Catégorie(s) : Littérature => Romans historiques
Résumé :
Août 1914. L'Europe flambe. Les alliances se nouent. L'Empire ottoman, moribond, voit comme une bouée de sauvetage une alliance possible avec l'axe germano-austro-hongrois. Les Turcs, obsédés par l'islamisation ottomane de l'Empire, relèguent d'abord les minorités grecque et arménienne à des tâches subalternes. Puis le CUP au pouvoir spolie ces populations chrétiennes de leurs droits et de leurs biens, pour les exterminer ensuite méthodiquement (1915 – 1916).
Dans ce contexte, Bedros Arevchadian, jeune Arménien de Trébizonde, est accueilli par son oncle Missak à Istanbul pour parfaire son éducation et suivre des études universitaires. Mais ce dernier est arrêté et interné dans une prison insalubre. Dans le même temps la famille de Bedros est prise dans les rafles comme des milliers d'Arméniens qui sont ensuite déportés vers le sud, marchant sur plus de trois mille kilomètres pour les plus résistants (jusque Deir ez-Zor, centre de l'actuelle Syrie). La plupart seront ignoblement massacrés en cours de route. Bedros fuit la Turquie pour la Grèce où il trouvera l'amour, la résistance aux côtés des alliés, et la vengeance au sein d'une organisation secrète.
2017. Union Européenne. Thierry Arevchadian, commissaire européen, assiste à l'assassinat du patron d'un lobby industriel produisant un pesticide accusé d'être à l'origine de la disparition des abeilles. Thierry demande à Tigrane, son frère, de partir à Athènes récupérer des documents de la plus haute importance. Thierry et Tigrane sont les petits-fils de Bedros. Tigrane part immédiatement. Par amour et devoir fraternel d'abord, mais aussi car sa vie sentimentale se délite. Marié depuis plus de vingt ans, heureux en ménage, père de deux enfants, maintenant adolescents, Tigrane a rencontré Hector et vit une passion dévorante avec ce dernier. Hector ne se contente pas de cette passion charnelle, il pose à Tigrane un ultimatum : "viens vivre avec moi". Tigrane se laisse le temps de cette mission pour réfléchir. Mais la mission s'avère plus mouvementée que prévu !
Quelles connexions entre les deux périodes ? En quoi ces événements lient-ils grand-père et petits-fils ? En quoi ces documents relient-ils Histoire passée et Histoire contemporaine ?
Avis :
Avec "Tigrane l'Arménien", Olivier Delorme embarque le lecteur dans la dégustation d'un mille feuilles dont la confection relève d'une adresse inouïe tant sont riches et délicats les ingrédients, et subtile la superposition des couches, entre passé et présent, entre Europe et Moyen-Orient, entre Chrétiens et Musulmans, entre vie populaire et haute finance, entre innocence et calculs, entre générations, entre héritage et futur, entre amour et haine. L'auteur s'en sort très bien, il nous livre un roman simple, facile à lire, sans que la densité du propos en soit affectée. Adoptant des phrases souvent courtes, au ton incisif et mordant, il donne à son roman un style vif et dynamique. Sa connaissance de cette partie de la Méditerranée (Grèce, Balkans, et pays bordant la Mer Égée), de ses peuples et de leurs cultures, de son Histoire, complétée par une recherche bibliographique (cf. postface), lui permet de donner à son roman une dimension supérieure au simple romanesque. Delorme entre ainsi dans le cercle des auteurs qui enseignent l'Histoire de façon ludique, en l'inscrivant dans une fiction, à l'instar des Maurice Druon, Patrick Rambaud, Françoise Chandernagor,… Mais, petit plus, le lecteur fait facilement la part de l'historique et du fictionnel, sans rien gâcher ni de l'un, ni de l'autre !
Ce livre est avant tout un réquisitoire pour la reconnaissance d'un événement dont l'histoire refuse de dire le nom. La tuerie programmée de tout un peuple s'appelle un génocide ! Mais plus largement, Delorme reprend à son compte un thème vieux comme le monde, le sempiternel mythe de David contre Goliath, le combat du faible contre le fort : minorité arménienne contre absolutisme ottoman, peuples et traditions européens contre la pieuvre technocrato-financière, justice contre lobbies industriels, etc. Évidemment, ce roman est à charge, mais je ne connais pas de plaidoyer à décharge contre d'autres crimes plus récents commis contre l'Humanité, sauf à nommer cela "négationnisme" ! L'auteur a su insérer avec finesse son propos polémique dans la vie de tous les jours, ses personnages étant très loin de mièvres super-héros ! Ainsi, à côté du roman historique, du roman politique, du polar, il y a aussi une romance, mais toujours en filigrane une réflexion existentialiste. L'acceptation de sa bisexualité par Tigrane témoigne de l'ouverture d'esprit qui s'amorce dans de nombreux pays, autre thème cher à l'auteur : la tolérance, personnifiée par le jeune Yeznik.
Il est jouissif de lire ce roman (publié en 2017) au moment où l'Agence Sanitaire Européenne valide un rapport de l'Agence Sanitaire Allemande sur les effets potentiellement délétères d'un célèbre herbicide (fin 2018), rapport qui s'avèrerait être un copié-collé d'un document fourni par le fabricant de ce pesticide, alors que le CIRC avait souligné la probable implication de ce produit dans la cancérogenèse, et sans que la publication de ce rapport ne fasse vraiment grand bruit dans le monde de l'information !