La Croix , France
24 août 2005
Un été dans La Croix.
Les arméniens de turquie (3/7).
Dossier. Kars veut rouvrir sa frontière sur le Caucase. Les vestiges
d’Ani se délabrent chaque jour un peu plus. L’ancienne “ville aux
mille églises”, carrefour d’une des routes de la soie, ne bénéficie
pas d’une restauration adéquate. ANI, reportage de notre envoyé
spécial.
par PLOQUIN Jean-Christophe
Un jour peut-être, Ani révélera ses secrets. Des archéologues auront
dénudé les tumulus, retracé les rues antiques, cartographié
l’histoire d’une ville qui compta sans doute plus de 100 000
habitants au XIe siècle avant de décliner à partir du milieu du XVe.
Fondée par une dynastie arménienne, elle passa sous suzeraineté
arabe, byzantine, turque, géorgienne, mongole, mais le catholicossat
de l’Église grégorienne arménienne y demeura de 992 à 1441. Elle a
gardé depuis le Moyen ge le surnom de “la ville aux mille églises”.
“C’était un peu notre Rome”, résume un Arménien.
Ani, aujourd’hui, se fondrait dans la steppe environnante si des
murailles ne bornaient ses limites septentrionales. À l’intérieur de
l’enceinte, quelques vestiges restent péniblement debout. Des restes
d’églises. Une cathédrale dont le toit a disparu et qui n’existe plus
qu’à l’état de squelette. Une jolie mosquée du XIe siècle, la
première qu’auraient btie en Anatolie les Turcs seldjoukides. Une
église, enfin, toujours vaillante, dominant la rivière qui sert de
frontière avec l’Arménie.
Saint-Grégoire de Honentz se découvre en surplomb. On voit d’emblée
le clocher béant, la végétation qui gagne, les ouvertures étroites
dans les murs, les frises soigneusement ouvragées. Après avoir
descendu le sentier, on fait face à un portique à moitié effondré qui
reposait sur des colonnes de basalte. À l’intérieur, les parois sont
couvertes de fresques du XIIIe siècle. Près de l’entrée, à gauche, un
groupe de sept femmes est représenté au pied de la Croix. L’ovale des
visages est d’une beauté stupéfiante. Les mains jointes, les yeux
suggérés d’un trait, évoquent une profonde affliction. D’autres
scènes retracent la présentation au Temple et la vie de saint
Grégoire l’Illuminateur, qui évangélisa au tout début du IVe siècle
la nation arménienne, baptisa son roi, et vit s’ériger le premier
royaume chrétien du monde.
L’église est relativement à l’écart du trajet suivi par les groupes
de touristes. Ce jour-là, une dizaine de Japonais étaient de passage,
ainsi qu’un car de touristes turcs venus d’Istamboul. Sur un bout de
chemin, leur guide donna un coup de menton en direction de deux
miradors plantés à cinq cents mètres, de l’autre côté de la
frontière. “Regardez, il y a deux drapeaux, un russe, un arménien,
marmonna-t-il. Tout est contrôlé par les Russes là-bas. Entre
Arméniens et Turcs, il y a eu huit cents ans de bonnes relations.
Mais l’impérialisme russe a tout détruit”.
Le divorce est symbolisé par la petite rivière qui coule rapidement
le long de la frontière. Du côté turc, un pilier de pont ancien
s’élève. Sur l’autre rive s’étendaient sans aucun doute des faubourgs
d’Ani, lorsque la cité était une étape importante entre Byzance et
l’Asie centrale. Mais aucune fouille n’a été entreprise. La zone est
sous contrôle militaire. Le vent apporte seulement le grondement
d’engins de chantier qui exploitent une carrière.
Ani ne peut que ptir des relations détestables entre la Turquie et
l’Arménie. Des travaux entrepris par des équipes turques sur les
murailles relèvent de la reconstitution plus que de la restauration.
L’architecture et l’art arméniens ne sont pas étudiés en Turquie où
l’identité arménienne de dizaines de monuments est systématiquement
niée ou occultée. C’est notamment le cas sur le panneau de
présentation rouillé qui accueille les visiteurs à Ani. Or, Ani est
plus qu’un symbole d’une antique indépendance arménienne. C’est un
élément du patrimoine de l’humanité qui mériterait d’être inscrit au
catalogue de l’Unesco.
J.-C. P.