AZTAG: Interview du Professeur Raymond =?UNKNOWN?Q?K=E9vorkian?=

“Aztag” Daily Newspaper
P.O. Box 80860, Bourj Hammoud,
Beirut, Lebanon
Fax: +961 1 258529
Phone: +961 1 260115, +961 1 241274
Email: [email protected]

La Turquie poursuit jusqu’à ce jour la politique négationniste des
Ittihadistes
Interview du Professeur Raymond Kévorkian.

Interview menée par Khatchig Mouradian
Traduit de l’arménien par Louise Kiffer

Plusieurs historiens connus se sont entretenus dans l’émission “Face à face”
sur les différents aspects du génocide arménien.. Parmi eux: Taner Akçam,
Norman Naimark, Rudolph Ramel, et Margaret Anderson. Dans la liste de nos
invités, il manquait un historien qui a planté son drapeau sur le sujet de
l’historiographie du Génocide arménien. Il s’agit du professeur Raymond H.
Kévorkian, docteur d’Etat en histoire contemporaine, directeur de recherche
à l’Université de la Sorbonne Nouvelle Paris III, et Conservateur en Chef de
la Bibliothèque Nubar à Paris, d’où l’interview ci-dessous vient combler
cette lacune.
Cette interview réalisée par téléphone, dans les limites de nos
possibilités, a duré environ une heure et demie et a porté sur les
événements historiques du Génocide arménien, la politique négationniste
turque, les perspectives de l’historiographie du génocide, les questions
d’archives sous le projecteur, ainsi que sur “La Revue d’Histoire Arménienne
Contemporaine” éditée par l’Union Générale Arménienne de Bienfaisance, sous
la direction de Raymond H. Kévorkian.
Au cours de l’interview, ont été évoqués une série d’éclaircissements
récents concernant l’historiographie du Génocide arménien.
Raymond.Kévorkian, en éditant et publiant une série de livres en français,
sur l’histoire et la culture des Arméniens, ainsi que ceux dédiés au
Génocide arménien, s’est illustré comme l’un de nos grands historiens
contemporains. Dernièrement, ont paru, sous la plume de Vahé Tachdjian et
Michel Paboudjian, les Mémoires du Mutassarif Hovhannès Pacha Kouyoumdjian
intitulés : “Le Liban à la veille et au début de la Grande Guerre. Mémoires
d’un gouverneur, 1913-1915”.
________________________________________

Aztag : Dans quel état se trouve aujourd’hui l’historiographie de la
Catastrophe ?
Raymond Kévorkian : Désormais, l’étude du Génocide arménien ne se limite pas
au cercle étroit des historiens et se trouve en cours de développement
constant. Des historiens étrangers, qui étudient les actes de barbarie ayant
eu lieu au cours des guerres, apportent un souffle nouveau à
l’historiographie du Génocide arménien, et cela naturellement est salutaire,
car nous avons aussi spécialement besoin des points de vue d’observateurs
extérieurs de la question.
Remarquons qu’en ce qui concerne l’existence du crime de génocide, les
opinions contradictoires ne sont pas valables auprès de ceux qui étudient
réellement l’histoire. La contradiction a été vaincue, et nous sommes
arrivés dans une rade où il est possible, en tant qu’historien, de se mettre
au travail d’un coeur tranquille.
A ce sujet, il est important également de distinguer les combats politique
et historiographique, qui ne sont pas du tout les mêmes.

Aztag : Autrement dit, l’historiographie du génocide ne doit pas seulement
se faire par activisme ou demande de réparations. Parlons donc des autres
importances de cette historiographie.
Raymond Kévorkian : Ecrire l’histoire et s’approcher le plus possible de la
vérité est indispensable pour une nation. Je veux dire que dorénavant il ne
s’agit plus de demander la preuve qu’un événement a eu lieu, mais de mettre
fin à une nécessité pour notre santé intérieure nationale. Il nous faut
“nettoyer’ cette question, ce qui a une signification analytique.
Je travaille avec cette approche, et parfois je m’irrite du retard avec
lequel nous avons commencé à travailler sérieusement. Jusque dans les années
1950, les études faites au sujet de la Catastrophe étaient des clichés, qui
se répétaient constamment.

Aztag : Vous attachez une grande importance au travail sur les archives et
vous vous êtes spécialisé dans ce domaine. Quelles archives ayant un rapport
avec le Génocide arménien ont été étudiées ?
Raymond Kévorkian : Les archives américaines ont été largement étudiées. Au
sujet de ces archives, un gigantesque ouvrage va prochainement être publié,
préparé par Ara Sarafian. Les archives allemandes ont été étudiées
principalement par Vahakn Dadrian et Hilmar Kaiser. Mais Kaiser a approfondi
davantage cette étude en fouillant les archives des consulats, qui
contiennent beaucoup de faits et sont riches en événements au jour le jour,
avec des détails sur les progrès, grâce auxquels nous avons pu éclaircir une
série de questions. Les archives autrichiennes aussi ont été assez étudiées.
Ardem Ohantchanian les a publiées en 17 volumes. Les archives françaises,
qui sont importantes si l’on veut prendre connaissance des événements qui
ont eu lieu à la fin de la Première Guerre Mondiale, ont été étudiées. Ici,
un travail important a été réalisé par Arthur Beylérian. Quant aux archives
britanniques, quoique un grand nombre de chercheurs aient travaillé dessus,
elles contiennent encore de nombreux renseignements, et les archives des
consulats n’ont pas été complètement étudiées.
Par exemple, j’ai examiné dans les archives des administrations françaises
et anglaises les dossiers concernant les procès des Jeunes Turcs. Il y avait
une Organisation spéciale qui assistait uniquement à ces procès et cherchait
des documents précis. Des spécialistes travaillaient aux côtés de cette
Organisation spéciale. Je veux dire qu’il y a des sujets sur lesquels nous
savons très peu de choses. Par exemple la situation intérieure en Turquie
après l’armistice de Moudros, ou le lien entre les Jeunes Turcs et les
Kémalistes.

Aztag : Mais qu’est-il possible de dire à propos des archives turques ?
Raymond Kévorkian : Là il faut faire une distinction entre les archives des
services de l’Etat, de l’Ittihad, et les Services Spéciaux (comme Teshkilâti
Massussa). Dans les archives de l’Ittihad, il reste probablement des
dossiers d’individus dont une partie n’est déjà pas en Turquie. Nous avons
des témoignages selon lesquels une partie des archives de l’Ittihad a été
envoyée à Ankara lors des dernières semaines de la guerre, ou a été
complètement détruite. Pour ce qui concerne les jugements des Jeunes Turcs
après la fin de la guerre, là il y a d’abondants documents archivés en
Turquie et à l’étranger. Ces documents sont principalement rassemblés au
Patriarcat de Constantinople, dans un secteur d’un. bureau spécial qui
s’appelait Centre de Renseignements. Pendant les premières semaines des
procès jusqu’au 19 mars, le secteur arménien était “secteur civil” et en
tant que tel avait le droit de renseigner “les archives d’instructions”.
Le responsable du Bureau de Renseignements, qui était Archag Alboyadjian,
allait en compagnie des avocats dans les greffes des tribunaux et recevait
des documents authentifiés concernant les témoignages des jugements. Le 22
novembre, quand les Kémalistes furent sur le point d’arriver à
Constantinople, le Patriarche Zaven fit déplacer ces preuves. Ces documents
furent transportés à Manchester, puis à Marseille et enfin à Jérusalem.
Toutes ces archives, dont très peu de personnes sont au courant, sont
extrêmement importantes car elles sont de sources turques et authentifiées.

Aztag : Combien de ces archives ont-elles été utilisées ?
Raymond Kévorkian : Une petite partie a été utilisée par Dadrian (en tout
une dizaine de témoignages). Je précise que le nombre de témoignages s’élève
à 30 000). Avant Dadrian, un ecclésiastique catholique avait consulté ces
archives. Ici, je voudrais souligner que l’étude de ces témoignages écrits
en turc, en français et en anglais représente un travail considérable. Pour
tout ce qui concerne les archives se trouvant en Turquie, le travail
fondamental a été réalisé par Hilmar Kaiser et Ara Sarafian. Ils ont déjà
témoigné des conditions dans lesquelles ils ont travaillé là-bas; ils ont
expliqué clairement qu’ils n’avaient le droit de consulter que dix
témoignages ou télégrammes par jour, ce qui signifie que pour examiner
quelques paquets, il aurait fallu rester là-bas des décennies entières. Nous
avons aussi des renseignements concernant l’existence d’un comité qui, avant
de confier ces témoignages à des scientifiques, les examine un par un. Vous
êtes sans doute également au courant du cas de Kaiser qui a été expulsé et à
qui il a été interdit d’étudier les archives.
Nous avons des renseignements selon lesquels les archives des jugements,
ainsi qu’une partie de celles de l’Organisation Teshkilât Massussa se trouve
à Ankara. Etant donné que ces sujets sont d’une nature stratégique, je
suppose que les documents se trouvent au Ministère de la Défense. A mon
avis, ces sources sont fondamentales et séparées des autres.

Aztag : Il y a environ une dizaine d’années, vous avez terminé votre vaste
étude : la deuxième phase du Génocide : “L’Extermination des Déportés
arméniens ottomans dans les camps de concentration de Syrie- Mésopotamie”.
Parlons-en. Pour commencer, à votre avis, pourquoi faut-il distinguer la
première phase de la deuxième, et qu’est-il arrivé au cours de chacune de
ces phases ?
Raymond Kévorkian : Dadrian a étudié la décision du génocide et la question
des “dix commandements”, qui, disait-on, avait été prise en février 1915 . A
présent nous savons que cette décision a été prise un peu plus tard, vers le
20-25 mars, puisque Behaeddine Chakir y a participé. Nous savons maintenant
que lui (Chakir) qui était une personnalité extrêmement importante de
l’Ittihad, et avait été estimé dès le début à juste titre apte à jouer un
rôle dans le génocide, s’est mis en route d’Erzeroum pour Constantinople le
13 mars. C’est après son arrivée que la décision a été prise. Une série
d’indices prouvent que la décision a été prise en mars. Par exemple,
plusieurs Vali ont été remplacés. Réshid le Tcherkess a été nommé Vali de
Dyarbékir le 28 mars. Nazar Bey est remplacé à Ankara par le secrétaire
responsable Atif. Effectivement, c’est là que commence le travail de
désignation de “leurs hommes” aux postes clés. Début avril, tous les
employés arméniens qui travaillaient dans les bureaux d’expédition de
télégrammes, sont écartés. Le seul être qui avait un lien avec la Direction
et les Arméniens, Bédros Haladjian, est désigné vers la fin mars comme
représentant de l’Empire Ottoman au Tribunal International de La Haye.
Haladjian se met en route vers la fin avril, mais il affirmait clairement
que cette désignation avait pour but de l’éloigner du pays.
Ce n’est seulement qu’à la fin avril que commence la propagande générale,
immédiatement après le 24 avril. Cela peut être lié à différentes questions.
Le matin du 25 avril, les forces françaises et anglaises arrivent à
Gallipoli, et en conséquence Constantinople est sous pression. Le 28 avril
commence le procès des Hentchag. Le même jour, le quotidien officiel des
Jeunes Turcs commence à publier sous forme de feuilletons des sujets
relatifs à la question arménienne, qui présentent la thèse officielle du
démenti. Thèse utilisée jusqu’à ce jour par la Turquie.
J’ai là un point important à accentuer. Il n’y a aucun doute que la décision
d’exterminer les Arméniens a été prise dès le début et joue un rôle
personnel dans l’idéologie de l’Ittihad. C’est simplement le moment de la
mise en oeuvre de l’opération qui n’est pas précisé.
L’Ittihad se conduit d’une façon très prudente dans cette situation. Même
les événements de province, qui étaient gênants sont présentés par les
employés turcs à l’élite arménienne de façon à ne pas éveiller de soupçons.
C’est donc à la fin mars que se décide quand va commencer le massacre. La
première phase sera la déportation et le massacre. Dans les six vilayets, la
plus grande partie des massacres a lieu sur place. Dans les villages, sur
place, mais dans les villes, quelques heures plus tard. A ce sujet nous
avons des preuves. Dans les régions orientales, les habitants sont déportés
en grande partie à pied ou par le train à Konia et de là à pied vers Alep et
les déserts.
Pourquoi une deuxième phase ? A présent il est possible de le préciser. Les
premiers déportés arrivent à Alep au mois d’août, et vont être dirigés vers
Ras-ul-Aïn, Der Zor, la Mer Rouge. Là l’installation des camps n’est pas
encore organisée. En septembre, une direction chargée de ces questions
s’établit à Alep. Pendant ce temps, quoiqu’il y ait des morts parmi ces
déportés, ces derniers ne sont pas soumis à un massacre organisé. Tandis que
d’autres, en grande partie de Cilicie, ne s’installent pas dans des camps et
se dispersent dans des villages (c’est pourquoi la majorité des survivants
furent des Ciliciens).
La deuxième phase commence en février 1916. Dans mes précédentes
publications, je ne m’étais pas rendu compte des vérités qui suivent et qui
m’apparaissent nettement seulement maintenant et au sujet desquelles il n’y
a que très peu de sources. Au début de la seconde phase, la décision a été
prise de massacrer les déportés qui avaient été envoyés dans le sud, qui s’y
trouvaient depuis des mois et avaient même déjà commencé à faire du
commerce.
Là se posent des questions subtiles. L’Ittihad est constamment soumis à une
situation intérieure et extérieure qui façonne ses décisions. En février
1916, Trabizon est conquis d’une façon inattendue par les Russes. Avec
chaque perte se développe encore plus le radicalisme.

Aztag : N’est-il pas possible de demander là si lors de la première phase il
n’était pas si important pour l’Ittihad d’éliminer les Arméniens et si
l’essentiel pour eux n’était pas de les déplacer, puisque vous dites que la
décision d’éliminer les déportés a été prise dans la deuxième phase ?
Raymond Kévorkian : Mais n’oublions pas que 700 000 personnes ont déjà été
massacrées dans les provinces orientales. Cette question est aussi en
corrélation avec l’idéologie de l’Ittihad. L’objectif de l’Ittihad est de
créer une aire géographique entre le Caucase et la Turquie, et naturellement
les provinces orientales étaient une priorité pour eux. Ils ont invoqué des
prétextes, alléguant que les soldats arméniens étaient des déserteurs, que
du côté russe des Arméniens combattaient contre l’Empire Ottoman, etc. Au
sujet des troupes de volontaires arméniens, leur importance a été très
exagérée. Au cours des mois qui ont précédé le Génocide, il y a eu 4
brigades de volontaires, dont la plus importante comptait 1000 hommes et se
trouvait sous la direction d’Antranig. Les autres comprenaient chacune 4 à
500 hommes. Autrement dit, leur nombre total atteignait le chiffre de 2300 à
2500 au maximum.
Naturellement, il est fallacieux de dire que ces brigades allaient changer
beaucoup de choses sur un front où 90 000 soldats s’étaient installés.
J’ajoute aussi que du côté russe il y avait 120 000 soldats arméniens, mais
ceux-là ne combattaient pas dans le Caucase, ils avaient été expédiés en
Galicie. Cela signifie que dans le Caucase il n’y avait pas de soldats
arméniens réguliers. Par conséquent, il est ridicule d’attribuer à environ
2500 volontaires arméniens l’éclatement du front oriental, et aucun
historien ne peut accepter une telle affirmation.
La soi-disant “révolte” de Van est de même un prétexte. Ce qui s’est passé
n’était pas une révolte, mais de la légitime défense. Si nous suivons la
chronologie, nous voyons comment Ishkhann et Vramian ont été méthodiquement
tués et les Arméniens se sont trouvés devant l’alternative de riposter ou de
se faire massacrer.

Aztag : Comment s’est déroulée la deuxième phase du Génocide ?
Raymond Kévorkian : Comme je l’ai dit, lors de la première phase, des
massacres ont eu lieu dans les régions orientales. Environ 850 à 900 000
personnes ont été déportées de force dans le sud (en Mésopotamie et Syrie).
Là-bas, ces déportés étaient répartis dans 25 camps, qui étaient dirigés par
un Conseil basé à Alep. Jusque février-mars, dans 16 de ces camps, il y eut
20 % de morts.
Le projet turc pour cette deuxième phase est clair : maintenant qu’ont été
éliminés les Arméniens des provinces orientales, il nous faut exterminer les
habitants arméniens des provinces occidentales dont une partie importante
est turcophone.
A Homs et Hama, plus de 100 000 Arméniens ont accepté d’être convertis à
l’Islam. A ce sujet, des renseignements nous sont fournis par Yervant Odian
: Il arrive dans une étape à Der Zor, où il y a 300 000 Arméniens. La
direction va décider si elle va laisser tous ces Arméniens habiter dans les
lieux où il se trouvent, ou les massacrer.
Le 16 février, après avoir communiqué sa décision de les éliminer, elle
remplace, au mois de Mars, le ‘Mutassarif’ par un autre qu’elle a désigné,
et qui avait prouvé ses capacités par l’extermination de la communauté
arménienne des environs de Evéreg Fénéssé. A partir de mars jusque vers
l’automne, tous les Arméniens sont exterminés. Les 300 000 personnes qui
restaient à Der Zor sont presque toutes massacrées. Du côté de Ras-ul-Aïn
les choses sont différentes.

Aztag : Quels sont ces gens qui ont exécuté ce travail d’extermination ?
Raymond Kévorkian : Là, il faut que je parle du techkilât massussa. Je dois
d’abord dire, et nous le précisons souvent, qu’il était composé des
criminels qu’on avait sortis des prisons; mais ils n’étaient qu’une partie
de ces bandes tristement célèbres. Ils étaient quelques milliers. On suppose
que dans ses “jours de gloire” le techkilât massussa avait rassemblé 20 à 30
000 individus, dont seulement 7 ou 8 000 étaient des criminels sortis de
prison, les autres étaient des tribus. On dit aussi que ces tribus étaient
kurdes; c’est en partie vrai aussi. Cependant, mes dernières recherches
montrent que parmi ces tribus se trouvaient d’importants groupes de
Tcherkesses, de Tchétchènes et de Lazes.

Aztag : Comment ces gens ont-ils été recrutés ?
Raymond Kévorkian : Au mois d’août, quand le techkilât massussa fait part de
sa décision, Behaeddine Chakir est envoyé en Orient comme coordinateur
général de la préparation de ces groupes. Un nommé Naji, ex-membre du Comité
central, est envoyé aux environs de Van. Un individu nommé Nahil est à son
tour envoyé à Trabizon. D’autres également sont envoyés en Orient, des
secrétaires responsables, pour travailler avec les vali locaux et effectuer
des travaux “d’inscriptions militaires”. Ces groupes, avant la deuxième
phase, avaient participé à des opérations militaires et à des massacres. Par
exemple, les massacres dans les régions du sud avaient été l’oeuvre de ces
groupes, exécutée sous la direction de Béhaeddine Chakir.

Aztag : En 2001, à l’Université Haïgazian, lors d’une conférence que vous
aviez donnée, sur l’importance d’étudier le déroulement du Génocide
arménien, région par région, village par village, et considérant les points
de vue des sources, et l’importance du travail qui reste à faire, à quel
point ce projet est-il réalisable dans cette phase ?
Raymond Kévorkian : C’est réalisable. J’ai d’abord deux mots à dire au sujet
des sources. Un grand nombre d’historiens n’ont presque pas lu les
témoignages des survivants. A mon avis, c’est un tort. Il faut largement
utiliser les témoignages et les mémoires qui ont été écrits pendant le
Génocide ou immédiatement après (jusqu’en 1920-1921). Evidemment, les écrits
des années 1960 ne peuvent pas être pris en considération car ces souvenirs
s’étaient recomposés avec beaucoup d’autres.
Il est très intéressant de comparer ces documents avec ceux des consulats.
Là les archives les plus riches sont les américaines et les allemandes qui
comprennent également les témoignages des missionnaires. Par exemple,
Laurens Usher représente une source très importante, étant un témoin
indépendant. Il faut aussi effectuer des comparaisons avec les sources
judiciaires de 1919-1920.
Ici, je veux mettre l’accent sur une quatrième source aussi importante. Nous
avons parlé tout à l’heure du bureau de renseignements du Patriarcat de
Constantinople. Ce bureau, aussitôt après l’armistice de Moudros, a essayé
de créer en province un réseau chargé de regrouper les renseignements sur
toute l’étendue du pays. Des dizaines de textes de renseignements ont été
écrits, contenant les listes des noms de ceux qui avaient assassiné des
Arméniens en différents lieux. Une liste des biens abandonnés par les
Arméniens a également été dressée.
Si nous n’avons pas les renseignements de toutes les provinces, nous avons
du moins les noms de 60 à 100 assassins. J’ai stocké environ 1400 noms. Nous
avons aussi des renseignements sur les dates auxquelles chacun des groupes
de criminels s’est mis en route; quand ont été déportés les Arméniens de
chaque région ? Où ont-ils été conduits ? Où les hommes ont-ils été séparés
des femmes ? Nous avons aussi les listes des lieux désignés par le techkilât
massussa pour le massacre des convois. En tout 30 à 40 lieux, et les
massacres ont toujours été exécutés dans ces mêmes lieux.
Dans le cas des caravanes, on peut commencer par leur départ en déportation
et présenter leur destin pas à pas. Par exemple, une caravane de 5000
personnes se dirige de Kharpert vers Alep, et selon le consulat américain
local, 250 personnes seulement arrivent à Alep. De même si l’on utilise des
rapports il est possible d’effectuer des études statistiques.

Aztag : Est-il possible de parler des “biens abandonnés ” que vous avez
mentionnés tout à l’heure ?
Raymond Kévorkian : Ce sujet se trouve à présent au centre de mon attention,
et c’est une question très importante. Je veux mettre au jour ce qu’il y a
derrière l’idéologie. Le projet de l’Ittihad est de transmettre aux Turcs
les propriétés des Arméniens, créant ainsi une classe moyenne qui n’existait
pas chez eux. Les Ittihadistes sont conscients qu’ils ne peuvent pas édifier
leur pays sans une classe moyenne.
J’ai étudié la correspondance entre Talaat et la province, ou celle-ci élève
des protestations disant que tous les biens des institutions arméniennes,
qui avaient été confiés à des gérants précis, ont été vendus et la question
est réglée. Dans son courrier, le protestataire écrit que cela est injuste
car les autres Turcs n’ont pas pu profiter de ces biens et que “ce n’était
pas là notre objectif”. Il faut prendre en considération cette facette
économique, qui a un fondement idéologique et fait partie de la Catastrophe.
Le Génocide persiste à poursuivre des objectifs géographiques, ethniques et
de coopération économique.
Ainsi que nous le remarquons, il y a un travail gigantesque à effectuer.
Chaque domaine comporte à lui seul une étude qu’il est possible de réaliser.
A l’honneur des nôtres, il s’est trouvé des hommes qui ont pu sauver des
monographies par d’autres circuits. Elles doivent être utilisées. Le temps
d’avoir des doutes sur les sources arméniennes est passé depuis longtemps.

–Boundary_(ID_GfzoQU3KGhouakdZGf2KyQ)–