Le musee des Etrangers qui ont fait la France

Le Figaro, France
14 janvier 2005

Le musée des étrangers qui ont fait la France

HISTOIRE Un budget de 20 millions d’euros est prévu pour la
réalisation de la Cité nationale de l’immigration qui s’ouvrira à la
Porte Dorée en 2007

par Anne-Marie ROMERO

« Ce n’est pas un musée des immigrants que nous allons faire, mais un
musée de l’Histoire de la France avec toutes ses composantes
ethniques, une cité qui hébergera les multiples facettes d’une
société qui, en deux siècles, a absorbé cinquante-six ethnies
différentes dont chacune a contribué à faire de notre pays ce qu’il
est aujourd’hui. » Jacques Toubon, de nature, est un enthousiaste.
L’ancien ministre de la Culture s’anime particulièrement lorsqu’il
parle de sa nouvelle mission. Le 1er janvier, il vient, en effet,
d’être nommé président du GIP (groupement d’intérêt public) chargé de
la création d’une Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Un
défi qu’il relève avec passion et sans perdre une minute, car tout
doit être fini pour avril 2007. Au moment des élections.

« Il est essentiel que la future cité soit un projet culturel,
tranchant avec la vision strictement sociale que nous avons de nos
jours de l’immigration, ajoute Jacques Toubon, un projet qui parte de
la demande des publics plutôt que de l’offre des pouvoirs publics, de
cette réalité extrêmement multiple, confuse, profuse, émotive aussi
et qui ne concerne pas seulement les problèmes de logement ou de
scolarisation des nouveaux immigrants. »

Car c’est bien de deux siècles d’immigration que le musée veut
traiter, de tous les types d’immigration, économique, politique, liée
à la décolonisation, aux guerres. En commençant par les Allemands,
migrants de la faim, touchés par la crise agricole de leur pays dans
les années 1820 jusqu’aux beurs de nos cités de banlieue, la liste
est longue. Ce sera d’abord les Savoyards, avant l’annexion, que
l’imagerie d’Epinal a tous transformés en petits ramoneurs, les
frontaliers venus chercher du travail et qui resteront en France. On
compte 300 000 Belges dans ce cas, tous dans le Nord-Pas-de-Calais.

Puis ce seront des vagues beaucoup plus massives de migrants juifs
d’Europe centrale. Pleins d’illusions, ils inventent même un proverbe
« Vivre comme Dieu en France » résumant toutes leurs espérances. Et
la Grande Guerre qui enrôlera des « indigènes » les célèbres
tirailleurs sénégalais considérés comme français mais sujets et non
citoyens. Cette arrivée massive de gens de cultures, de couleurs et
de religions différentes provoquera une première vague de méfiance
dans l’opinion. « Nous ne sommes que des sidis et des bamboulas »,
écrira, en 1934, un journal afro-antillais édité à Paris.

Entre les deux guerres, la naissance des totalitarismes entraînera de
nouveaux afflux de réfugiés, politiques cette fois, 80 000 Russes
blancs, 63 000 Arméniens échappés du génocide, puis 700 000 Polonais,
800 000 Italiens fuyant devant la misère et le fascisme, une nouvelle
vague de juifs d’Europe centrale tentant d’échapper à la montée du
nazisme, 500 000 républicains espagnols vaincus par Franco…

Seconde Guerre mondiale, deuxième appel aux coloniaux. 500 000
Africains et Maghrébins y répondront et demeureront sur le sol
métropolitain. Avec de Gaulle, la décolonisation, paradoxalement, va
provoquer une énorme vague d’immigration économique cette fois,
main-d’oeuvre désirée et réclamée par les entreprises durant les
Trente Glorieuses, puis devenue incontrôlable à partir des années 70.
Le phénomène de saturation sera encore accru par le rapprochement des
familles, puis, à partir des années 80 par l’arrivée des boat-people
du Sud-Est asiatique. Aujourd’hui, c’est du monde entier qu’affluent
les affamés, les pourchassés, les aspirants à une vie meilleure qui
considèrent l’Europe comme un substitut de l’eldorado américain
désormais verrouillé.

C’est sur la base des 25 années de travail de l’Adri (Association
pour le développement des relations interculturelles), qu’est née la
cellule de préfiguration du musée. De l’Adri, qui fut un temps
producteur de l’émission « Mosaïques » à la télévision et qui fait
travailler des chercheurs et historiens sur tous les domaines
touchant à notre sujet, la cellule de préfiguration a repris les
locaux, les archives et les personnels. L’équipe ainsi créée, « qui
devra s’enrichir de scénographes et de muséographes », deviendra le
comité de pilotage du projet dans les mois qui viennent.

Projet, on le voit, d’une ambition gigantesque puisqu’il s’agit, non
pas de créer un « écomusée de la banlieue », mais bien de montrer le
patrimoine d’une idée, celle d’une histoire de la France enrichie de
tous ses immigrés d’où qu’ils viennent. Pas question non plus de
montrer seulement l’avers de la médaille, avec les communautés bien
intégrées et francisées, en laissant de côté ses revers plus sombres.

On parlera donc des « indésirables » Italiens, Espagnols, Allemands
que l’on n’hésita pas à mettre dans des camps dès la déclaration de
guerre de 1939, on parlera aussi des « rapatriés » et des harkis, pas
toujours bien accueillis, et évidemment des problèmes préoccupants de
l’actualité, ceux des jeunes Maghrébins et Noirs des cités qui
refusent l’intégration et sont attirés par les sirènes des
fondamentalismes religieux. On ne passera pas non plus sous silence
ni la xénophobie dont se réclame haut et fort une partie de la
population française, ni les conditions misérables dans lesquelles
ont vécu ou vivent encore nombre d’immigrés.

Ce type de musée est dans l’air du temps. Il en surgit partout dans
les pays industrialisés, avec lesquels la France travaillera en
réseau. Sans parler du plus célèbre d’entre eux, Ellis Island, à New
York, qui conte l’épopée des premiers arrivants sur la terre promise,
il y a le Musée de l’Europe de Bruxelles, celui de la civilisation du
Québec, celui de Berlin, du musée qui est en train de se monter en
Catalogne et de celui d’Amsterdam. « Mais, poursuit Jacques Toubon, à
l’inverse des Néerlandais qui vont montrer chaque communauté dans ce
qu’elle a de spécifique, car ils ont une conception de développement
séparé, comme tous les pays religieux, nous, nous voulons brosser le
tableau de ce que la France est devenue grce à l’apport des
étrangers ». Le « melting-pot » français en quelque sorte.

La cité sera composée en premier lieu d’une exposition permanente, «
basée sur trois principes : la sensibilité, la cohérence et le
décalage. La sensibilité, à l’aide de photographies, de
reconstitutions, de mises en scène et en musique ; la cohérence en
suivant un fil conducteur qui sera l’histoire de la France et non pas
une série de monographies sur telle ou telle communauté, et enfin le
décalage, en essayant de faire passer une idée à travers des
présentations qui amèneront le visiteur à déduire de lui-même comment
une société a évolué ». Jacques Toubon donne ainsi l’exemple d’une
exposition récente au Québec, intitulée « Deo gracias », et montrant
insensiblement comment la société religieuse s’était laïcisée.

Deux expositions temporaires sont prévues chaque année, la première,
à l’automne 2007 sur « Immigration et décolonisation ». « Il ne faut
pas qu’elle coïncide avec l’ouverture de la cité pour ne pas donner,
d’emblée, l’idée que l’immigration ce n’est que cela. » Les sujets ne
manquent pas, de la gastronomie au raï en passant par le tango
électronique.

Reste tout le travail de collecte d’objets et de témoignages oraux,
de mise à distance de cette mémoire, forcément subjective, et de mise
en scène spectaculaire pour attirer des populations qui ne sont pas
des « pratiquants » habituels et assez souple pour que le musée
puisse se renouveler environ tous les trois ans. Un record pour un
musée à réaliser dans un temps record.

Record aussi dans les coûts. Jacques Toubon évalue à 20 millions
d’euros l’investissement nécessaire et à 7 millions d’euros le
fonctionnement annuel. « Un budget équivalent à celui d’une scène
nationale en Bretagne », dit-il en riant.

La revanche du Palais des colonies

La « Cité », qui comprendra, outre un musée national, un centre de
ressources, une médiathèque, un secteur pédagogique et sera tête de
réseau de multiples manifestations artistiques, sera installée au
Palais de la Porte-Dorée, à Paris, ancien Musée des arts africains et
océaniens. C’est là, du reste qu’on envisageait, depuis plusieurs
années de créer un musée de la décolonisation, jusqu’à ce que le
précédent ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, décide d’y
mettre les Arts décoratifs du XXe siècle. Projet qui aura vécu ce que
vivent les roses, l’espace d’une exposition. Ce magnifique btiment,
construit par Albert Laprade pour l’exposition coloniale de 1931,
avait permis aux meilleurs représentants de l’Art déco de s’exprimer,
comme le sculpteur Alfred Janniot, qui réalisa le bas-relief de 1 100
m2 de la façade et les ébénistes Ruhlmann et Printz. Unissant
l’ancien et le moderne, Laprade avait voulu montrer la « grandeur »
de l’empire, une notion qui pourrait aujourd’hui sembler ironique
compte tenu du projet actuel, mais que ses promoteurs veulent, au
contraire, retourner, comme une revanche de l’Histoire.

« Il était indispensable, explique Jacques Toubon, que ce musée soit
dans Paris, dans un lieu d’un certain prestige car la cause est noble
et le rejeter en banlieue aurait donné l’impression inverse du
message que nous voulons faire passer. Vous ne pouvez pas imaginer
combien est forte la demande, combien d’associations d’immigrants, de
collectivités locales, d’universitaires qui travaillaient avec
l’Adri, sont volontaires pour être nos partenaires dans cette
initiative. »