"Un pays laïc ? Non, pluraliste" par Mustafa Akyol
TURQUIE
vendredi14 mai 2010, par Stéphane/armenews
L’islamisation n’est pas en train de triompher en Turquie, affirme le
journaliste Mustafa Akyol. Ce dernier brosse un portrait contrasté et
assez optimiste de l’avenir de son pays.
Un des articles intéressants qu’il m’a été donné de lire ces derniers
temps dans les pages de ce journal parlait du premier `hôtel nudiste’
du pays, qui s’est ouvert à Marmaris, une ville magnifique sur le
littoral égéen. Là, `les touristes nudistes vont pouvoir parfaire leur
bronzage intégral’ sur une `plage naturiste privée’. `Une petite
révolution dans la société conservatrice turque’, ajoutait l’article.
Des `petites révolutions’ de cet ordre dans ce pays conservateur, on
peut en trouver d’autres. Les bars gays et les clubs lesbiens, par
exemple, se sont multipliés dans les grandes villes depuis quelques
années.
Orhan Kemal Cengiz, mon ami laïc et libertaire [journaliste et
défenseur des droits de l’homme], qui me rappelait ce phénomène au
cours d’un déjeuner récent, m’a également expliqué qu’en tant que
gourmet il apprécie désormais grandement de prendre les trains qui
relient Istanbul à Ankara. `Ils ont commencé à servir de l’alcool à
bord de l’express’, m’a-t-il précisé, manifestement satisfait. `Et
j’en remercie l’AKP `islamiste’.’ Autre petite révolution, peut-être
même plus importante, les manifestations du 1er-Mai, qui se sont
déroulées en toute liberté sur la place Taksim à Istanbul. Alors
qu’ils étaient interdits en ces lieux depuis plus de trente ans, nous
avons vu non seulement les syndicats mais aussi les marxistes de tout
poil brandir leurs drapeaux rouges et entonner leurs chants sur le
site le plus populaire du pays. Autrement dit, les `communistes
athées’ ont organisé leur plus grand spectacle depuis des années.
Bien sûr, si je voulais dénoncer le fait que la Turquie se transforme
rapidement en une société plus `corrompue’ et `mécréante’, je n’aurais
qu’à choisir de tels exemples pour brosser un tableau convaincant.
Mais le tableau en question serait trompeur, car je sélectionnerais
sciemment les faits qui correspondent à mes priorités tout en
négligeant les autres. Hélas, c’est justement ce que font depuis un
bon moment certains de mes collègues hyperlaïcs. Leurs diatribes
incessantes à propos de `l’islamisation’ de la Turquie sous la férule
du Parti pour la justice et le développement (AKP), au pouvoir, se
fondent sur une compilation de faits soigneusement choisis. On croise
davantage de femmes voilées dans nos rues. Dans certaines
municipalités AKP, il devient plus difficile d’obtenir une licence
pour vendre de l’alcool. Les communautés islamiques sont plus actives
que jamais dans la vie publique. Par conséquent, poursuit ce
raisonnement, nous sommes en voie d’islamisation.
En fait, selon moi, tous ces phénomènes contradictoires – davantage de
voiles et davantage de bars gays – se produisent en même temps et pour
la même raison. Grce au capitalisme, à l’urbanisation et à la
mondialisation, la Turquie devient une société plus ouverte et plus
diverse. Ou peut-être cette diversité qu’elle a toujours connue
devient-elle plus visible. La raison pour laquelle on croise davantage
de femmes voilées dans les rues, c’est que les conservateurs religieux
sont aujourd’hui plus urbanisés, plus sûrs d’eux et plus actifs.
Autrefois, ces femmes vivaient essentiellement dans les zones rurales
et restaient souvent chez elles, et mes collègues hyperlaïcs n’en
remarquaient même pas l’existence.
On retrouve cette ouverture et cette diversité sur bien d’autres
fronts. Les Kurdes, lesquels ne sont plus des `Turcs des montagnes’,
réclament (et sont d’ailleurs partiellement en train d’obtenir) des
libertés civiques dont ils n’auraient même pas rêvé dans les années
1980. Les Arméniens de Turquie, membres d’une communauté qui s’est
fait discrète depuis les débuts de la République turque (pour les
raisons que vous pouvez imaginer) disposent aujourd’hui
d’intellectuels en vue capables d’influencer notre débat national.
Qu’est-il exactement arrivé à leurs aïeux en 1915 ? Pour la première
fois, on peut en discuter librement à la télévision.
Tous ces changements n’aboutissent pas seulement à donner la parole à
des groupes jusque-là opprimés ; ils les transforment également. Le
cas des conservateurs musulmans est le plus intéressant. Si vous ne
lisez que la presse turque laïque, ce ne sont que lamentations face à
leur progression. Mais, si vous lisez la presse islamiste – ce que je
fais -, vous vous apercevrez que l’on s’y plaint de leur
modernisation. Régulièrement, des voix dépassées dénoncent
`l’Occidentoxication’ que subissent les jeunes musulmans et le
`consumérisme’ vers lequel les a entraînés la politique de l’AKP.
Ce qui se passe, en réalité, c’est que la Turquie se modernise
vraiment. Et, si vous voulez savoir ce que cela veut dire, je partage
l’avis du sociologue Peter Berger : `La modernisation ne laïcise pas’,
comme l’espèrent les laïcs et le redoutent les islamistes. `Elle
pluralise plutôt.’
Donc, voici mon pari pour la Turquie dans dix ans : elle va devenir un
pays encore plus divers, un peu comme les Etats-Unis. Comme la Bible
Belt américaine, on trouvera sans doute des régions conservatrices et
austères à l’intérieur des terres, mais aussi un littoral ultralibéral
avec encore plus de boîtes de nuit, de plages nudistes et Dieu sait
quoi d’autre. Dans le Sud-Est, la culture et la langue kurdes seront
plus visibles, peut-être conféreront-elles même du sens à une `région
du Kurdistan’ officieuse. Le camp islamique lui-même sera plus
bariolé, tandis que les communistes athées, eux, qui pourraient bien
parer leur `rouge’ d’un peu de `vert’, continueront à faire la preuve
de leur ténacité. Pour tout dire, la Turquie sera un pays encore plus
intéressant. Il suffit d’attendre.
11.05.2010
Mustafa Akyol
Hürriyet