Plus victime que moi…

L’Express
28 mars 2005

Plus victime que moi…;
L’oeil du psy – Jacques Sédat

par: Sédat Jacques

Après les peuples et les races élus, va-t-on instaurer des classes de
victimes supérieures à d’autres?

Les dérapages verbaux de Dieudonné, que je m’abstiendrai de citer,
relèvent d’un antisémitisme avéré. Mais, au-delà de l’opposition
entre mémoire coloniale et mémoire juive, on peut analyser ce
phénomène comme l’émergence d’une hiérarchie des victimes, voire
d’une concurrence entre elles.

Ce phénomène, cependant, n’est pas nouveau. Ainsi, déjà à la
Libération, s’instaurait culturellement une forme de communautarisme
des victimes fondé sur une échelle des valeurs. Comme Simone Veil le
rappelait récemment, à leur sortie des camps nazis, les internés
politiques étaient accueillis de façon différente des autres, juifs,
tsiganes, homosexuels, républicains espagnols. Quant aux Noirs,
célébrés par Serge Bilé (Noirs dans les camps nazis, le Serpent à
plumes), ils sont aujourd’hui l’objet d’une polémique. Des historiens
sérieux affirment qu’ils n’ont pas été déportés en tant que Noirs.

Faut-il rappeler que le siècle que nous venons de quitter a constitué
une effroyable fabrique de victimes? Pourtant, la guerre de
1914-1918, la plus meurtrière de l’Histoire, a été largement dépassée
ensuite par les idéologies fasciste, nazie et communiste. Et ce, au
nom de la race élue, de la nation élue, du peuple élu. Certains
génocides n’intéressaient personne: le génocide arménien, le génocide
khmer, les génocides interraciaux en Afrique. Pour qu’on les prenne
en considération, il est capital que les survivants et les
descendants puissent en parler. Les millions de paysans chinois
décimés sous le maoïsme en tant que contre-révolutionnaires n’ont
longtemps inspiré ni pitié ni indignation aux maoïstes français.

Pensons à ces bien-pensants qui choisissaient leurs pauvres, les bons
pauvres, si bien décrits par Mauriac dans La Pharisienne. Nous
n’avons pas fait beaucoup de progrès depuis, sur ce plan-là. Le
nouvel antisémitisme de Dieudonné nous pose une question nouvelle: y
aurait-il un héritage victimaire qui donnerait des droits spéciaux?
Après les peuples et les races élus, va-t-on instaurer des classes de
victimes élues, supérieures à d’autres? Ce serait une triste façon de
tirer les conséquences des leçons de l’Histoire que de reconduire, à
travers l’émergence des communautarismes, l’exaltation d’une race ou
d’une religion comme repérage identificatoire unique et absolutisé.
Comme si la citoyenneté ne suffisait pas à nous situer dans une
commune humanité.