rejeter catégoriquement.
Et sur la scène nationale, comment définissez-vous votre présence ?
Au niveau national, ma présence sur le plan politique et parlementaire en tant que femme, et arménienne, est un signe positif qui reflète une évolution de la société civile syrienne qu’il faut continuer à alimenter. Mon rôle est de travailler encore et toujours sur tout l’espace géographique du territoire syrien. Mes déplacements à Alep, Kassab et Qamechli sont un grand témoignage de l’atrocité de cette guerre injuste que je me dois de communiquer à l’étranger. De même pour Maaloula d’où j’ai lancé un cri d’alarme quant aux églises démolies et brûlées, avec leurs reliques et leurs icônes qui étaient d’une nature irremplaçable, tant au niveau religieux que culturel. C’est tout un patrimoine qui est en voie de disparition. C’est pour cela que je me bats aujourd’hui.