Robert Fisk : Preuve Vivante Du Genocide Armenien

ROBERT FISK : PREUVE VIVANTE DU GENOCIDE ARMENIEN
par Jean Eckian

armenews
vendredi12 mars 2010

Les USA veulent nier que le massacre par la Turquie de 1,5 million
d’Armeniens en 1915 etait un genocide. Mais la preuve est la, dans
un orphelinat en haut d’une colline près de Beyrouth.

Mardi 9 mars 2010

Independant/UK

Ce n’est qu’une petite tombe, delimitee par un rectangle de beton
ordinaire, où poussent quelques brins de lys jaune sauvage . Elle
contient les os reduits en poudre, les cranes et les fragments de femur
d’un nombre d’enfants pouvant aller jusqu’a 300, orphelins armeniens
du grand Genocide de 1915 qui moururent de faim ou du cholera alors
que les autorites turques essayaient de les "turquifier" dans un
collège catholique converti des hauteurs de Beyrouth. Mais pour une
fois, c’est l’histoire presqu’inconnue de 1 200 enfants survivants –
âges de trois a 15 ans -qui vivaient dans le dortoir surpeuple de
cette ecole en pierres de taille, ironiquement belle, qui prouve que
les Turcs ont commis un genocide sur les Armeniens en 1915.

Barack Obama et sa flexible Secretaire d’Etat Hillary Clinton -qui
font a present campagne si piteusement pour empecher la reconnaissance
par le Congrès des USA que les massacres turcs ottomans de 1,5 million
d’Armeniens etaient un Genocide – devraient venir ici dans ce village
en haut d’une colline du Liban et baisser la tete de honte. Parce que
ceci est une histoire tragique, horrible, de brutalite contre de petits
enfants sans defense dont les familles avaient deja ete assassinees
par les forces turques au plus fort de la Première Guerre Mondiale,
quelques uns devant se rappeler comment ils avaient ete forces de
depecer et manger les squelettes de leurs compagnons orphelins morts
afin de survivre a la faim.

Jemal Pacha, l’un des architectes du genocide de 1915, et -helas-la
première feministe de Turquie, Halide Edip Adivar, ont participe a
l’administration de cet orphelinat de terreur dans lequel les orphelins
armeniens ont ete systematiquement prives de leur identite armenienne
et ont recu de nouveaux noms turcs, forces de devenir musulmans
et frappes violemment s’ils parlaient l’Armenien. Les pretres du
collège Antoura Lazariste ont ecrit dans des rapports la facon dont
les enseignants lazaristes originaux ont ete chasses par les turcs
et dont Jemal Pacha se presentait lui-meme devant la porte d’entree
avec son garde du corps allemand après que le muezin ait appele les
musulmans a la prière, une fois que la statue de la Vierge Marie ait
ete retiree du clocher.

Jusqu’alors, l’argument selon lequel les Armeniens ont subi un genocide
residait dans la nature deliberee du massacre. Mais l’article II de
la Convention des Nations unies sur la Prevention et la Punition du
Crime de Genocide de 1951 dispose specifiquement que la definition du
genocide -" de detruire en tout ou partie un groupe national, ethnique,
racial ou religieux"-inclue "le transfert force d’enfants d’un groupe
dans un autre groupe". C’est exactement ce qu’ont fait les Turcs au
Liban. Des photos existent encore de centaines d’enfants armeniens a
demi-nus faisant des exercices physiques sur le sol du collège. L’une
montre meme Jemal Pacha debout sur les marches en 1916, près de la
jeune belle Halide Adivar qui – après quelques reticences-accepta de
diriger l’orphelinat.

Avant sa mort en 1989, Kamig Panian – qui avait six ans lorsqu’il
arriva a Antoura en 1918-avait ecrit en armenien comment son propre
nom avait ete change et comment le numero 551 lui fut attribue pour
son identite. "A chaque coucher de soleil en presence de plus de
1 000 orphelins, lorsque le drapeau turc etait baisse, le " longue
vie au general pacha" etait recite. C’etait la première partie de
la ceremonie. Puis c’etait le moment de la punition pour ceux qui
avaient fait des fautes dans la journee. Ils nous battaient avec la
falakha [une baguette employee pour frapper la plante des pieds],
et la punition la plus haute etait pour avoir parle armenien."

Panian decrivit comment, après des sevices cruels ou du fait de leur
faiblesse physique, beaucoup d’enfants mouraient. Ils etaient enterres
derrière la vieille chapelle du collège. "A la nuit, il arrivait que
les chacals et les chiens sauvages les deterrent et laissent leurs
os eparpilles…la nuit, il arrivait que les enfants se sauvent dans
la foret voisine pour aller chercher des pommes ou tous autres fruits
qu’ils auraient pu trouver – a leur retour, ils avaient senti les os
sous leurs pieds. Ils ont emporte ces os dans leur chambre et les
ont brises pour preparer une soupe, en melangeant d’autres avec du
grain pour pouvoir les manger car il n’y avait pas assez a manger
dans l’orphelinat. Ils mangeaient les os de leurs chers amis."

Ayant lu les archives du collège, Emile Joppin le père superieur du
collège Lazarite Antoura, ecrivit dans le magazine du collège en
1947 que "les orphelins armeniens etaient islamises, circoncis et
des noms nouveaux arabes ou turcs leur etaient donnes. Leur nouveau
nom reprenait toujours les initiales de leur nom de bapteme. Ainsi a
Haroutioun Nadjarian fut donne le nom de Hamed Nazih, Boghos Merdanian
devint Bekir Mohamed, a Sarkis Sarafian fut donne le nom de Safouad
Suleiman."

Missak Kelechian, un ingenieur en electricite Armenien americain ne
au Liban fait des recherches d’histoire armenienne en amateur et a
mis la main sur un rapport interne de 1918, imprime en prive et très
rare, d’un officier de la Croix-Rouge americain, le Major Stephen
Trowbridge, qui arriva au collège Antoura après sa liberation par les
troupes britanniques et francaises et qui put parler aux orphelins
survivants. Son recit qui precède de beaucoup la recherche du père
Joppin de 1949 en confirme entièrement le contenu.

"Chaque vestige, et autant que possible, chaque memoire, des enfants
d’origine armenienne ou kurde devait etre supprime. Des noms turcs
etaient assignes et les enfants etaient contraints de se soumettre
aux rites prescrits par la loi et la tradition islamiques…Aucun
mot en armenien ou en kurde n’etait permis. Les enseignants et les
surveillants etaient soigneusement formes pour graver les idees et
les usages turcs dans la vie des enfants et pour les catechiser [sic]
regulièrement sur…le prestige de la race turque."

Halide Adivar, qui devait etre plus tard louee par le New York
Times comme "la Jeanne d’Arc turque"-une image que les Armeniens ont
naturellement remise en cause-est nee a Constantinople en 1884 et fit
sa scolarite dans un collège americain dans la capitale ottomane. Elle
fut mariee deux fois et ecrivit neuf nouvelles – meme Trowbridge dut
admettre que c’etait une "dame de remarquable aptitude litteraire"-et
servit comme officier femme dans l’armee turque de liberation de
Mustafa Ataturk après la Première Guerre Mondiale. Elle vecut plus
tard en Grande Bretagne et en France.

Et c’est encore Kelechian qui trouva les memoires longtemps oubliees et
qu’Alivar avaient ecrites pour elle-meme, publiees a New-York en 1926,
dans lesquelles elle se souvient comment Djemal Pacha, commandant
de la quatrième armee turque a Damas, visita l’orphelinat d’Antoura
avec elle. "Je lui dis : ‘vous avez ete aussi bon avec les Armeniens
autant qu’il est possible de l’etre en ces jours difficiles.

Pourquoi permettez-vous aux enfants armeniens d’etre appeles par des
noms musulmans [sic] ? Cela ressemble a une conversion d’Armeniens a
l’Islam, et l’histoire un jour se vengera sur la generation de turcs a
venir.’ ‘Vous etes une idealiste’ repondit-il gravement et comme tous
les idealistes vous manquez de sens de la realite…C’est un orphelinat
musulman et seuls les orphelins musulmans y sont admis.’"Selon Adivar,
Djemal Pacha dit qu’il "ne pouvait supporter de les voir mourir dans
les rues" et promit qu’ils "retourneraient dans leur peuple" après
la guerre.

Adivar ecrit avoir dit au general que : "Je n’aurais jamais a faire
quoi que ce soit avec un tel orphelinat" mais Djemal Pacha aurait
repondu : "vous le ferez si vous les voyez dans la misère et la
souffrance, vous irez vers eux et n’aurez a aucun moment aucune
pensee pour leur nom et leur religion." Ce qui est exactement ce
qu’elle a fait.

Plus tard au cours de la guerre, cependant, Adivar parla a Talaat
Pacha, l’architecte du premier holocauste du vingtième siècle,
et rappela comment il faillit presque perdre son calme lorsqu’ils
parlèrent des "deportations" (comme elle l’ecrit) armeniennes. "
Ecoutez, Halide…J’ai un c~ur aussi bon que le vôtre, et j’ai des
insomnies la nuit pensant aux souffrances humaines. Mais c’est une
chose personnelle, et je suis ici sur cette terre pour penser a mon
peuple et non a mes sensibilites…Il y a eu un nombre egal de turcs
et musulmans massacres lors de la guerre des Balkans [1912], mais
le monde a garde un silence criminel. J’ai la conviction qu’aussi
longtemps qu’une nation fait de son mieux dans son propre interet,
et y reussit, le monde l’admire et pense que c’est moral. Je suis pret
a mourir pour ce que j’ai fait, et je sais que je mourrai pour cela."

Les souffrances dont Talaat Pacha parlait de cette facon effroyable
etaient toutes trop evidentes a Trowbridge lorsque lui meme rencontra
les orphelins d’Antoura. Beaucoup avaient vu leurs parents assassines
et leurs s~urs violees. Levon, qui venait de Malgara, avait ete
chasse de sa maison avec ses s~urs âgees de 12 et 14 ans. Les filles
furent prises par les kurdes, allies des turcs, comme "concubines" et
le garcon fut torture et prive de nourriture, raconte Trowbridge. Il
fut finalement remis par ses tortionnaires a l’orphelinat d’Antoura.

Agee de dix ans, Takhouhi -son nom veut dire "reine" en armenien, et
elle venait d’une famille riche – de Rodosto sur la mer de Marmara,
fut forcee de monter avec sa famille dans un train de marchandise pour
Konia. Deux de ses frères moururent dans le wagon, les deux parents
attrapèrent le typhus – ils moururent dans les bras de Takhouhi et
ceux de son frère le plus âge a Alep-et elle fut finalement separee
de lui par un officier turc, recut le nom de Muzeyyan et echoua a
Antoura. Quand Trowbridge suggera qu’il voulait essayer de trouver
quelqu’un a Rodosto et lui faire rendre la propriete familiale, il
dit qu’elle repondit : "je ne veux rien de tout cela si je ne peux
retrouver mon frère." On apprit que son frère etait mort a Damas.

Les notes de Trowbridge contiennent beaucoup d’autres tragedies
d’enfants qu’il a trouves a Antoura, relevant avec causticite
qu’Halide et Djemal Pacha se delectaient d’etre pris en photo sur les
escaliers de l’orphelinat…posant comme les leaders du modernisme
ottoman. Realisaient-ils ce que le monde exterieur penserait de ces
photographies ? " Selon les comptes de Trowbridge, seulement 669 des
enfants survecurent finalement, 456 d’entre eux Armeniens, 184 d’entre
eux Kurdes, avec 29 syriens. Taalat mourut bien sûr pour ses peches.

Il a ete assassine par un Armenien a Berlin en 1922 -son corps fut
plus tard retourne en Turquie sur l’ordre express d’Adolf Hitler.

Djemal Pacha fut tue dans la ville turque de Tiflis. Halide Edip Adivar
vecut en Angleterre jusqu’en 1939 annee de son retour en Turquie,
devint professeur de litterature anglaise, fut elue au parlement turc
et mourut en 1964 a l’âge de 80 ans.

Ce n’est qu’en 1993 que les os des enfants furent decouverts, lors
du creusement de fondations pour de nouvelles classes par les frères
Lazarites. Ce qu’on a pu reunir de leurs restes fut transporte avec
respect jusqu’au petit cimetière où reposent les pretres et places dans
une unique tombe profonde. Kelechian m’a conduit près d’un mur de un
mètre cinquante pour regarder ce lieu de tristesse, a l’ombre de grands
arbres. Aucune plaque ni aucune dalle ne marque leur tombe commune.

Robert Fisk

Robert Fisk, ne en 1946, est un journaliste anglais, grand reporter et
correspondant au Proche-Orient du journal britannique The Independent.

Il est qualifie par le New York Times comme " probablement le plus
grand reporter britannique a l’etranger ".

Eduque en Grande Bretagne et en Irlande, Fisk a recu plus de prix
journalistiques (24) que n’importe quel autre grand reporter pour sa
couverture de la revolution iranienne, des guerres du Liban, du Golfe,
du Kosovo et d’Algerie. Il a recu le prix Amnesty International en 2000
pour ses reportages en Serbie pendant les bombardements de l’OTAN et le
David Watt Memorial Award en 2001 pour sa couverture du Proche-Orient.

Specialiste du Moyen-Orient, il a eu l’occasion de rencontrer Oussama
Ben Laden a trois reprises dans les annees 1990.

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