Génocide arménien : qui était Talaat Pacha, le "Hitler turc" ?

GEO.fr– France
5 févr. 2019
Génocide arménien : qui était Talaat Pacha, le "Hitler turc" ?
               

Le grand vizir Talaat Pacha (ici vers 1915) a été exécuté en pleine rue à Berlin, le 15 mars 1921. © Hulton Archive/Getty Images

La scène a eu plusieurs témoins visuels. Le plus proche s’appelle Nicolas Jessen. Lors de sa déposition devant la justice, ce représentant de commerce de 40 ans a expliqué qu’il passait par la Hardenbergstrasse, dans le quartier de Charlottenburg à Berlin, ce matin du 15 mars 1921, vers 11 heures, pour se rendre chez des clients, lorsqu’il a remarqué un homme massif, emmitouflé dans un manteau gris. L’individu marchait tranquillement à une vingtaine de pas devant lui. Une canne à la main, il se dirigeait vers le jardin zoologique. Soudain, un deuxième homme a surgi. Silhouette élancée, un chapeau rabattu sur son profil aquilin, ce dernier a traversé la chaussée en courant. Plongeant la main dans l’une des poches de son manteau, il en a extirpé une arme. Un seul coup de feu a éclaté. Touché à bout portant, l’homme au manteau gris s’est effondré.

Boleslav Detnhicki, un employé de maison de 32 ans, a lui aussi assisté à l’exécution. Voyant le tireur prendre la fuite, il s’est joint à Nicolas Jessen pour se lancer à sa poursuite. Des passants, alertés par la détonation, ont fait barrage au fuyard. Jessen et Detnhicki en ont profité pour le ceinturer avant de le conduire au poste de la police le plus proche, à côté du zoo. C’est là, selon Detnhicki, que le meurtrier aurait déclaré dans un mauvais allemand : «Je suis arménien. Il est turc. Cela ne concerne pas l’Allemagne.»

La victime de ce crime de sang-froid était en possession de papiers au nom d’Ali Salieh Bey, homme d’affaires résidant au numéro 4 de la Hardenbergstrasse. L’enquête qui démarre ne tarde pas à découvrir qu’il s’agit d’une fausse identité. Il se nomme en réalité Talaat Pacha. La nouvelle de son assassinat fait la une des quotidiens internationaux dès le lendemain. Le Figaro n’hésite pas à le qualifier de «tyran de petite envergure mais aux ambitions démesurées» et rappelle son passé. Brutal et omnipotent, Talaat Pacha est l’un des «Trois Pachas», avec Enver Pacha (ministre de la Défense) et Djamal Pacha (ministre de la Marine), un triumvirat qui s’octroie les pleins pouvoirs par la force en 1913. Il est alors nommé ministre de l’Intérieur du gouvernement Jeune-Turc, parti nationaliste révolutionnaire ottoman qui a renversé le sultan Abdülhamid II. Quatre ans plus tard, Talaat deviendra grand vizir (Premier Ministre). Convaincu que pour sauver l’empire il faut annihiler les populations chrétiennes, et notamment arméniennes, il fait de la liquidation de ces derniers une affaire personnelle.

La Première Guerre mondiale, dans laquelle les Trois Pachas engagent l’empire aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, lui fournit un prétexte pour mettre en œuvre ses projets d’extermination. Talaat va même expliquer ses motivations à l’ambassadeur des Etats-Unis, Henry Morgenthau. Comme ce dernier le rapporte dans ses mémoires, le dirigeant ottoman accuse les Arméniens de s’être enrichis aux dépens des Turcs et de vouloir faire sécession pour fonder un Etat indépendant. Il les accuse aussi de trahison, affirmant que les Arméniens du Caucase combattent aux côtés des troupes russes. Comme le diplomate américain tente de plaider la cause arménienne, Talaat lui répond froidement : «La haine entre nos deux peuples est si intense qu’il nous faut en finir avec eux, sinon nous devrons craindre leur vengeance.» La rafle et l’exécution de 650 intellectuels arméniens à Constantinople dans la nuit du 24 avril 1915 marque le début de la déportation à marche forcée, suivie de l’extermination à grande échelle des hommes, femmes et enfants, sans distinction. Un génocide dont le chiffre le plus couramment retenu par les historiens occidentaux s’élève à 1,2 million de victimes.

Après la défaite et la capitulation de l’Empire ottoman, en octobre 1918, Talaat Pacha sent le vent tourner. Avec six des principaux leaders Jeunes-Turcs, il embarque clandestinement dans la nuit du 2 au 3 novembre 1918 à bord du torpilleur allemand Lorelei pour se réfugier dans des pays amis. Le 5 juillet suivant, les juges de la cour martiale militaire de Constantinople déclarent, à l’unanimité, les fuyards coupables. Quatre sont condamnés à mort par contumace. Parmi lesquels Talaat Pacha. A cette époque, le «Hitler turc», comme on le surnommera bien plus tard, a trouvé refuge à Berlin où il coule des jours paisibles sous une fausse identité. Insupportable pour une partie des survivants arméniens.

A l’issue de son IXe Congrès, qui s’est ouvert le 27 septembre 1919 à Erevan, capitale de la jeune République d’Arménie, la Fédération révolutionnaire arménienne (Dachnak, parti marxiste au pouvoir) décide, à huis clos, de constituer un commando secret. Son but ? Mettre à exécution les peines prononcées par contumace envers les responsables majeurs du génocide. Baptisée «opération Némésis», du nom de la déesse grecque de la vengeance, cette «mission militaire spéciale» est l’une des plus discrètes du XXe siècle. Tout au plus suggérée par «des mots codés ou des lignes en pointillé», explique le journaliste Jacques Derogy, auteur en 1981 de la première enquête sur le sujet (Opération Némésis, éd. Fayard). Placée sous l’autorité d’Armen Garo, l’ambassadeur d’Arménie auprès des Etats-Unis, le plan est minutieusement préparé et financé par des collectes de fonds notamment auprès de la communauté arménienne en exil.

Les locaux du journal Djagadamard, à Constantinople, servent de bureau de recrutement des volontaires. Ils ne manquent pas. Tous ont perdu des membres de leur famille dans le génocide, tous sont des combattants aguerris. Certains issus de la résistance sur le territoire ottoman. A tous, il est demandé de conserver les armes qu’ils possèdent et de se tenir disponible en permanence pour un acte de justice. Tous ont soif de vengeance. Soghomon Tehlirian, 23 ans, est l’un d’eux. Sa famille a péri pendant qu’il se battait contre les Turcs dans le Caucase, dans un bataillon de l’armée russe. A Constantinople, il a déjà exécuté de son propre chef Haroutioub Meguerditchian, l’un des principaux agents arméniens de Talaat Pacha au ministère de l’Intérieur. Convoqué par Armen Garo à Boston, Tehlirian se voit notifier sa mission : tuer Talaat Pacha, cible prioritaire localisée dans la capitale allemande grâce à Hratch Papazian, une taupe infiltrée sous le faux nom de Mehmed Ali dans la communauté des Jeunes-Turcs en exil à Berlin.

Tehlirian gagne l’Allemagne à son tour, se fait passer pour un étudiant et se met en contact avec le commando berlinois. Car l’assassinat de l’objectif numéro un est un travail d’équipe dont Tehlirian n’est que le bras armé. De fausses pistes en heures d’attente devant une adresse erronée, la traque est longue. Enfin, un homme, correspondant à la description de l’ex-grand vizir, est repéré à la gare de Berlin. Telhirian, qui s’est procuré une photographie de l’ex-grand vizir, gratte la moustache et le fez sur le cliché pour mieux l’identifier. Le résultat correspond à l’individu qu’il a suivi jusqu’au 4 Hardenberstrasse. Avec l’accord du commando, il déménage dans un appartement en face pour ne plus quitter des yeux les allées et venues de sa cible. Le 15 mars 1921, Tehlirian passe à l’action et abat Talaat Pacha. Il comparaît devant la justice du Reich moins de trois mois plus tard, les 2 et 3 juin 1921. Au président du tribunal qui l’interroge, Soghomon Tehlirian, passible de la peine de mort s’il est avéré qu’il a prémédité son crime, assure avoir obéi à une voix intérieure pour exécuter sa victime. Conseillé par son avocat missionné par le parti Dachnnak, il invente avoir assisté au massacre de sa mère à Erzindjan et prétexte un message d’outre-tombe qu’elle lui aurait délivré : «Tu as vu, Talaat est ici, et tu restes indifférent ? Tu n’es plus mon fils.»

Pour la première fois dans l’Histoire, la notion de crime d’Etat a été évoquée devant une cour pénale. Des débats et plaidoiries dont le juriste Raphael Lemkin s’inspirera pour définir la notion de génocide qui servira à établir la culpabilité des principaux responsables du IIIe Reich jugés à Nuremberg en 1945 et 1946 pour l’holocauste imaginé par les nazis sur le modèle de la solution finale de Talaat Pacha envers les Arméniens.