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Libération, France
jeudi 10 février 2005

Quand la Turquie redécouvre sa mémoire arménienne

Livres et expos traitent du tabou du génocide arménien, occulté
depuis 1915.

Par Ragip DURAN

Istanbul de notre correspondant

Occultée pendant quatre-vingt-dix ans par l’histoire officielle, la
mémoire arménienne ressurgit en Turquie. Les livres et les
expositions sur ce sujet rencontrent les faveurs du public. Alors que
la Turquie va entamer, à l’automne, ses négociations d’adhésion avec
l’Union européenne, un tabou est brisé.

Prénom changé. Le succès du livre de l’avocate Fethiye Çetin, Ma
grand-mère, en témoigne. Membre de la Commission des minorités du
barreau d’Istanbul, elle raconte comment elle a retrouvé les traces
de sa famille arménienne. «Je l’ai appris très tard. Ma grand-mère
était née arménienne, mais elle a été enterrée en musulmane. Quand
elle est morte, j’ai publié une petite nécrologie dans la revue
Harach, qui paraît en France, afin de retrouver mes parents perdus»,
raconte Fethiye Çetin. Le prêtre du village natal de sa grand-mère,
installé en France, se souvenait d’un lointain parent chrétien,
adopté par une famille musulmane en 1915 et qui avait changé son
prénom.

Autre exemple : l’exposition de cartes postales des années 1900-1914,
organisée à Istanbul mi-janvier, qui montrait, chiffres à l’appui et
ville par ville, l’omniprésence des communautés arméniennes sur le
territoire ottoman. «En Turquie, l’histoire a toujours été enseignée
par rapport au seul peuple turc, comme s’il n’y avait jamais eu que
lui sur ce territoire. Quand on parle des Arméniens, ils ne sont pas
décrits comme une partie intégrante de la société, mais comme une
source de problèmes», explique Osman Koker, directeur de
l’exposition. Même engouement pour le livre sur la gastronomie
arménienne de Takuhi Tovmasian, Bonne et joyeuse table. Souvenirs de
la cuisine de ma grand-mère. Des romans commencent aussi à sortir
comme, le Dernier Arménien, de Peter Najarian.

Si les élites commencent à débattre de la question arménienne, le
sujet reste quand même très sensible. Des historiens de Turquie et
d’Arménie, proches de leurs gouvernements respectifs, ont tenu des
réunions préparatoires afin d’échanger des documents officiels, mais
le manque de bonne volonté et de confiance a empêché la poursuite de
ce dialogue. Une délégation turque composée d’intellectuels de gauche
et islamiques, venue en décembre à Erevan, capitale de l’Arménie, y a
été relativement bien accueillie mais elle est rentrée sans aucun
résultat concret. Certaines initiatives laissent apparaître un léger
changement dans l’attitude des dirigeants d’Ankara. Le Premier
ministre, Recep Tayyip Erdogan, issu du mouvement islamiste, a ainsi
inauguré en décembre un Musée arménien à Istanbul, peu avant le
sommet européen de Bruxelles.

«Malgré ces petits changements, il reste encore beaucoup à faire au
niveau de l’Etat et de la société», estime Hirant Dink, directeur de
l’hebdomadaire Agos. Deux spécialistes turcs de la question
arménienne, Taner Akcam et Halil Berktay, dont les publications
démentent les thèses officielles d’Ankara, sont encore bannis des
milieux académiques et des médias. Dans l’imaginaire populaire, le
mot «Arménien» conserve une connotation péjorative. Par exemple, les
«terroristes séparatistes kurdes» étaient accusés par les grands
médias d’être des «rejetons d’Arméniens». Le chanteur Charles
Aznavour fut interdit d’antenne dans les années 70-80, parce qu’il
était de souche arménienne. Le film Ararat, du réalisateur canadien
d’origine arménienne Atom Egoyan, n’a pas pu être projeté en Turquie
malgré un visa officiel, car des groupuscules d’extrême droite
avaient menacé de brûler les salles de cinéma.

Lourd héritage. La reconnaissance, ces dernières années, du génocide
arménien de 1915 par une dizaine de pays, dont la France, a provoqué
un choc. La République turque, créée sept ans après la tragédie, n’a
toujours pas réussi à se situer par rapport à ce lourd héritage.
«Nous devons trouver une solution où il n’y aura ni perdant ni
gagnant», assure Hirant Dink. Les Arméniens de Turquie restent pour
la plupart sceptiques sur la position de la France, souhaitant faire
de la reconnaissance du «génocide» un préalable à l’adhésion turque à
l’UE. Chroniqueur au quotidien Zaman, l’écrivain Etyen Mahcupyan,
Arménien d’Istanbul, rappelle que «la population turque n’a pas
encore pleinement conscience du problème et, dans un tel contexte,
imposer une solution ne peut que susciter des réactions hostiles».

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From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress