[article initialement publié le 21 février 2014, à l'occasion des 70 ans de l'exécution du groupe Manoukian]
"Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. On va être fusillés » (…) Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant au soleil et à la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis.(…) Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain(…) Au moment de mourir, je proclame que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand".
Beaucoup s'en vont, – plusieurs ultimes lettres l'attestent -, en disant leur attachement à la France, qui les reconnaîtra pour siens. Victoires posthumes : avant de devenir légende, leur fin clôt sous les balles nazies une épopée qui, si elle n'a pas changé le cours de la guerre, a contribué au sens de la Résistance et interpelle aujourd'hui encore la nation française. C'est aussi l'histoire d'une vaste opération policière réussie devenue un échec de propagande.
Les FTP (Francs tireurs partisans), eux, sont l'organisation de résistance créée fin 1941 – à la rupture du pacte germano-soviétique – par le Parti communiste français. Née dans le même temps, sa branche FTP-MOI procède des deux. Elle est en contact direct avec Jacques Duclos qui représente de fait le Komintern (Internationale communiste).
Comme ceux de la MOI, ses effectifs sont formés principalement de réfugiés de multiples pays d'Europe. Beaucoup sont très jeunes ; d'autres ont déjà une expérience du combat, acquise pour certains dans les brigades internationales espagnoles. Leur motivation est d'autant plus grande que le sort fait aux étrangers par les lois de Vichy comme la traque allemande ne leur laisse nul espoir de paix et que les échos des camps d'extermination commencent à parvenir.
Persécutions et rafles contribueront à renforcer leur détermination dans une atmosphère de précarité ("Chez nous, on a trois mois de survie au mieux", dit un responsable à ses recrues). Formés aux armes et à la lutte clandestine, ils se distinguent dans la Résistance par leur courage et leur efficacité malgré leur petit nombre (guère plus d'une soixantaine de combattants simultanément opérationnels à Paris) et une répression croissante. Sabotages, attentats individuels : 229 actions leur seront imputées au total en moins de deux ans.
A Paris, les FTP-MOI sont d'abord dirigées en 1942 par Boris Holban (34 ans), de son vrai nom Bruhman. Issu d'une famille juive qui a fui la Russie pour la Bessarabie, puis la France, Boris Holban s'était engagé en 1939 dans un régiment de volontaires étrangers. Fait prisonnier, il avait pu s'évader grâce au réseau d'une religieuse de Metz, soeur Hélène (François Mitterrand bénéficiera du même réseau).
Missak Manouchian ne rejoint lui-même le groupe combattant qu'en février 1943. Né en 1906 dans une famille qui sera victime du génocide arménien, il a émigré en France dans les années 1920. Ouvrier par nécessité, c'est aussi un intellectuel féru de littérature et un poète. Communiste, il avait été arrêté au début de la guerre, mais libéré faute de charge et vivait depuis dans la clandestinité, responsable notamment au Parti de la branche arménienne de la MOI.
Le coût humain du combat des FTP-MOI, dans l'ensemble, est élevé mais le but politique visé par la direction communiste est atteint : l'"insécurisation" de l'occupant harcelé par des attentats quasi quotidiens. Paris ne peut plus être un camp de repos pour guerriers et nazis méritants.
Redoublant de zèle, les services français de la Préfecture de Police, – qui y emploient près de 130 inspecteurs, renseignements généraux en tête – accentuent leur traque. Le 16 novembre 1943, une trahison arrachée sous la torture [voir ci-dessous] leur permet, après de longues filatures, d'arrêter Manouchian avec plusieurs de ses amis, à Évry Petit-Bourg, sur les berges de la Seine.
Sa compagne Mélinée parvient à s'échapper, mais une soixantaine d'autres arrestations sont opérées. Manouchian et vingt-deux de ses camarades sont livrés aux Allemands. Ceux-ci vont tenter, avec la collaboration vichyssoise, de pousser leur succès dans une opération de propagande qui se veut éclatante.
La sentence sans surprise – la mort pour tous, en fait déjà décidée – est « prononcée » le 21 février et exécutée le jour même. Plus que le simulacre de justice ou le châtiment sinistrement banal – une quarantaine d'autres combattants des FTP-MOI seront fusillés plus discrètement dans les semaines suivantes – , c'est pourtant une affiche qui se trouve au cœur de la mise en scène.Imprimée, selon des estimations, à près de 15 000 exemplaires – et aussi reproduite dans des tracts – elle sera largement diffusée à Paris et dans plusieurs grandes villes.
« Des libérateurs ? », interroge t-elle avec la présentation, sur les vingt-trois condamnés, de dix visages choisis notamment pour la consonance rugueuse du nom qui leur est associé. Réponse en forme de slogan : « la libération par l'armée du crime ! ». La teinte sanglante de l'affiche doit accroître l'effroi. Ses diagonales parodient le V de la victoire.
Après la nouvelle de leur mise à mort, des inscription griffonnées, voire des fleurs , viennent un peu partout rendre hommage aux suppliciés : « morts pour la France », « des martyrs »… L'horreur née de l'affiche n'est pas celle qu'avaient prévue les nazis et leurs collaborateurs, ni d'avantage sa postérité. Si le martyr des vingt-trois combattants s'efface un peu dans le tumulte de la Libération et de l'immédiat après-guerre – où s'édifie la légende d'une résistance d'abord voulue tricolore -, il ne sera pas oublié.
La médaille de la Résistance leur est décernée en 1947. Aragon, surtout, leur consacre un poème en 1955 : « l'Affiche rouge », composé à partir de la lettre de Manouchian à sa « petite orpheline », sa femme Mélinée, au matin du dernier jour. Mis en musique et interprété par Léo Ferré, il sera repris par d'innombrables artistes, perpétuant durablement le souvenir des vingt-trois mais aussi des autres, plus anonymes encore, dont le destin continue de résonner.
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s´abattant »
Que puis-je t’écrire, tout est confus en moi et bien claire en même temps. Je m’étais engagé dans l’armée de la Liberation en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et de but. Bonheur ! à ceux qui vont nous survivre et goutter la douceur de la liberté et de la Paix de demain. J’en suis sûre que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoir dignement.
Au moment de mourir je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit. Chacun aura ce qu’il méritera comme chatiment et comme récompense. Le peuple Allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur ! à tous ! —
J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendu heureuse. j'aurais bien voulu avoir un enfant de toi comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre sans faute et avoir un enfant pour mon honneur et pour accomplir ma dernière volonté. Marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je lègue à toi et à ta sœur et pour mes neveux. Après la guerre tu pourra faire valoir ton droit de pension de guerre en temps que ma femme, car je meurs en soldat regulier de l’Armée française de la Liberation.
Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes ecris qui valent d’être lus. Tu apportera mes souvenirs si possibles, à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades toute à l’heure avec courage et serénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fais mal à personne et si je l’ai fais, je l’ai fais sans haine.
Aujourd’hui il y a du soleil. C’est en regardant au soleil et à la belle nature que jai tant aimé que je dirai Adieu ! à la vie et à vous tous ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal où qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous à trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendu. Je t’embrasse bien bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaisse de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami Ton camarade Ton mari Manouchian Michel (djanigt).
P.S. Jai quinze mille francs dans la valise de la Rue de Plaisance. Si tu peus les prendre rends mes dettes et donne le reste à Armène. M.M.
L'Histoire : Avant d'être fusillé, Manouchian, dans sa dernière lettre, pardonne à tous, « sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus ». Qui est le traître ?
Adam Rayski
: Dans l'esprit de Manouchian il s'agissait de Joseph Davidovitch, commissaire politique des FTP-MOI1 depuis juin 1943. Manouchian était son subordonné et ne l'a accepté qu'à contrecœur. En octobre, Davidovitch disparaît. Par une fuite de la préfecture, nous avons appris qu'un résistant dont le signalement correspondait à celui de Davidovitch avait craqué, était passé aux aveux. Il sillonnait Paris en voiture avec les policiers français pour piéger les camarades sur leurs lieux de rendez-vous. A la suite d'une évasion simulée, il devait infiltrer la MOI et remonter jusqu'à la direction clandestine du Parti. Après les coups de filet de mars 1943 – 140 camarades arrêtés –, la police s'était déjà bien infiltrée. En janvier 1944, ce sont deux adjoints de Duclos qui tombent. Davidovitch a contribué à mieux cerner l'organigramme clandestin. Sa trahison ne fait plus aucun doute.L'Histoire : Et quels sont ceux qui ont vendu ?
Adam Rayski : Une certitude : Manouchian ne pouvait soupçonner les communistes. Pour Mélinée, sa veuve, il est mort communiste. « Vendre » est le mot de la terminologie résistante et de la presse clandestine pour désigner la Collaboration et Vichy, surtout après Montoire. A son procès, quand Manouchian déclare : « Vous avez vendu votre conscience et votre âme à l'ennemi », il s'adresse avec mépris à un parterre de gestapistes français et de journalistes collaborateurs. (…)
L'Histoire : Que pensez-vous de la thèse de la « tricolorisation » du Parti ? Certains historiens prétendent que le PC, soucieux de redorer son blason cocardier, aurait sacrifié délibérément les combattants « Manouchian » aux noms trop juifs et à l'accent yiddish si peu national…
Adam Rayski :Le groupe Manouchian n'était pas comme ça. suspendu en l'air. Il était en interconnexion avec tous les rouages du Parti. On ne pouvait livrer sélectivement Manouchian sans mettre en danger toutes les organisations dans la mouvance du Parti. Dans l'hécatombe de mars 1943, il y avait beaucoup de Français de pure souche. Il n'y a qu'à lire le rapport de police du 3 décembre 1943, établi après la chute de Manouchian : « 67 arrestations, 14 Français aryens, 4 Français juifs, 19 étrangers aryens, 30 étrangers juifs. ».
L'Histoire : y a-t-il une responsabilité du PCF dans la chute du groupe Manouchian ?
Adam Rayski : En mai 1943, devant le bilan des pertes des organisations juives, j'ai demandé le repli. le transfert de notre direction dans la zone Sud. Le Parti a refusé, qualifiant cette attitude de « capitu1arde ». Le PC voulait continuer à frapper dans la capitale, avec ce qui restait son unique bras séculier : les FTP-MOI. Stratégiquement, la direction, pour affirmer sa suprématie vis-à-vis de Londres et du Conseil national de la Résistance, désirait capitaliser les actions d'éclat de la MOI. La direction nationale juive est partie in extremis pour Lyon, mais les FTP ont continué à lutter sur place avec acharnement. Le Parti a sous-estimé l'impératif de la guérilla urbaine – savoir décrocher – et a tiré un rendement politique maximum des coups d'éclat de la MOI. A terme, c'était donc bien une grave erreur politique. La part de responsabilité du PC dans les arrestations de résistants – dont les 23 de l'Affiche rouge – est indiscutable. Mais ne parlons pas à propos du Parti de trahison ; ne parlons pas non plus d'abandon et encore moins de sacrifice prémédité.
(Propos recueillis par Alain Rubens.) Lire l'entretien complet
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant
Parmi les publications récentes, noter ce site très complet et régulièrement alimenté. Le quotidien "l'humanité" consacre également cette année un "hors série" dédié à "l'affiche rouge". Voir aussi ce document de la mairie d'Ivry sur Seine – où reposent les fusillés – et , très complet, d'Adam