Tous les chemins ne mènent pas au Haut-Karabakh. En réalité, il n’y en a que deux : par le nord ou par le sud, au départ d’Erevan, la capitale de l’Arménie. Les amoureux de panoramas choisiront le premier, une route inaugurée en 2017 qui passe par la ville arménienne de Vardenis. Après avoir longé le lac Sevan, la «perle bleue» de l’Arménie, enchâssé dans les sommets du Caucase, on distingue au loin des reliefs nimbés de nuages. Au col Amour, des rapaces tournoient en boucles majestueuses. A flanc de coteau, des bergers à cheval poussent leurs troupeaux… Dans ce cadre bucolique, après trois heures de route depuis Erevan, on atteint l’une des frontières les plus épineuses de cette partie du monde.
Dans sa guérite, un douanier récupère les passeports, note les numéros et donne un formulaire qui permettra de retirer le visa à Stepanakert, la capitale du Haut-Karabakh. Nor-Kharkhapout, le lieu-dit où se trouve l’officier, ne figure sur aucune carte. Sur les Smartphones, le GPS indique que l’on entre en Azerbaïdjan, pays à majorité turcophone et chiite. Mais dans les faits, il s’agit ici d’une terre enclavée peuplée d’Arméniens, chrétiens. Une région grande comme le Liban mais quarante fois moins peuplée, avec à peine 150 000 habitants. Autoproclamée indépendante à la chute de l’URSS en 1991, elle n’est à ce jour reconnue par aucun Etat membre des Nations unies.
Bienvenue dans le «jardin noir» du Caucase. Son nom – de kara, «noir» en turc, et bagh, «jardin» en farsi – lui aurait été attribué, dit la légende, par un dignitaire de la dynastie perse des Séfévides, qui régnait sur cette région au XVIe siècle. L’homme aurait été séduit par ces reliefs couverts de vignes et de champs de grenadiers. Une autre théorie, tragique celle-ci, veut que cette appellation sanctifie une terre de résistance, l’adjectif «noir» évoquant le sang des envahisseurs versé dans cette contrée farouche. Lors de la conquête russe de la Transcaucasie, au début du XIXe siècle, s’ajouta le préfixe nagorny – «haut», «montagneux ». Au début des années 1990, le conflit qui opposait les sécessionnistes soutenus par les forces arméniennes aux autorités azéries fit 30 000 morts et des centaines de milliers de réfugiés. Un cessez-le-feu fut signé en mai 1994 entre l’Azerbaïdjan, l’Arménie et le Haut-Karabakh mais, à ce jour, aucun règlement politique n’a été trouvé. De son côté, en 2017, le Haut-Karabakh s’est rebaptisé république d’Artsakh, nom qui désignait jadis la dixième province du royaume d’Arménie. Un symbole qui en dit long sur la volonté de cet Etat de s’arrimer à la «mère patrie». Pour les Arméniens, l’Artsakh est une terre chargée d’histoire, le cœur de la résistance nationale, l’ultime bastion où l’on se repliait lors des invasions ennemies ; un lieu de pèlerinage, aussi, avec des monastères (Dadivank, Gandzasar…) qui comptent parmi les plus beaux de leur patrimoine culturel.
La route redescend en serpentant à travers un long défilé dominé par le mont Mrav, qui culmine à 3 343 mètres. Au fond du ravin rugit le Trghé, un affluent de la rivière Tartar qui traverse le pays d’est en ouest. Au bout de quatre heures et demie de route, Stepanakert, petite capitale de 50 000 habitants, apparaît dans un amphithéâtre de reliefs boisés. Une ville qui aurait des allures de préfecture de province si elle n’était le siège de la présidence de la République – installée dans l’ancien QG du parti communiste –, et du Parlement, inauguré en 2008. Ses larges avenues peu encombrées, ses squares fleuris équipés d’aires de jeux et ses petites filles à couettes rappellent irrésistiblement l’époque soviétique, quand le Haut-Karabakh était une «région autonome» au sein de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan.
Dans les rues de Stepanakert, la capitale, ces immeubles témoignent du passé soviétique. Le Haut-Karabakh avait alors le statut de «région autonome» au sein de la république socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. – Yvan Travert / akg-images / GEO
Les étrangers en visite doivent payer et retirer leur visa au ministère des Affaires étrangères, où le précieux sésame est délivré sur une feuille volante – il est déconseillé d’afficher l’emblème du Haut-Karabakh dans son passeport si l’on veut pouvoir se rendre un jour en Azerbaïdjan. Le document affiche d’impressionnantes armoiries : un aigle couronné d’or aux ailes déployées sur fond de soleil éclatant, qui tient dans ses serres deux épis de blé et une grappe de raisin, symboles d’un riche terroir. Sur sa poitrine, un bouclier orné du drapeau du pays (le drapeau arménien barré d’un chevron) et de cimes enneigées avec, en son centre, l’image du monument national, une énorme sculpture de tuf rouge, œuvre de 1967 par l’artiste arménien Sarkis Baghdassarian, posée sur une colline dans le nord de Stepanakert. Elle représente les têtes stylisées de deux paysans, Tatik et Papik – «grand-mère et grand-père» en arménien –, émergeant du sol, façon de signifier leur enracinement dans ce territoire. L’œuvre porte un titre sans équivoque : Nous sommes nos montagnes.
Ce jeune couple, uni selon le rite apostolique arménien, rend visite aux statues de Papik et Tatik («grand-père» et «grand-mère») près de Stepanakert. – Yvan Travert / akg-images / GEO
Des montagnes veinées de rivières, qui font du Haut-Karabakh un jardin, c’est vrai, fertile et ensoleillé, où tout pousse en abondance. En ce début juin, les étals du marché de Stepanakert regorgent de fruits : cerises noires gorgées de soleil, abricots pâles et goûteux, pêches parfumées, kiwis, framboises, mûres blanches et noires, petites pommes acidulées et poires minuscules. Une partie de la population vit en quasi-autarcie : «Nous achetons seulement le riz, les pâtes, la farine, le sucre et le sel, explique Ani Narimanyan, 30 ans, cuisinière de son état. On se nourrit toute l’année des produits de la nature. Les bocaux sont nos réserves pour l’hiver. On fait sécher les fruits au soleil. Et nos produits sont meilleurs qu’en Arménie car ici ils sont bio, il n’y a pas de nitrates !» Chaque aliment aurait ses vertus : «Les noix, c’est bon pour la thyroïde, assure Ani. Le miel avec les noix, contre la maladie d’Alzheimer. Les oignons verts regorgent de vitamine C. Les tomates sont recommandées pour le cœur. Les mûres aident à la digestion…» Entre les petites échoppes se répand le fumet du jengialov hac, un plat traditionnel de lavash (une sorte de galette), fourrée d’herbes sauvages et dont le secret de fabrication se transmet de mère en fille. A l’entrée du marché, un homme vend du «pain communautaire» dans de petits sacs en plastique, qu’il sort du coffre ouvert de sa vieille Lada. Chaque village des environs possède son tonir, un four en terre cuite, souvent enterré, qui sert à tous. A tour de rôle, une fois par semaine, une femme vient y faire le pain pour l’ensemble des habitants.
Le gouvernement du Haut-Karabakh, soucieux d’être pris au sérieux dans sa revendication d’indépendance, ne se contente pas de mettre en avant ce mode de vie bucolique. Sa fierté : un taux de croissance annuel moyen de 10 % au cours de la dernière décennie. L’exploitation du sous-sol, riche en or, cuivre, molybdène et charbon a contribué à ce bon résultat. Le développement des énergies renouvelables aussi. En construisant de petites centrales hydroélectriques, le Haut-Karabakh est devenu autosuffisant en énergie, revendant même de l’électricité à l’Arménie. Laquelle contribue encore au budget de l’Etat à hauteur de 40 % sous forme de prêts, contre 70 % il y a vingt ans. La diaspora arménienne, quant à elle, qui a largement soutenu la reconstruction pendant les années qui ont suivi la guerre, investit activement dans l’économie locale. Un Français, Antoine Sakhochian, 72 ans, envisage ainsi de placer ses économies dans la rénovation du système de santé local. «Je suis le fils d’un rescapé du génocide, explique-t-il. Et j’ai envie de soutenir cette région en lutte, la plus authentique d’Arménie. Ici, les gens s’accrochent à leurs montagnes. J’éprouve un profond attachement pour ce peuple, son histoire, sa culture.» En juin dernier, lors d’une rencontre avec la ministre de la Santé du Haut-Karabakh, Karine Atayan, Antoine Sakhochian a proposé de financer à Karvatchar, dans le nord-ouest, la construction d’une petite unité médicale, un bâtiment de 120 mètres carrés qui regrouperait tous les services nécessaires avec du matériel moderne. Les travaux pourront commencer d’ici à quelques mois. Dans ce petit pays, où tout passe par les réseaux personnels, il est facile d’avoir un accès direct aux décideurs et aux hauts responsables politiques. Un autre Français, Gérard Guerguerian, 65 ans, joue régulièrement de son entregent. Ancien dirigeant du groupe informatique Atos, il dit aimer l’ambiance «Far East» du Haut-Karabakh, un espace de liberté où les règles se négocient aisément, jusqu’à l’exonération de taxes pour les gros investisseurs. Lui-même a misé quelques dizaines de milliers d’euros pour lancer à Stepanakert The Roots, un bar-restaurant qui fait aussi office de galerie d’art. Le lieu, qui a rapidement séduit la jeunesse locale, est un succès. A deux rues de là, en cette fin de journée, les anciens locaux du KGB, refaits à neuf, sont quant à eux remplis d’adolescents rieurs. Créé en 2011 à l’initiative de grosses fortunes de la diaspora, le centre Tumo est dédié à la création numérique pour les 12-18 ans. Ici, les ados viennent, après l’école, se former gratuitement aux nouvelles technologies. 1 100 élèves y participent déjà et la demande ne cesse de croître. Le but : permettre aux jeunes Karabakhiotes de créer plus tard leurs propres sociétés dans les domaines les plus divers du monde de la communication. Le succès est tel qu’on vient de loin pour étudier ce modèle (la maire de Paris Anne Hidalgo a inauguré un centre Tumo dans la capitale française en septembre dernier).
Aucun vol commercial ne peut se poser au Haut-Karabakh, les points de passage en Azerbaïdjan sont fermés, de même que les postes-frontières avec l’Iran. Les camions iraniens qui approvisionnent la zone en pétrole passent par l’Arménie, seul l’accès à ce pays restant ouvert. «En faisant pression sur certains Etats pour les dissuader d’acheter nos produits, l’Azerbaïdjan nous pénalise sur ces marchés potentiels», déplore Zhirayr Mirzoyan, le ministre de l’Agriculture. Bakou cherche notamment à décourager des pays de l’Union européenne d’acheter du made in Artsakh, en menaçant de couper le robinet du pétrole… «Et la non-reconnaissance de l’Artsakh empêche la délivrance de certificats ou labels internationaux, alors que si le marché extérieur s’ouvrait à nous, notre production agricole pourrait être multipliée par dix avec les terres disponibles», poursuit le ministre.
A une quarantaine de kilomètres au sud de Stepanakert, le village de Togh, qui se dessine en haut d’un piton rocheux, est accessible par un seul chemin. Ancienne capitale entre le IXe et le XVIIIe siècle de l’ex-principauté arménienne de Dizak, ce nid d’aigle n’a jamais été pris ni envahi. Mais ce qui fait la fierté des habitants de Togh aujourd’hui, ce sont… leurs mûres, avec lesquelles ils produisent du tti oghi – une vodka titrant 60° – ainsi que les vignes. Un cépage inconnu en Europe, qui répond au doux nom de khndoghni, dérivé de l’arménien khind qui signifie «joie». Le domaine Avetissyan produit 80 000 bouteilles par an d’un rouge à la saveur très tannique. «C’est le parfum de notre terre, insiste Edik Avetissyan, le patriarche. Le parfum de notre vigne et des fleurs qui l’entourent. » Commercialisé sous l’appellation kataro, du nom d’une ancienne église arménienne, ce vin s’exporte aux Etats-Unis, au Canada, en Russie, en France et dans une bonne partie de l’Europe. En 2017, le kataro a remporté la grande médaille d’or au Concours mondial de Bruxelles.
Dans le nord du pays, près de Talish, les onze salariés de la société Golden Fish espèrent eux aussi obtenir une reconnaissance internationale. Les golden fishes, qu’on devrait traduire par «poissons aux œufs d’or», ce sont les esturgeons. Ils sont des centaines, de toutes tailles, à se morfondre dans 308 bassins de quarante mètres cubes implantés sur les bords de la rivière Tartar. L’ambition affichée de ce projet colossal, lancé il y a deux ans avec le soutien de la diaspora, est ni plus ni moins de produire ici le meilleur caviar du monde. Certains esturgeons ont été importés d’Astrakhan, la capitale du caviar en Russie, et d’autres de Suisse. «On teste les deux espèces, explique le responsable de la ferme aquacole, Aren Ulubabian, 38 ans, ancien des commandos militaires qui a ensuite repris des études d’agronomie à Chouchi. En fonction des résultats, on choisira celle qui convient le mieux. Mais ce qui fait la différence avec les caviars produits ailleurs, c’est la pureté de l’eau de la rivière et la qualité de l’air. Ici, il n’y a pas d’usines chimiques.» Les premières boîtes d’or noir devraient sortir de l’usine d’ici à 2020. Objectif de Golden Fish : produire 2,5 à 4 tonnes par an.
A Stepanakert, tous les Karabakhiotes ne bénéficient pas des retombées du dynamisme de l’économie de leur petit pays. Des cohortes de balayeurs entretiennent les rues, mais leur moyenne d’âge élevée (entre 60 et 80 ans) pose question… Le niveau moyen des pensions, inférieur à 100 euros, oblige de nombreux retraités à reprendre du collier. Les maisons au toit de tôle et les routes défoncées que l’on trouve en périphérie de la capitale contrastent avec les immeubles résidentiels flambant neufs du centre-ville. Le salaire moyen des habitants tourne autour de 260 euros, légèrement en dessous du salaire moyen arménien. Sur les façades grises du centre-ville, une grande fresque à la gloire des forces militaires de l’Artsakh et des affiches invitant à rejoindre les troupes rappellent que l’armée, qui compte 25 000 recrues, est, avec l’agriculture, le premier employeur du pays.
Car la «ligne de contact» (un euphémisme officiel qui désigne en réalité la ligne de front) entre les troupes du Haut-Karabakh et l’armée azerbaïdjanaise est seulement à cinquante kilomètres de la capitale et à moins de deux kilomètres de Talish. Un réseau de tranchées à flanc de montagne, sur des kilomètres. Partout, des piles de sacs de sable. Les boîtes de conserve suspendues aux barbelés pour donner l’alarme en cas d’incursion ennemie tintent parfois sous l’effet du vent. Les forces azerbaïdjanaises ne sont jamais loin. On peut les observer par les meurtrières des redoutes, masquées par des bandes de tissu sombre. «Eux aussi peuvent vous voir, éloignez-vous, on n’est jamais à l’abri d’un sniper !» intime un officier. Des tirs ont lieu chaque semaine. Et un bombardement est toujours possible, comme il y en a eu en avril 2016, lors de cette «guerre des quatre jours» qui fit environ 350 morts dans les deux camps, selon les estimations du département d’Etat américain. Dans le village voisin de Mataghis, les murs des maisons sont criblés de balles.
A l’entrée des tranchées, un visage gravé sur une plaque rappelle que, parmi d’autres, le soldat Miro est tombé ici en 1992. Au sein des jeunes militaires aujourd’hui en faction, la plupart sont nés après la guerre. Mais ils ont grandi dans une ambiance de poudrière. A l’école, tous les lundis matin, ils ont chanté l’hymne national : «Artsakh libre et indépendant, nous avons bâti ta maison-forteresse/L’histoire de notre pays, nous l’avons apprise avec notre sang/Tu es un château imprenable/ Un sommet sacré, un nom légendaire, une relique divine.» Au collège, filles et garçons ont reçu, trois fois par semaine, des cours de préparation militaire. Ils ont appris à défiler, à manier une arme, à la monter et à la démonter, ainsi qu’à tirer. A leur majorité, les garçons sont astreints à deux ans de service militaire obligatoire. Les filles peuvent aussi endosser l’uniforme mais sur la base du volontariat. Après six mois d’entraînement, l’armée envoie les nouvelles recrues monter la garde sur la ligne de front. Parfois au péril de leur vie. Car le conflit gelé se révèle par intermittence bouillant. Le 10 juin dernier, Vahagn Eloyan, 26 ans, a trouvé la mort sur un autre point du front, victime d’une balle tirée par un sniper azerbaïdjanais. Le 22 septembre, c’était au tour du jeune Mher Hovsepyan, 20 ans, dernière victime en date. De leur côté, les soldats azerbaïdjanais font aussi régulièrement état de violations du cessez-le-feu par les troupes karabakhiotes. Et le conflit s’éternise.
Pourtant le Haut-Karabakh ne renonce pas à attirer les touristes. La plupart sont d’origine arménienne, venus de Russie, des Etats-Unis et de France, les trois grandes communautés d’une large diaspora qui compte sept millions de membres. Des circuits de trois jours, au départ d’Erevan, leur font découvrir les trésors du pays, comme le monastère de Dadivank, dans les collines boisées du nord, un bijou du IXe siècle. Ou celui, plus imposant, de Gandzasar, du XIIIe siècle, endommagé par des bombardements azerbaïdjanais pendant la guerre d’indépendance. En 2008, le pays n’accueillait que 4 000 touristes par an. Dix ans plus tard, ce chiffre a été multiplié par sept, avec 28 000 visiteurs en 2017. «Nous en visons 50 000 par an d’ici à cinq ans, explique Artak Grigorian, le chef du département tourisme au ministère de la Culture. Nous ne voulons pas de tourisme de masse dans notre petit pays afin de garder l’authenticité de la destination.» Mais pour l’instant, les étrangers n’ont d’autre choix que d’arriver par la route. Car, blocus oblige, l’aéroport de Stepanakert n’accueille plus d’avions de ligne depuis la guerre. La dernière fois qu’un voyageur civil y a débarqué remonte à vingt-six ans : l’Azerbaïdjan a ouvertement menacé d’abattre tout appareil qui se poserait sur l’unique piste d’atterrissage, qui a pourtant été refaite à neuf. «Vous savez, tout fonctionne !» assure Erik Ohanian, le directeur de l’aéroport. Un nouveau terminal a même été construit en 2009. Tout est propre, bien astiqué, les chariots à bagages sagement alignés. Des panneaux indiquent les directions du café, de l’infirmerie, de l’embarquement. Un autre souhaite «bon voyage» en arménien, en russe et en français. Il y a même un hall VIP et une borne interactive pour délivrer aux futurs touristes des informations sur l’Artsakh, «le trésor caché du Caucase». Les cinquante employés de l’aéroport attendent depuis des années une ouverture des lignes sans cesse repoussée.
Pour attirer les touristes, le Haut-Karabakh mise sur ses paysages préservés, comme ceux de la région d’Askeran. – Yvan Travert / akg-images / GEO
En attendant, certains membres de la diaspora arménienne ont franchi une étape de plus : ils se sont installés au Haut-Karabakh. Michel Tancrez, par exemple, qui a choisi de vivre avec sa femme et sa fille à Stepanakert il y a quatorze ans déjà. A 75 ans, ce retraité originaire de Meudon est le représentant du Fonds arménien de France au Haut-Karabakh. Chaque année, il collecte de l’argent pour financer des projets : «Une fois par an, en novembre, nous lançons un “phoneton”. Pendant quatre jours, nous utilisons notre base de données de 50 000 noms pour appeler toutes les familles d’origine arménienne en France. L’an passé, nous avons réuni 1,2 million d’euros. Une bonne partie de cette somme est allée au Karabakh.» Michel Tancrez reste discret sur le montant exact. A Stepanakert, l’amitié franco-arménienne a son «temple», le centre culturel Charles-Aznavour. La vingtaine de membres du club francophone sont majoritairement des jeunes femmes, amoureuses de la France et de sa culture. L’apprentissage du français est devenu un objectif du ministère de l’Education nationale du Haut-Karabakh qui aimerait promouvoir la langue de Molière au même titre que l’anglais (l’arménien et le russe étant déjà obligatoires). Avec la maîtrise du français, les jeunes espèrent obtenir des stages dans l’Hexagone pour s’y former dans des secteurs jugés prioritaires par le gouvernement, comme l’agriculture, la santé ou le tourisme. Christine Abrahamian, 24 ans, est ainsi partie se perfectionner pendant quelques mois à Montpellier, puis est revenue récemment à Stepanakerk. «Je suis rentrée car il y a beaucoup de possibilités ici, assure-t-elle. Je vais enseigner le français et aider mon pays à mon tour. Bien sûr, c’est par patriotisme.» Et les menaces de guerre ? «La guerre, il y en a partout dans le monde, des attentats aussi, dit la jeune femme. Ici, on vit à fond, plus intensément.» Square de France, devant la sculpture d’un gros coq en pierre, des panneaux marquent l’emplacement de ce qui devrait être un jour le centre Paul-Eluard, dédié à la francophonie, financé par une dizaine de municipalités françaises ayant signé des chartes d’amitié avec le Haut-Karabakh. Sur le panneau central, en français et en arménien, s’affichent les vers d’un célèbre poème : Liberté.
Haut-Karabakh, jardin noir du Caucase, un reportage de Patrick Boitet (texte) et Yvan Travert (photos) paru dans le magazine GEO de décembre 2018 (n° 478, La Louisiane).