Le Figaro, France
16 juin 2005
Ils sont tombes en invoquant leur Dieu ;
empire ottoman Jacques Rhetore assiste, en 1915, au massacre des
chretiens armeniens
par STEPHANE BOIRON
Celèbre pour sa vieille ville aux antiques eglises et ses tresors
d’architecture turco-musulmane – de nombreuses voix en reclament
l’inscription au patrimoine mondial de l’humanite -, la citadelle de
Mardin fut aussi, mais cela est plus oublie, un des hauts lieux de la
barbarie humaine. Cette petite cite, situee en Anatolie orientale, au
sud-est de la Turquie, non loin de la frontière syrienne, fut,
effectivement, le theâtre de l’un des principaux massacres perpetres
par l’Empire ottoman contre ses populations chretiennes.
Un ouvrage vient fort a propos nous livrer le temoignage du père
Jacques Rhetore (1841-1921), deporte dans cette localite où il fut
temoin des tragiques evenements pieusement consignes dans quatre
manuscrits echoues a la bibliothèque du Saulchoir, a Paris, avec les
archives des pères dominicains de la mission de Mossoul.
Journaliste et specialiste de la chretiente mesopotamienne, Joseph
Alichoran, qui a dirige la publication de ce long martyrologe, a
aussi signe l’utile commentaire qui eclaire la figure et l’itineraire
du missionnaire. Ne a La Charite-sur-Loire d’un père sabotier,
Jacques Rhetore etait entre en 1859 comme seminariste chez les
sulpiciens, avant de rejoindre l’ordre des Frères precheurs, où il
fut ordonne en 1866.
Le 12 septembre 1874, il gagnait la mission dominicaine de Mossoul,
actuellement en Irak, mais alors situee en territoire ottoman. Envoye
dans le village chaldeen catholique de Mar-Yacoub, où les dominicains
avaient ouvert une ecole, il etudia l’arameen ainsi que le dialecte
parle par les chretiens assyro-chaldeens de cette region, le soureth,
dont il devait publier la première grammaire complète en francais.
Charge, en 1881, de fonder la mission de Van, situee plus au nord, en
territoire armenien, il en profita pour s’initier aux langues
armenienne et turque.
Appele en 1893 par le P. Lagrange a l’Ecole biblique de Jerusalem, il
etait de retour, dès 1897, a Van, où son activite missionnaire auprès
des Armeniens se poursuivit jusqu’en 1908, date de son depart pour
Achitha, un bourg situe un peu plus au sud, a 2 000 mètres
d’altitude, en pleine terre nestorienne. Une grave maladie l’avait
fait rapatrier au couvent de Mar-Yacoub quand eclata la guerre.
Evacue a Mossoul, il fut pris en otage par les soldats turcs et
deporte avec deux de ses frères, les PP. Marie-Dominique Berre et
Hyacinthe Simon, a Mardin. Exile a Konya en novembre 1916, il
rejoignit, a la fin de la guerre, Constantinople, avant de regagner
Mossoul, où il mourut en 1921.
Ce fut donc a Mardin, seconde ville de la province de Diyarbakir, que
Jacques Rhetore assista aux massacres des communautes chretiennes
d’Anatolie orientale, et plus particulièrement au genocide des
assyro-chaldeens, pour reprendre le nom actuellement donne aux
populations syriaques de Mesopotamie heritières du monde arameen
(syriaques orthodoxes dits jacobites, syriaques catholiques,
nestoriens et chaldeens).
A la fin de l’Empire ottoman, ces syriaques se trouvaient
essentiellement rassembles au sud-est du pays, dans les regions du
Tur Abdin, du Hakkâri et de la plaine de Mossoul. Toutes confessions
confondues, ils ne depassaient guère 250 000 individus sur les
quelque 3 millions de chretiens, principalement armeniens, qui
peuplaient les six vilayets (provinces) orientaux de l’Empire. Cela
explique sans doute le relatif silence qui entoure les massacres qui
les frappèrent au meme titre que leurs frères armeniens.
Si les autorites ottomanes avaient reconnu aux millets, c’est-a-dire
aux diverses communautes non musulmanes du pays, un statut juridique
protecteur, d’ailleurs assez largement impose par les puissances
occidentales, elles admettaient de plus en plus difficilement de
telles concessions qui contredisaient la politique nationaliste d’un
empire en plein declin. Le sultan Abdulhamid II ne put qu’assister
impuissant a son morcellement precipite par la defaite de 1878 contre
les Russes. Il crut trouver un remède a la situation en developpant
une ideologie panislamique generatrice des premiers grands massacres
de 1895 et 1896, qui n’epargnèrent aucune communaute chretienne.
Les Jeunes-Turcs, que la revolution de l’ete 1909 avait amenes au
pouvoir, ne tardèrent pas a reprendre cette politique, prônant un
panturquisme illustre par des appels successifs au djihad, a la
guerre sainte. Entre dans la guerre aux côtes de l’Allemagne, sous la
conduite d’Enver Pacha, le pays sombra alors dans une terrible guerre
civile principalement dirigee contre les populations chretiennes,
dont Jacques Rhetore decrit le martyre dans la province de Diyarbakir
qui, ” après avoir ete le tombeau du plus grand nombre de ses
habitants chretiens, eut encore cela de particulier qu’elle fut un
pays de passage pour les nombreux deportes des pays armeniens “.
Il faut avoir le coeur bien accroche pour suivre la litanie des
persecutions commises, durant les annees 1915 et 1916, par les
populations turques, mais aussi les Kurdes et les Tcherkesses,
suivant des methodes qui, mis a part la variete des supplices nes de
l’imagination toujours fertile des bourreaux, etaient assez largement
les memes : ” Tous les hommes devaient d’abord etre emmenes et, après
eux, les femmes avec leurs enfants. Les hommes etaient voues a la
mort ; les femmes etaient, en principe, deportees seulement, mais
elles n’etaient pas moins destinees a perir le long des chemins, de
fatigue, de faim, de misère et puis on avait donne a leurs
conducteurs tout droit de les tuer ou de les livrer aux musulmans
pour leur service. ”
A l’heure où l’opinion se divise sur l’entree de la Turquie,
desormais videe de ses chretiens, dans l’Europe, on ne manquera pas
de s’interroger sur l’opportunite de publier un ouvrage susceptible,
comme le souligne Jean-Pierre Peroncel-Hugoz dans la preface, ” de
jeter de l’huile sur le feu entre Occident et Islam “. Mais il ne
saurait y avoir de dialogue fonde sur un travestissement des verites
historiques. Ce precieux temoignage est aussi l’occasion de
s’interroger sur la survie des dernières communautes chretiennes
d’Orient, victimes de l’indifference de l’Occident, comme l’atteste
le silence qui entoure aujourd’hui le sort des chretiens d’Irak….
A lire aussi : La Politique du sultan. Le massacre des Armeniens :
1894-1896, preface de Martin Melkonian, Le Felin, 17,95 Euro.
Les Chretiens aux betes. Souvenirs de la guerre sainte proclamee par
les Turcs contre les chretiens en 1915
de Jacques Rhetore
Editions du Cerf, 397 p., 29 Euro.
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