Le Monde, France
mardi 14 décembre 2004
Les partisans de l’adhésion veulent favoriser le dialogue avec l’islam
“Ce serait une erreur profonde de croire que les Arabes se sentiront
représentés par les Turcs”, réplique Jean-Louis Bourlanges.
Bruxelles de notre bureau européen
Au moment où l’Union européenne s’apprête à donner son feu vert à
l’ouverture de négociations avec la Turquie, l’un des principaux
arguments avancés par les partisans de l’adhésion est d’ordre
géostratégique. En accueillant un pays dont la grande majorité de la
population est musulmane, font-ils valoir, l’Union démontrerait sa
volonté de refuser le “choc des civilisations” entre l’Occident et le
monde islamique, annoncé par le politologue américain Samuel
Huntington. Elle se donnerait aussi les moyens d’intervenir dans les
conflits régionaux avec plus d’efficacité et de légitimité.
Une étude d’impact commandée par la Commission, qui évalue à la fois
les “avantages” et les “défis” que représenterait pour la politique
étrangère de l’Union l’adhésion de la Turquie, confirme cette
analyse, quoique de façon nuancée. Selon ses conclusions,
“l’inclusion de la Turquie dans le processus d’intégration européenne
donnerait clairement au monde musulman la preuve que ses croyances
religieuses sont compatibles avec les valeurs de l’UE”. Elle pourrait
également “contribuer à stabiliser la zone de conflits qu’est le
Moyen-Orient”. Mais en même temps, “elle ferait entrer l’UE en
contact plus direct avec les difficiles problèmes politiques et de
sécurité de la région”.
AUX PORTES DU MOYEN-ORIENT
Les frontières de l’Union s’étendraient en effet jusqu’au Caucase du
Sud (Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan), ainsi qu’à la Syrie, l’Iran et
l’Irak. La Commission souligne que les Etats de l’Union et la Turquie
ont “des intérêts considérables dans ces régions”. Ces intérêts,
ajoute-t-elle, “convergent à bien des égards” mais “diffèrent aussi
dans certains cas”. Ainsi la Turquie, selon le document,
hésite-t-elle à s’aligner sur la position de l’UE lorsque sont en jeu
des questions concernant son voisinage géographique, les droits de
l’homme et l’évolution de la situation dans les pays musulmans.
Sans méconnaître les incertitudes qui pèsent sur l’avenir de la
politique turque, ceux qui souhaitent l’entrée de la Turquie invitent
l’Union à se saisir de cet “atout”, selon l’expression de
l’eurodéputé socialiste français Harlem Désir. L’Europe se
distinguerait ainsi des Etats-Unis, qui ne perçoivent le monde
islamique, affirme M. Désir, que sous l’angle de la peur et des
menaces, et apporterait la démonstration que la “guerre des
civilisations” n’est pas inéluctable. Elle renforcerait aussi la
stabilité de la région. “Ce n’est pas en créant des Etats-tampons
qu’on résout les crises”, souligne-t-il.
L’ancien ministre Pierre Moscovici, vice-président socialiste du
Parlement européen, affirme que l’argument géostratégique est décisif
dans son soutien à l’adhésion, plus que les arguments historiques,
géographiques ou culturels, qu’il juge sujets à caution. L’entrée de
la Turquie est “un élément de rapprochement avec le monde musulman”.
C’est, dit-il, “une carte supplémentaire à jouer” dans le “dialogue
des civilisations”, c’est aussi une manière de contribuer à
“l’Europe-puissance” que les socialistes appellent de leurs v`ux. “Je
préfère une Turquie démocratique et laïque qui joint ses efforts aux
nôtres, conclut-il, à une Turquie qui se trouverait renvoyée à
l’alternative entre un islam radical et un pouvoir militaire.”
UN “CLUB COLONIAL”
Tout le monde n’est pas convaincu par ce raisonnement. L’entrée de la
Turquie dans l’Union européenne changera-t-elle les relations entre
l’Europe et le monde arabo-musulman ? “Voilà l’idée la plus bête que
j’aie jamais entendue”, répond, provocateur, l’eurodéputé français
Jean-Louis Bourlanges, UDF, résolument hostile à l’ouverture des
négociations.
M. Bourlanges rappelle que les relations entre les Turcs et les
Arabes n’ont jamais été bonnes. “Ce serait une erreur profonde de
croire que les Arabes se sentiront représentés par les Turcs,
ajoute-t-il. Au contraire, ils vont se sentir exclus, non plus pour
des raisons religieuses, mais pour des raisons ethniques.” Avec
l’entrée des Turcs, l’Europe prouvera certes qu’elle n’est pas un
“club chrétien”, poursuit l’eurodéputé, mais elle deviendra un “club
colonial”, puisqu’elle accueillera tous les anciens colonisateurs du
monde arabe. L’Union n’y gagnera-t-elle pas en puissance ? Sans
doute, indique M. Bourlanges, si on conçoit la puissance comme une
“accumulation de populations et de PNB”, mais cette vision est fausse
: la force de l’Europe ne peut venir que de sa cohérence, et l’entrée
de la Turquie la mettrait à mal.
Directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et
stratégiques (IRIS), spécialiste de la Turquie, Didier Billion
reconnaît que celle-ci nourrit plusieurs contentieux avec ses
voisins, notamment avec l’Irak et la Syrie, et qu’à l’inverse elle
entretient les meilleures relations avec Israël. Il estime que les
relations entre la Turquie et les pays arabes sont marquées par une
“méconnaissance mutuelle”. Mais il note aussi un réchauffement des
relations avec la Syrie et l’apparition de tensions avec Israël. Il
souligne que le nouveau secrétaire général de l’Organisation de la
conférence islamique, Ekmeleddin Ihsanoglu, est turc. Il pense que
les Turcs se réinsèrent dans leur environnement arabo-islamique. A
ceux qui s’inquiètent de l’instabilité des futurs voisins de l’Union,
il répond lui aussi que si celle-ci veut peser sur ces pays, elle ne
peut trouver meilleur allié que la Turquie.
Thomas Ferenczi
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress